Marxisme américain: la menace interne?

 

À la différence de certains pays européens, les États-Unis n’ont jamais constitué une terre fertile pour les idées marxistes. Jusqu’à maintenant. Inspiré par la pensée du communiste italien, Antonio Gramsci, un marxisme proprement américain déborde du milieu universitaire où il était resté confiné pour investir d’autres milieux, notamment celui de la vie politique, et menacer l’héritage des Pères fondateurs.


En dehors des milieux universitaires, le marxisme n’a jamais vraiment percé aux États-Unis. Cette situation serait-elle en train de changer? La greffe entre le marxisme-léninisme et le constitutionnalisme républicain n’ayant jamais pris (et pour cause, ils sont foncièrement antinomiques), l’Amérique progressiste aurait réussi à imposer au fil des dernières décennies, dans un nombre croissant de segments de la société, sa propre variante du marxisme : le « socialisme identitaire », fondé sur le critère de la « race » ou du « genre », et non plus sur celui de la « classe ». Mais dans quelle mesure peut-on bien parler ici de « marxisme » ? De plus, ce phénomène est-il irréversible ou bien les conservateurs républicains ont-ils une chance de reprendre la main sur leurs adversaires ? Car ne comptons pas trop sur les Démocrates, qui ont migré ces derniers temps vers l’extrême gauche, pour écarter les brebis galeuses.   

Gramsci et la « longue marche »

En 2000, l’essayiste conservateur et rédacteur en chef de la revue The New Criterion, Roger Kimball, fit paraître un ouvrage intitulé The Long March: How the Cultural Revolution of the 60s Changed America, ou « comment la révolution culturelle des années soixante a transformé l’Amérique ». Il y défendait la thèse selon laquelle les grandes institutions culturelles américaines (université, médias, etc.) avaient été de plus en plus infiltrées depuis plusieurs décennies par les progressistes radicaux, et ce conformément au plan d’action qu’avait pensé le communiste italien Antonio Gramsci (1891-1937) dans les années 1920 : constatant que la prévision de Marx, selon laquelle la classe ouvrière allait renverser la classe bourgeoise dominante dans les pays capitalistes, ne s’était produite nulle part, Gramsci appela à s’emparer progressivement des leviers culturels opérant dans les sociétés « bourgeoises » en vue de prendre le contrôle de ces dernières.

Leur but est de détruire le pays […] d’anéantir la confiance des citoyens dans leurs institutions, leurs traditions et leurs coutumes

Gramsci peut d’ailleurs être considéré, ainsi que le remarque très justement Pierre Valentin dans son livre Comprendre la révolution woke (Paris, Gallimard, 2023, p. 153-154), comme l’intermédiaire déterminant entre le marxisme « classique » et le nouveau marxisme « woke ». Les superstructures idéologiques (cultures, œuvres de l’esprit…) n’étant que le produit des infrastructures économiques pour les marxistes de la première heure, dont l’approche du réel social et de l’histoire reposait sur le primat de l’économique, le champ du militantisme politico-culturel s’était ainsi trouvé délaissé. Ce chaînon manquant, poursuit Pierre Valentin, ce sont les Cahiers de prison de Gramsci qui allaient l’apporter, ouvrant ainsi la voie à l’infiltration des institutions des sociétés libres et ouvertes par les idées socialo-marxistes.

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Dans son ouvrage United States of Socialism (2020), l’essayiste et réalisateur de documentaires Dinesh D’Souza insiste lui aussi sur le rôle des plus néfastes joué par Gramsci dans l’émergence du socialo-marxisme identitaire outre-Atlantique. Aux yeux de Gramsci, nous rappelle D’Souza, les capitalistes avaient réussi à imposer leur pouvoir non seulement économique, mais aussi culturel, à travers la diffusion des « valeurs bourgeoises » (p. 102). La classe ouvrière s’était selon lui embourgeoisée, essentiellement du fait de l’hégémonie culturelle de la classe capitaliste. Comme on ne pouvait plus attendre de la première qu’elle fasse d’elle-même la révolution, la seule solution pour Gramsci était donc de mettre fin à l’hégémonie de la seconde en attaquant de l’intérieur l’ensemble de ses supports culturels. À ce titre, Gramsci peut être considéré à la fois comme le continuateur du marxisme et comme celui qui en a complètement renversé la perspective initiale en décrétant que l’économie est un sous-ensemble de la culture.

