« Le nouvel âge de la bêtise » de Pierre-Henri Taguieff

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Avec Internet et les réseaux sociaux, la bêtise se porte mieux que jamais. Or, elle est « une défaite de la pensée critique », écrit Pierre-André Taguieff. Raymond Aron ou Karl Popper, parmi d’autres, s’inquiétaient du rôle majeur qu’elle joue dans l’histoire. Pourtant, elle est trop souvent négligée.

 

Une question majeure

« On lutte, avec raison et parfois avec quelque succès, contre l’ignorance, l’erreur, l’illusion et le mensonge. Au nom de la vérité et de la connaissance scientifique, on lutte aussi contre les rumeurs, les idées fausses ou douteuses, les superstitions, les stéréotypes et les préjugés. On dénonce avec fermeté le fanatisme, cette forme particulièrement aiguë de stupidité qui va de pair avec un refus systématique de la réalité. Et l’on s’efforce de dissiper les visions délirantes de style paranoïaque, comme ces récits pseudo-explicatifs qu’on a pris l’habitude d’appeler « théories du complot », fondées sur des fautes de raisonnement et alimentées par des mythes réinterprétés […] La grande oubliée de tous ces combats est la bêtise. »

Pierre-Henri Taguieff pense que, plutôt que d’opter pour l’indifférence, ou tenter de ridiculiser ses auteurs, il est approprié d’avoir recours à l’arme de l’ironie.

Il n’en reste pas moins que la portée de la bêtise est immense. De nombreux grands auteurs s’y sont intéressé au cours de l’histoire. L’assimilant dans certains cas à la servitude volontaire. Se gardant par ailleurs de présumer qu’elle serait le simple fait d’un manque d’intelligence. Car il n’est hélas pas rare que des personnes non dépourvues a priori d’une certaine intelligence nous surprennent par le degré profond de bêtise dont elles sont capables de faire preuve. Bêtise qui peut certes parfois paraître sans grande conséquence, mais qui peut aller très loin. Jusqu’à remettre en cause l’ordre du monde et notre coexistence, dès lors que de nombreux individus se montrent incapables de penser par eux-mêmes. À la manière de ce qu’Hannah Arendt a pu mettre en exergue, par exemple à l’occasion du procès Eichmann, autour notamment du concept de banalité du Mal.

C’est ainsi que, à travers cet ouvrage qui  fourmille de références, le sujet de la bêtise dans les milieux intellectuels en particulier, est traité avec le plus grand des sérieux et comme étant de la plus haute importance.

« On oublie trop souvent le « penser contre soi-même », acte qui suppose non seulement l’arrachement aux idées reçues, mais le courage d’une mise en question, par le sujet, de ses chères convictions. L’incapacité de penser contre soi-même semble être un bon indice de bêtise. À suivre ce fil, on est conduit à s’interroger sur l’esprit d’orthodoxie, l’intransigeantisme et le dogmatisme, où la bêtise auto-satisfaite se mêle souvent à l’intelligence, mais une intelligence soumise, totalement mise au service d’une cause.

À la fin du XIXe siècle, Anatole France, ce grand oublié, nous avait prévenus :

« Les hommes sont rares qui n’ont point la superstition de leur temps et qui regardent en face ce que le vulgaire n’ose voir ».

 

Une réalité intangible

Si la bêtise a toujours existé et existera toujours, le sujet d’étude de Pierre-Henri Taguieff est, comme le titre l’indique, le nouvel âge de la bêtise, à l’ère des technologies de masse et du crétin numérique. Face à la complexité croissante de notre monde et de notre vie économique et sociale, paradoxalement, c’est le simplisme qui a pris l’ascendant dans le fonctionnement mental. Comme une sorte de mécanisme de défense ou de refuge. Un phénomène très présent en particulier dans les idées progressistes, comme il nous le montre à travers de nombreuses analyses.

À l’instar de ce que nous disait Alfred Sauvy lorsqu’il évoquait le conformisme des analyses, les idées reçues pullulent, et avec elles, les fausses solutions aux vrais problèmes. Malgré les progrès de la science et l’accès jusque-là inégalé à des masses impressionnantes d’information, il est un fait que nous sombrons bien trop souvent dans ce que Jean-François Revel appelait – du titre de l’un de ses ouvrages – la connaissance inutile. Sujet d’autant plus préoccupant que nous savons que parfois l’ignorance tue.

