Pierre-André Taguieff: « On ne se mobilise pas assez contre la bêtise »

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Ignorance, fanatisme, mensonges, stéréotypes ou encore préjugés font l’objet de luttes intellectuelles, pourtant « la grande oubliée de tous ces combats est la bêtise. On ne se mobilise pas collectivement contre elle. Ses ennemis déclarés sont des individus convaincus d’être dotés de la faculté d’en discerner les indices et d’en mesurer la dangerosité », note Pierre-André Taguieff. Le philosophe, politologue et historien des idées s’intéresse à cette notion dans son nouvel essai, en particulier à sa version moderne. Militants sans recul, complotistes persuadés que la Terre est plate, universitaires malhonnêtes, “wokistes” arrogants, idiots utiles de régimes totalitaires : nombreuses en sont les incarnations dans un monde où la bêtise devient idéologisée. Une étude originale et instructive. Anne-Laure Debaecker

“Dans le monde moderne occidentalisé où les idéologies politiques tendent à remplacer les vieilles croyances religieuses, non sans les parasiter, la bêtise est inévitablement idéologisée. Disons que la bêtise s’insinue en tout ‘-isme’, masquée par la cohérence apparente des constructions idéologiques. Elle contamine les religions séculières et les religions politiques, les mythes et les utopies. Comment peut-on dès lors y échapper ? Il est douteux qu’on puisse se contenter de répéter avec satisfaction, sinon avec suffisance, le mot prêté par Valéry à Monsieur Teste : « La bêtise n’est pas mon fort. » Ce qui est sûr, et inquiétant, c’est que la bêtise semble prendre place dans le ciel des absolus, où elle occuperait une place singulière. ”

Simplisme moderne

Une autre hypothèse peut être avancée, celle de l’existence d’une forme proprement moderne de la bêtise, susceptible elle-même de varier en intensité et en force d’expansion dans un monde caractérisé par la marche accélérée du progrès technoscientifique et le processus polymorphe de globalisation des échanges, des modes de vie et de pensée. D’origine européenne, cette forme moderne de bêtise s’est mondialisée. Cette hypothèse implique d’aborder la bêtise comme un phénomène historique et culturel, qu’il s’agit de décrire, de conceptualiser et, si possible, d’expliquer.

Dans le monde moderne (ajoutons rituellement ‘et contemporain’), la complexité croissante de la vie sociale et économique semble avoir paradoxalement favorisé, dans les masses, le simplisme dans le fonctionnement mental, comme si la tendance au simplisme constituait un mécanisme de défense et un refuge. Le crétin moderne et postmoderne est avant tout ‘progressiste’, qu’il soit un partisan libéral ou socialiste du progrès (un ‘progressiste’ à l’ancienne) ou un dénonciateur écologiste des ‘ravages du progrès’ (disons un ‘progressiste’ postmoderne). Tel est le paradoxe incarné par la figure indéterminée du ‘progressiste’ aujourd’hui, qui peut être soit un chantre du Progrès salvateur, soit un ennemi déclaré du Progrès dévastateur. ”

Politiquement correct et idées reçues

“Parmi les symptômes de la bêtise contemporaine, notamment dans le monde intellectuel, on trouve sans surprise le goût des idées reçues et des lieux communs, mais à la condition expresse qu’ils restent dans le cercle du ‘politiquement correct’ de l’époque, lequel impose de respecter certains choix lexicaux censés ne choquer personne autant que les positions politiques jugées idéologiquement acceptables, et ce, avant tout, selon un critère à la définition fluctuante : ne pas ‘faire le jeu’ des ‘réactionnaires’, des ‘fascistes’, des ‘racistes’, des ‘sexistes’ et des ‘homophobes’. Telle est la hantise de ceux qui se veulent encore et toujours ‘progressistes’, ou disent vouloir ressusciter une ‘gauche d’émancipation’, leur ‘vraie gauche’. C’est ainsi qu’à l’extrême gauche la bêtise cultivée est incarnée notamment par des esprits particulièrement confus qui dénoncent avec véhémence et indignation la Grande Confusion (titre d’un essai publié en 2020 par le politiste-militant Philippe Corcuff), au point de sombrer dans une grande dépression au terme d’une déception croissante. La raison en est que, dans la France contemporaine, ‘l’extrême droite’, ou ‘l’ultraconservatisme’, serait en train de ‘gagner la bataille des idées’. La bêtise affolée et affolante de ces milieux néogauchistes se double d’une vision paranoïaque de la menace : l’ennemi diabolique, dont le nom le plus courant est ‘l’extrême droite’ (en concurrence avec ‘le fascisme’), serait partout, il ‘progresserait’ partout. Sa définition n’étant pas fixée, il est en effet susceptible de prendre toutes les formes politiques possibles, y compris des formes classées ordinairement à gauche. D’où l’engagement de ses dénonciateurs dans une entreprise sans fin de surveillance et de repérage, d’inquisition, de démasquage et de démystification. ”