Un autre essayiste américain qui n’hésite pas à parler ouvertement de « marxisme » à propos de l’implantation et de l’élargissement du socialisme identitaire aux États-Unis est Mark Levin dont le titre de l’avant-dernier livre, paru en 2021, ne saurait être plus explicite : American Marxism (Threshold Editions). Il écrit ainsi dès la première page : « La contrerévolution américaine (dirigée contre la révolution des États-Unis elle-même, c’est-à-dire celle de 1776), bat son plein ». Et il ajoute : « La contrerévolution ou le mouvement dont je veux parler, c’est le marxisme ». Naturellement, le marxisme dont il est ici question ne se propose plus d’atteindre comme autrefois à la « dictature du prolétariat » en tant que stade intermédiaire, préludant à l’avènement d’une société sans classes. Du marxisme originel, le progressisme radical américain ne conserve que l’opposition fondamentale entre « oppresseurs » (désormais incarnés par le mâle blanc capitaliste et hétérosexuel) et « opprimés » (qui se composent aujourd’hui de l’ensemble des « minorités »). Il en conserve aussi l’esprit de la table rase : il convient pour les nouveaux apôtres de la « révolution » de remplacer l’ancien système capitaliste, jugé tout à la fois réactionnaire, patriarcal, raciste, colonialiste, antiféministe et anti-écologiste, par un nouveau système fondé sur l’« équité », la « justice sociale et environnementale » et la lutte contre les discriminations de toutes natures.      

A-t-on atteint un point de non-retour ?

Mais qui sont en pratique ces promoteurs du socialo-marxisme à l’américaine ? À cette question, Dinesh D’Souza et Mark Levin répondent sans ambages : non seulement des politiques (comme Alexandria Ocasio-Cortez, Elizabeth Warren, ou Bernie Sanders, dont le collectivisme forcené a fortement imprégné la politique de l’administration Biden depuis que celui-ci est arrivé au pouvoir), mais aussi des organisations comme Black Lives Matter (BLM), Antifa, The Squad… Leur but, écrit Mark Levin dans l’ouvrage précité, est « de détruire le pays […] d’anéantir la confiance des citoyens dans leurs institutions, leurs traditions et leurs coutumes. Ils veulent affaiblir le pays de l’intérieur et détruire le capitalisme et le républicanisme américains ».

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Le progressisme radical d’inspiration marxiste a colonisé des pans entiers de la société américaine depuis une cinquantaine ou une soixantaine d’années, au point où l’on ne sait exactement si cette évolution est réversible ou non. Tout en alertant leurs concitoyens sur les ravages causés par la diffusion croissante de cette idéologie socialo-progressiste, notamment auprès de la jeune génération, ni D’Souza ni Levin ne sont pour autant des fatalistes : leurs écrits peuvent se concevoir comme de vigoureux plaidoyers en faveur d’un retour à l’esprit de la seule et vraie révolution américaine, incarné dans la Déclaration d’indépendance de 1776 et la Constitution de 1787. Chose encore possible à leurs yeux, à condition qu’une majorité d’Américains prenne conscience de l’existence de cette menace, qui corrompt de l’intérieur toutes les forces vives du pays. « Si nous ne prévalons pas, écrit Levin, l’Amérique des fondateurs disparaîtra à jamais ».

Il y a 40 ans, Reagan prenait acte du caractère intrinsèquement criminogène de feu l’URSS en qualifiant cette dernière (non sans susciter l’indignation des Occidentaux…) d’« empire du Mal ». S’attirant le même genre de reproches un peu moins de deux décennies plus tard, George W. Bush parla quant à lui d’« axe du Mal » pour désigner les États voyous méprisant sans vergogne les droits de l’homme et nourrissant une haine viscérale de l’Amérique et de l’Occident. Peut-être Trump, malgré ses trop nombreux et incontestables excès, aura-t-il toutefois été le président américain ayant su reconnaître l’existence de cette menace existentielle – désormais interne – pour la perpétuation de l’Amérique des fondateurs : le collectivisme socialo-écologiste de type « woke », fondé sur la « convergence des luttes » et la sanctification de la victime « intersectionnelle », et dont le but ultime n’est autre que de détricoter tout ce qui a fait l’incomparable succès des États-Unis dans le monde depuis leur création.

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