Mario Vargas Llosa, dont nous avions récemment présenté l’un des derniers ouvrages, et qui a fait régulièrement l’objet de nombreuses chroniques sur Contrepoints depuis quelques années, est aussi le prix Nobel de littérature de 2010.
Les éditions Gallimard ont édité la conférence qu’il a donnée à cette occasion, véritable éloge de la lecture et de tout ce qu’elle recèle à la fois comme trésors, comme potentiel de résistance au conformisme et comme moyen de défendre les libertés.
« Ce qui m’est arrivé de plus important dans la vie »
C’est ce que le célèbre écrivain péruvien écrit au sujet de la lecture, dont il dit qu’elle a enrichi son existence, expliquant à la fois ce qu’elle lui a apporté et ce que les grands auteurs lui ont appris.
… si, pour que la littérature fleurisse dans une société, il avait fallu d’abord accéder à la haute culture, à la liberté, à la prospérité et la justice, elle n’aurait jamais existé. Au contraire, grâce à la littérature, aux consciences qu’elle a formées, aux désirs et élans qu’elle a inspirés, au désenchantement de la réalité au retour d’une belle histoire, la civilisation est maintenant moins cruelle que lorsque les conteurs ont entrepris d’humaniser la vie avec leurs fables. Nous serions pires que ce que nous sommes sans les bons livres que nous avons lus ; nous serions plus conformistes, moins inquiets, moins insoumis, et l’esprit critique, moteur du progrès n’existerait même pas.
Un rempart contre les tyrannies
Mario Vargas Llosa montre comment la littérature a pour vertu de rendre les individus plus difficiles à manipuler, comment elle unifie, au-delà des différences de langues, de cultures et de croyances, comment elle établit véritablement des ponts entre des personnes différentes.
Références littéraires à l’appui, il illustre la manière dont la lecture a la capacité de nous plonger dans des univers qui viennent égayer nos vies, les enrichir, nous procurer tout une palette d’émotions et de ressentis très variés qui agrémentent notre richesse intérieure et accroissent nos facultés, venant « éclipser les frontières érigées entre hommes et femmes par l’ignorance, les idéologies, les religions, les langues et la stupidité ».
Sans les fictions nous serions moins conscients de l’importance de la liberté qui rend vivable la vie, et de l’enfer qu’elle devient quand cette liberté est foulée aux pieds par un tyran, une idéologie ou une religion. Que ceux qui doutent de la littérature, qui nous plonge dans le rêve de la beauté et du bonheur, nous alerte, de surcroît, contre toute forme d’oppression, se demandent pourquoi tous les régimes soucieux de contrôler la conduite des citoyens depuis le berceau jusqu’au tombeau, la redoutent au point d’établir des systèmes de censure pour la réprimer et surveillent avec tant de suspicion les écrivains indépendants.
Nous vivons de nouveau une époque de violence, de peurs, de fanatismes, de terrorisme, de barbaries qui tentent d’imposer leurs vérités. La défense de la démocratie libérale, insisite-t-il à l’instar d’Enzo Di Nuozcio, passe par les humanités, par notre capacité à ne pas nous laisser intimider et céder aux peurs. Car « malgré toutes ses insuffisances, elle signifie encore le pluralisme politique, la coexistence, la tolérance, les droits de l’homme, le respect de la critique, la légalité, les élections libres, l’alternance au pouvoir, tout ce qui nous a tirés de la vie sauvage et nous a rapprochés – sans que nous n’arrivions jamais à l’atteindre – de la vie belle et parfaite simulée par la littérature, celle que nous ne pouvons mériter qu’en l’inventant, en l’écrivant et en la lisant. En affrontant les fanatiques assassins, nous défendons notre droit à rêver et à faire de nos rêves la réalité ».
Un mode d’émancipation
Très intéressante est également l’évocation de son itinéraire personnel, lorsque Mario Vargas Llosa rappelle qu’il a lui-même été marxiste au cours de sa jeunesse et cru en la capacité du socialisme à remédier aux injustices sociales. Comme beaucoup, il en est revenu, et ce sont notamment les événements historiques, les témoignages de dissidents, mais aussi les écrits de grands penseurs comme Raymond Aron, Jean-François Revel, Isaiah Berlin ou Karl Popper, qui lui ont permis de devenir lentement et progressivement le libéral qu’il est devenu.
C’est fort de toute cette richesse qu’il s’est battu avec conviction, sa vie durant, contre toutes les dictatures, les tyrannies, les totalitarismes. Jusque dans son propre pays, dont il évoque au passage magnifiquement les spécificités et l’amour qu’il lui porte, l’assimilant « en petit format au monde entier », de par la richesse de ses apports historiques multiples, de toutes provenances.
Et quand des moments difficiles ont émaillé sa vie, il existait toujours cette source de vie et d’inspiration ultime, fondatrice, structurante. Cette passion « remettant toujours en question la médiocre réalité », gage de paix et d’éternité, capable de « rendre possible l’impossible » :
Mon salut fut de lire, lire de bons livres, me réfugier dans ces mondes où vivre était exaltant, intense, une aventure après l’autre, où je pouvais me sentir libre et être à nouveau heureux. Et d’écrire, en cachette, comme quelqu’un qui se livre à un vice inavouable, à une passion interdite. La littérature cessa d’être un jeu, pour devenir une façon de résister à l’adversité, de protester, de me révolter, d’échapper à l’intolérable : ma raison de vivre.
Mario Vargas Llosa, Eloge de la lecture et de la fiction, Gallimard, octobre 2011, 56 pages.
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