Comment empêcher toute analyse rationnelle

“Qui ne connaît le ‘point Godwin’, censé renvoyer à la ‘loi de Godwin’ ? L’expression désigne le fait que plus une conversation ou une discussion est longue et difficile, plus la probabilité qu’y surgisse une comparaison ou une analogie impliquant les nazis, le nazisme, Adolf Hitler ou la Shoah, en vue de disqualifier l’argumentation de l’adversaire, est proche de 1, c’est-à-dire quasi certaine. […] Le ‘point Godwin’, dans sa version française ou gallocentrique, se redéfinit en remplaçant Hitler, le nazisme, les nazis et la Shoah par Pétain, Vichy (et la collaboration), le fascisme (ou les fascistes) et les rafles. La projection de ces représentations répulsives sur des événements perçus comme scandaleux ou sur des acteurs sociaux jugés dangereux empêche les polémistes et les militants d’analyser rationnellement les réalités observables, parce qu’elles sont ainsi pré-interprétées et pré-évaluées. Impliquant une indifférence aux exigences, aux valeurs et aux normes cognitives, cet aveuglement d’origine idéologique est une forme de bêtise très répandue dans le monde politique et médiatique.

La forme la plus élémentaire du ‘point Godwin’ consiste à prendre prétexte de l’emploi par un adversaire politique d’un terme censé appartenir au lexique nazi ou pétainiste pour accuser le locuteur de nazisme ou de pétainisme. Mais les deux configurations idéologiques et rhétoriques peuvent se transformer en s’actualisant, par exemple, dans le débat politique français contemporain, en remplaçant Hitler et Pétain par Jean-Marie Le Pen (ou Marine Le Pen), Renaud Camus ou Éric Zemmour. ”

Complotisme de masse

“La bêtise des élites culturelles, spécialisées dans le blabla pédant et le bullshit comme baratin indifférent à la vérité et à la réalité, ne doit pas nous faire oublier la bêtise de masse, celle qui s’exprime exemplairement par l’adhésion à des croyances fausses telles que ‘la Terre est plate’, qu’elle ‘ne tourne pas sur elle-même’ et qu’elle ‘ne tourne pas autour du Soleil’. Une étude de l’Ifop réalisée les 19 et 20 décembre 2017 établit que plus de 9 % des Français croient « possible que la Terre soit plate et non pas ronde comme on nous le dit depuis l’école » . Une enquête sur les jeunes Européens âgés de 14 à 24 ans, réalisée au printemps 2018, établit que 7 % d’entre eux donnent du crédit à la ‘théorie de la Terre plate’. […] Ceux qui croient que ‘la Terre est plate’ sont également enclins à douter de la conquête spatiale, voire à la réduire à une somme de récits mensongers et d’opérations de manipulation de masse par l’image. La bêtise conduit ici au complotisme, à travers le postulat ‘La Terre est plate mais on nous le cache’. Il reste aux complotistes à identifier les acteurs qui se cachent derrière ce ‘on’ et à leur attribuer des intérêts inavouables ou des projets sataniques. En donnant la main au complotisme, la bêtise simple et naïve devient suspicieuse, sophistiquée et accusatrice. Disons qu’elle s’intellectualise par un simple effet de ressassement. Les décryptages paranoïaques éveillent le goût de la dénonciation de coupables chimériques. C’est ainsi que commencent les chasses aux sorcières. ”

