L’Europe décadente ? de Julien Freund
par Louis du Breil 4.11.2020
Aucune civilisation n’est éternelle, il suffit de regarder l’histoire des peuples pour s’en convaincre. Elles sont toutes périssables à des degrés différents. En tous les cas, elles sont toutes à un moment ou à un autre, inéluctablement livrées à la décadence, cette « variation qui constitue un phénomène historique universel ». C’est cette décadence que Julien Freund étudie dans cet essai, qui est aussi une synthèse de sa pensée.
Julien Freund est un philosophe et sociologue singulier du XXe siècle. Chantal Delsol, son ancienne élève, le décrit comme l’un des seuls à avoir redonné une légitimité à l’aristotélisme — ou à un certain réalisme politique —, à une époque où le monde universitaire est marxisant. C’est dans ce contexte qu’il faut le resituer, car ce court essai est aussi une dénonciation du socialisme révolutionnaire soviétique et de la bienveillance à son égard des intellectuels français de l’époque.
La décadence n’est pas un terme prisé, c’est le moins qu’on puisse dire. Elle traîne derrière elle un certain nombre de connotations lugubres et de pénibles oracles qu’on préférerait ne pas voir. Or l’histoire n’est jamais figée, la position ou la puissance d’un peuple ne saurait être absolue dans le temps. Dès lors, « le passé des peuples ne nous devient intelligible que si nous l’interprétons aussi au moyen de la catégorie de la décadence. La contestation de cette façon de voir est née avec l’apparition de la croyance au progrès au sens où l’humanité dans sa totalité se développerait nécessairement dans le sens d’une constante progression vers le mieux, c’est-à-dire ne cesserait de se perfectionner. […] Dès maintenant nous pouvons nous demander : par quel miracle le progrès indéfini pourrait-il supprimer l’expérience historique constante de la décadence ? Comment pouvons-nous, sur la base du court règne de l’idéologie du progrès, préjuger de toute la suite de l’histoire à venir, en occultant en plus les millénaires d’histoire vécue par les hommes ? L’Angleterre qui fut à la pointe du progrès n’a pas été épargnée par la décadence. Il est donc difficile de comprendre qu’une variation, qui a depuis toujours gouverné l’histoire des peuples, puisse disparaître subitement, comme par enchantement. »
La pensée de Freund s’articule de manière logique : d’abord, il y a un certain nombre de symptômes des décadences antérieures qui nous permettent de nous interroger quant au déclin de notre civilisation européenne ; néanmoins chaque décadence civilisationnelle est historiquement singulière car elle advient dans un contexte précis et le nôtre est celui du règne du progrès et de son idéologie ; enfin l’Europe ne doit pas plonger dans la désespérance mais réinvestir le terrain politique pour reprendre les rênes de son destin.
Deux typologies pour décrire et comprendre la décadence
Toute réflexion commence par la définition des termes et l’auteur aborde son essai en dressant une première typologie de la décadence dont il distingue trois sortes. D’abord, la plus absolue et probablement la plus rare, la décadence catastrophique, qui correspond à la disparition totale d’une civilisation (peuples antérieurs aux Incas et aux Aztèques…). Il n’en reste plus que des traces pour les archéologues. Vient ensuite la décadence partielle qui se traduit par l’écroulement d’une civilisation qui ne pourrait justifier son existence que par l’héritage qu’elle a laissé dans d’autres civilisations par la voie cependant de structures économiques, politiques ou techniques différentes (Empire romain pour l’Europe, Perses pour les Iraniens etc.). La dernière est la décadence fragmentaire, qui intervient quand certains aspects au sein d’une même civilisation tombent en désuétude sans que sa substance n’en soit affectée en profondeur (déclin du style roman, du régime monarchique…).
Ces phénomènes de décadence sont décryptés par la science historique à la lumière d’une autre typologie de trois théories philosophico-sociologiques : la théorie cyclique, celle des présocratiques, selon laquelle l’univers alterne entre des phases d’ascension et de régression dans le cadre d’un monde éternel ; la théorie apocalyptique qui voit l’histoire du monde de manière linéaire et eschatologique, ou plus précisément dans l’attente de la parousie ; et la théorie ondulatoire qui, se reposant non pas sur des considérations cosmologiques mais sur l’observation du fait historique, affirme que les civilisations passent par les différents âges de la vie : naissance, enfance, jeunesse, maturité, vieillesse, mort.
Les symptômes de la décadence
Du fait de sa complexité, le travail d’identification d’une décadence requiert le scalpel de l’historien, et l’image biologique des symptômes est tout indiquée pour accomplir ce travail étiologique.
Le premier d’entre eux, le plus révélateur car le plus aisément observable dans la civilisation européenne, est le symptôme démographique. Julien Freund signale d’une part la nouvelle migration des peuples (comme à la fin de l’Empire romain d’occident) dont une large partie non assimilée se « désagrège de l’ancienne communauté », et d’autre part la mutation fondamentale dans le statut des femmes dans nos sociétés puisque la contraception leur a permis de contrôler à elles-seules la courbe des naissances. « Il existe un seuil qui une fois dépassé provoque une déstabilisation de la famille et par voie de conséquence de la société tout entière de sorte qu’on passe d’une civilisation à une autre ce qui veut dire que la civilisation jusqu’alors connue tombe en décadence. »
Ensuite, les symptômes politico-économiques qui proviennent d’abord de l’assistance généralisée d’une large partie des citoyens depuis l’émergence puis l’affirmation de l’État providence en Europe. « Elle donne la priorité au numéraire sur le produit, à l’abstraction économique sur l’effort, mais surtout elle accable la partie dynamique de la population qu’elle assujettit à la paresse du reste. » Cette assistance est surenchérie par un égalitarisme néfaste, « ce système qui consiste à réduire toutes les relations sociales au même dénominateur commun de l’égalité. » En supprimant tout point de repère « il est amené par la force des choses, c’est-à-dire en vertu de sa logique intrinsèque, non seulement à établir une équivalence entre parents et enfants ou entre maîtres élèves, comme Platon l’indiquait déjà, mais aussi entre délinquants ou criminels et leurs victimes, entre patrons et ouvriers, entre sains d’esprit et fous, ou encore entre artistes et bousilleur. »
Plus inquiétants encore, les symptômes philosophico-culturels : « d’autant plus implacables qu’une civilisation à son déclin invoque prétentieusement le prestige des idées. Elle substitue au contact direct des choses l’approche intellectuelle : l’acte créateur et original est par exemple détrôné au profit d’une vaniteuse créativité qui confond le goût stérile pour ce qui choque avec l’audace de l’inédit. » La conséquence directe en est le mépris du passé, non pas la perte d’un traditionalisme portant des coutumes prétendues immuables, mais plutôt le phénomène de s’enfermer dans le présent et de prétendre construire à partir de rien. Or, « une culture sans tradition verse rapidement dans son contraire : une barbarie intellectualisée. » On ne construit pas sans fondement.
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