La question devient de plus en plus fondamentale, face aux assauts de violence vécus ces derniers mois, ces dernières années, dans notre pays et ailleurs. Des conflits géopolitiques aux émeutes des banlieues, les incompréhensions semblent aller croissant. Le sentiment domine que tous ne parlons plus le même langage, ne partageons plus les mêmes valeurs, n’avons plus les mêmes aptitudes au dialogue. Constat d’autant plus inquiétant que, comme le remarque Philippe Nemo, de plus en plus de pays non-occidentaux (Russie, Chine, Turquie, parmi d’autres) considèrent notre civilisation comme décadente, rêvant ainsi de nous supplanter.
Si les valeurs humanistes ne sont plus même partagées, comment concevoir encore ce dialogue ? Si la philosophie des droits de l’Homme qui avait prévalu lors de la création de l’ONU est désormais vécue comme un repoussoir pour ces pays, alors comment envisager l’avenir du monde ? Et si la culture est vraiment en crise, interroge le philosophe, l’Occident pourra-t-il survivre ?
Des maux inquiétants
Face à toutes ces questions, Philippe Nemo – qui a traduit et préfacé récemment un ouvrage majeur d’Enzo Di Nuoscio abordant directement la question – nous fait partager ses premières réflexions.
Il commence par s’interroger sur ce que l’on appelle la culture. Et pour cela, il prend appui sur les émeutes de juin 2023 en France, qui ont véritablement stupéfié une grande partie des Français. Par leur nature avant tout, dans la mesure où elles se sont attaquées à tous les symboles de l’État et de notre civilisation, jusque des écoles, des bibliothèques, ou des médiathèques. Clairement, ces émeutiers ne se représentaient pas le monde comme nous, et se sont comportés en « ennemis ». Ces émeutes furent un symptôme révélateur de ce que la culture – conçue comme « une réalité consubstantielle à la société » – n’est plus partagée par tous les résidents de ce pays, remettant en cause la viabilité d’une vie sociale commune.
Autrement dit, la culture démocratique et libérale, qui était le ciment de notre société depuis au moins deux siècles, et résultante de tous les mouvements de migration précédents au cours de l’histoire, s’est étiolée dangereusement, l’idée de société multiculturelle étant antinomique, « une contradiction dans les termes ». En ce sens qu’il ne s’agit plus de pluralisme, mais d’un refus de s’intégrer – lié à la fois au flux incontrôlé d’arrivées massives et à un manque de convictions quant à notre propre culture.
Une crise profonde ?
L’Occident a, certes, déjà connu des crises de valeurs, qui ont débouché sur des évolutions majeures, fruits de son histoire. S’appuyant à chaque fois sur une « résilience » de la culture, nous relate Philippe Nemo. Mais que penser de celle-ci ?
… il se produit ces années-ci un grand nombre de changements objectifs qui touchent aux structures mêmes de nos sociétés et dont personne ne peut discerner précisément où ils nous mènent. Ce sont la mondialisation, les mouvements migratoires d’une ampleur inédite, les problèmes d’environnement et de climat, les changements drastiques affectant cette structure sociale de base qu’est la famille, les métamorphoses apportées par l’informatique qui redistribue les compétences et modifie notre rapport à l’espace et aux frontières. Ces évolutions font que certaines mœurs et coutumes traditionnelles deviennent obsolètes, que d’autres apparaissent, mais sans se dessiner encore clairement, ce qui suscite un sentiment de flou.
Mai 68, ajoute-t-il, pourrait avoir joué un rôle pervers majeur « en répandant largement les thèses des philosophes « déconstructeurs » et en fragilisant donc, chez nombre d’intellectuels français (et américains à leur suite), les fondements philosophiques mêmes d’une société humaniste de liberté et de droit ».
Néanmoins, Philippe Nemo se veut optimiste et dit avoir le sentiment que cette crise sera surmontée, comme les autres auparavant.
De réelles sources d’espoir
C’est en observateur attentif et avisé qu’il dresse le constat que nos idéaux demeurent pour l’essentiel intacts, partagés par la majeure partie de la population.
Si on lit les essais philosophiques et la littérature qui paraissent, si l’on regarde films et séries, si l’on prend en compte le fonctionnement des institutions politiques, sociales et économiques de base, il apparaît que les idéaux qui gouvernent la pensée profonde et les comportements de la majeure partie de la population des pays occidentaux restent ceux de l’humanisme, du progrès scientifique et technique, de la démocratie politique, de l’État de droit, de la volonté de promouvoir prospérité économique et justice sociale […]
Les populations occidentales continuent à trouver indispensable que les gouvernements respectent la personne humaine individuelle, la liberté d’opinion et d’expression, et même la propriété privée et les contrats. Il est vrai qu’on ne vante pas trop ces valeurs économiques sur l’espace public politique et médiatique, mais on s’y conforme encore grosso modo en pratique, et les tribunaux les font respecter dans l’ensemble.
Rien n’est donc perdu. Et nous aurions tort de baisser les bras en nous avouant vaincus. Bien au contraire, à l’instar de beaucoup, Philippe Nemo est convaincu que les extrémismes et les assauts de la cancel culture notamment, qui relève selon lui davantage d’un effet de mode que d’une révolution qui vaincra, ne parviendront pas à déstabiliser notre société et notre civilisation. Car c’est justement la force d’une société libre que de faire preuve d’esprit critique et de savoir corriger ses propres erreurs. Nous avons surmonté d’autres formes d’utopies, et nous saurons de nouveau faire face à celle que tentent de développer ces déconstructeurs. D’autant mieux qu’aucun contre-modèle autre que minoritaire ne parvient à se distinguer aujourd’hui comme avait pu le faire le marxisme auparavant.
En conclusion, il n’y a pas de crise véritablement profonde au point de mettre en péril l’avenir de notre civilisation. Simplement une crise de transmission, indéniable, sur laquelle Philippe Nemo pose un diagnostic clair (recul du christianisme, déstructuration de la famille, quasi-ruine de l’école) et face à laquelle il convient impérativement de réagir. En mobilisant les hommes de culture et en particulier l’école. Car c’est par la transmission que nos valeurs perdureront. Tous les outils sont en place pour cela (patrimoine littéraire et scientifique, auteurs érudits, politiques culturelles publiques et privées, édition de livres, Internet). Une culture millénaire de disparaît pas en si peu de temps, nous rassure-t-il.
… je reviens néanmoins à mon intuition, qui tient aux capacités de critique et de renouvellement que procurent incontestablement nos institutions libérales. Je crois que nos sociétés sont et resteront longtemps capables de corriger leurs erreurs, de rebondir, et même de faire surgir, le moment venu, des formules sociales résolvant nombre de problèmes qui nous paraissent aujourd’hui insurmontables.
Philippe Némo, Crise de la culture ?, Journal des libertés, automne 2023, 14 pages.
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