À l’ère de l’immédiateté et de la tyrannie du divertissement, les a priori, les émotions, les croyances, les fake news, les jugements rapides, ou encore la crédulité, ont remplacé dans de nombreuses situations le simple bon sens ou la réflexion de fond. Il devient difficile pour beaucoup de distinguer le vrai du faux, le fictif du réel. Ce qui n’empêche pas pour autant – bien au contraire – la frénésie d’arrogance, de méchanceté, de « bêtise prétentieuse » que l’on peut trouver sur les réseaux sociaux de la part « d’une nouvelle « classe discutante », en principe sans frontières, en réalité constituée de tribus politico-culturelles ou politico-religieuses engagées dans une lutte pour la promotion de leurs convictions ».

Au fond, qu’est-ce que la bêtise ? Protéiforme, elle est bien difficile à appréhender en tant que telle. Elle pourrait être une incapacité cognitive, ou à construire une argumentation correcte, par exemple. Mais cela va en réalité beaucoup plus loin. Et il nous serait bien difficile ici de tenter de résumer en quelques mots la multitude de raisonnements, tous riches de multiples références, que tient patiemment Pierre-Henri Taguieff, fruit de ses nombreuses recherches. D’autant plus qu’elle est souvent mêlée à d’autres phénomènes tels que, entre autres, l’aveuglement idéologique ou la mauvaise foi. Le mieux est de lire l’ouvrage, à la fois riche et véritablement passionnant. Chaque développement renvoyant à un ensemble de questions et de considérations fondamentales, à la manière d’un labyrinthe.

L’auteur y analyse aussi les comportements collectifs, qui relèvent de la psychologie des foules et recèlent de nombreux lieux communs. C’est ainsi que la bêtise se trouve présente, nichée en chacun de nous; et est dans de nombreux cas immaîtrisable. Ce qui n’est pas une raison pour ne pas tenter de la surmonter.

« À vrai dire, rien n’est plus banal que la bêtise, car elle se confond avec l’émission de pensées banales, indéfiniment répétées, et cette affligeante banalité la rend imperceptible, comme si elle était un élément nécessaire du décor. Elle s’intègre pour ainsi dire dans le bruit de fond du fonctionnement social, elle fait partie de la rumeur du monde, celle qu’on n’écoute plus dans la vie ordinaire, mais dans laquelle on baigne. »

Le poids des idéologies

La bêtise pourrait simplement porter à rire ou à sourire, si ses conséquences n’étaient pas lourdes. Car, loin de s’immiscer uniquement dans les tréfonds de notre âme, elle occupe une place centrale dans les idéologies, la démagogie et les « bourgeoigismes » en tous genres, qui scellent ce qu’Olivier Babeau dénomme l’horreur politique. Siégeant ainsi à une place centrale dans ce qui détermine nos sociétés et affecte nos vies. Certains parangons de vertu s’en faisant des élites éclairées.

« À gauche et à l’extrême gauche tout particulièrement, ceux que Nietzche qualifiait de philistins vulgaires et de philistins cultivés – ces derniers, esprits médiocres à demi cultivés, s’imaginant hautement cultivés parce que diplômés, aujourd’hui sans effort particulier – se regroupent, se montrent, se pressent dans les médias, défilent et pétitionnent. Il leur arrive, après avoir appris l’art de la démagogie, d’accéder au rang enviable d’élus de la République. Les philistins les plus intellectualisés obtiennent sans mal des postes dans l’enseignement supérieur, prime au conformisme révolutionnaire sans risque. Ces troupes d’indignés et de révoltés disciplinés comptent en réalité nombre d’exemplaires interchangeables du pitoyable petit Monsieur satisfait peint par Ortega y Gasset dans La Révolte des masses (1929), le señorito satisfait étant un être à la fois égoïste, narcissique, grégaire et conformiste, mais susceptible de piquer de terribles colères quand ses intérêts sont ou paraissent menacés. Il peut dès lors, temporairement, prendre l’allure d’un farouche révolutionnaire en quête d’un monde meilleur. Au pouvoir ou dans l’opposition, il incarne la médiocrité triomphante. »

Cet enfermement dans les certitudes et les délires, pour reprendre Pierre-Henri Taguieff, aboutit à une réinvention de la réalité et à « des visions paranoïaques du monde, dont on trouve des traces dans la plupart des idéologies politiques, à l’exception du libéralisme ».

Au sujet des certitudes, je ne résiste pas au plaisir de citer cette bonne formule qu’il extrait d’un texte de Georges Courteline : « Seuls les idiots n’ont pas de doute. – Vous en êtes sûr ? – Certain. »

Il n’en va pas forcément beaucoup mieux de ceux qui recherchent perpétuellement le « juste milieu » (le fameux « en même temps » ?). Tels l’âne de Buridan, nous dit Taguieff, leur incapacité à prendre des décisions en fait selon lui ce que l’on appelle des imbéciles. À moins qu’ils n’agissent… par opportunisme.

« C’est ainsi que, selon les occasions, les imbéciles cultivés de notre temps habillent leur discours de marques visibles de rationalité, de scientificité ou d’esprit critique, auxquelles ils ajoutent ordinairement ce supplément d’âme à la portée de tous qu’est l’indignation morale idéologisée (aujourd’hui à base de féminisme, d’antiracisme, d’anticapitalisme, d’écologisme, de décolonialisme, etc.). »

 

La bêtise prétentieuse et militante

C’est surtout à celle-ci que l’auteur s’attaque dans la suite de l’ouvrage, à travers l’étude de l’hypermoralisme, de la cancel culture, et des formes nombreuses de militantisme de tout acabit, sans oublier la dernière partie de l’ouvrage, qui s’intéresse longuement au cas des idiots utiles.

Les nombreux dénonciateurs que comptent l’extrême gauche, les antifascistes, inclusivistes, antiracistes, néoféministes, wokistes, et tant d’autres mouvements – au nom de l’indifférenciation, écrit-il – ne pensent qu’à punir, interdire, censurer, faire disparaître, au lieu de chercher à débattre. Espérant ainsi conjurer toute discrimination, y compris physique (interdiction des concours de Miss France). Une pensée par clichés, qui révèle parfaitement le caractère infini de la bêtise, tel que l’entrevoyait Flaubert ou la décrivait Robert Musil : « Vue du dehors, elle a toutes les apparences du progrès, du génie, de l’espoir et de l’amélioration , car il n’est pas une seule pensée importante dont la bêtise ne sache aussitôt faire usage. Elle peut se mouvoir dans toutes les directions et prendre tous les costumes de la vérité ». C’est pourquoi la bêtise intelligente et prétentieuse est la plus redoutable des formes prises par la bêtise.

C’est ce que Pierre-Henri Taguieff étudie ensuite à travers de multiples exemples bien concrets parsemant notre actualité des dernières années et décennies, entre autres dans le monde de la recherche universitaire, où se pratique abondamment l’entrisme militant et mimétique, via des jurys idéologisés. Permettant ensuite à ces militants de se prévaloir de leurs titres pour se mettre en avant dans les médias.

Quant au phénomène des idiots utiles, il n’en manque pas et il n’en a jamais manqué :

« Les démagogues-tyrans attirent les intellectuels engagés qui, séduits par les extrémistes politiques à visages révolutionnaires, deviennent des idiots du voyage organisé et se transforment en missionnaires. Qui n’a en tête les voyages d’intellectuels-pèlerins en URSS, dans l’Italie fasciste, dans l’Allemagne nazie, à Cuba, en Chine maoïste, dans la Yougoslavie de Tito qui prétendaient marier dictature du prolétarait et autogestion, dans la Lybie du colonel Kadhafi, l’Irak de Saddam Hussein ou le Venezuela du démagogue autoritaire Hugo Chavez, et, depuis le début des années 2000, en « Palestine », mais aussi dans l’Iran de Mamoud Ahmadinejad et dans la Syrie de Bachar el-Assad ? Des contrées où « l’avenir » était censé se construire, loin du « Vieux Monde » en décomposition, et, dans certains cas, d’où l’autopromotion médiatique des voyageurs pouvait tirer de nouvelles ressources. »

On mesure ici à quel point l’aveuglement de nombre d’intellectuels, prêts à se rallier à des causes sans faire preuve de discernement, est incroyable. À l’image de Michel Foucault au moment de la Révolution iranienne, par exemple, que nous conte entre autres Pierre-Henri Taguieff en analysant l’étonnante candeur dont fit preuve le philosophe sous l’emprise de ses absolus idéologiques et de ses passions. Aveugle à la tyrannie qui était en train de prendre place et de bafouer en particulier les droits fondamentaux des femmes, auxquelles il voua une indifférence cynique.

Non moins scandaleuse est l’indignation idéologique comme posture, de la part de ceux qui veulent se donner une bonne conscience à vil prix. Qui n’est rien d’autre, selon l’auteur, que « l’un des plus inébranlables conformismes dans le monde occidental » depuis la fin du XXe siècle.

« La bêtise va de pair avec le goût de l’alignement et de la soumission, sur fond d’esprit de sérieux, qui forme son armure. Elle s’idéologise en prenant le plus souvent le visage d’une grande vertu morale ou civique. Elle se pare de révolte et d’insoumission alors même qu’elle suit les mouvements de mode, plongeant avec jubilation dans le snobisme ou le conformisme. »

 

— Pierre-André Taguieff, Le nouvel âge de la bêtise, Éditions de l’Observatoire, septembre 2023, 315 pages.

 

Extrait de: Source et auteur

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