L’idiot utile, représentant de la bêtise idéologisée

“Esquissons une définition neutre, strictement descriptive, de ce type social, à la fois psychopolitique et psychoculturel : un ‘idiot utile’ est un individu qui, en raison de sa célébrité ou de sa notoriété en tel ou tel domaine, est manipulé par les services de propagande ou les services secrets d’un État, le plus souvent autoritaire ou totalitaire, qui cherche ainsi à acquérir une respectabilité.

Qu’ils soient des militants enthousiastes, des candides séduits ou des vaniteux satisfaits, les ‘idiots utiles’ se comportent comme des aveugles et agissent comme des marionnettes, maniées par des marionnettistes qui demeurent à demi cachés. C’est ce qui fait d’eux des représentants de la bêtise idéologisée, ou plus exactement de cette forme de bêtise engendrée par l’idéologisation des esprits. À cet égard, ils se distinguent des purs profiteurs, des opportunistes, des agents stipendiés et des stratèges cyniques mus par leurs seuls intérêts. Encore faut-il considérer de possibles chevauchements entre les diverses catégories. ”

Propagande totalitaire par les intellectuels-militants

“Le tout dernier objet de la passion dominante des intellectuels-militants, c’est la dictature islamiste installée à Gaza par le Hamas, branche palestinienne des Frères musulmans. La croisière verte a remplacé la rouge. Avant Gaza, certains voyageurs avisés sont passés par Téhéran, à l’invitation du ‘président’ alors en exercice – de 2005 à 2013 -, Mahmoud Ahmadinejad. Ces ‘belles âmes’ endiablées sont passées des pays où l’on était censé construire ‘le socialisme’ aux pays où sévit l’islamisme. Leurs titulaires, souvent des mégalomanes ayant le sens du spectacle, agitent rituellement un alibi d’ordre humanitaire : on les voit demander poliment au dictateur d’accorder sa grâce à un condamné ou de se montrer ‘humain’ en libérant un prisonnier politique. Les invités réguliers des dictateurs sont en général des amis déclarés des ‘victimes’, du moins de certaines catégories de ‘victimes’. D’où leur stratégie de porte-parole et médiateurs de certaines ‘victimes’ cyniquement théâtralisée par les propagandes totalitaires. On demande au tyran sanguinaire de ‘faire un geste’, se réduirait-il à un simple ‘signe’.

Le dictateur se montre affable et déclare qu’il va réfléchir à ce qu’il peut faire, compte tenu des pressions et des contraintes auxquelles il doit faire face. Occasion pour le dictateur de corriger son image en lui insufflant une dose d’humanité et d’esprit de responsabilité. Les nouveaux ‘idiots utiles’ de l’espèce voyageuse contribuent ainsi à la propagande de la dictature visitée avec courtoisie. Ils témoignent toujours à sens unique, s’indignant du traitement réservé par des pays ennemis (lorsque ces derniers sont des démocraties) au système totalitaire qu’ils exceptent ainsi de leur regard hypercritique et vigilant. ”

La vérité en péril

“La lutte pour la survie des croyances est soumise à la loi de Brandolini, ou ‘principe d’asymétrie du baratin’ : « La quantité d’énergie nécessaire pour réfuter du baratin est sans commune mesure avec celle qui a été nécessaire pour le produire. » Telle est la porte d’entrée dans ‘l’âge de la post-vérité’, qui « n’est donc pas celui de l’ignorance mais celui de la bêtise », de la bêtise bavarde et polémique. Or, « cette bêtise s’incarne dans ce que nous considérons comme des valeurs fondamentales : l’esprit critique, la désintermédiation du savoir et sa circulation, dont les doubles obscurs sont le scepticisme, la surcharge informationnelle et les mécanismes de polarisation ». Pour contenir ces flots de bêtise, journalistes, universitaires et experts comptent sur l’instruction et le factchecking , au risque de participer sans le vouloir (ni sans le savoir) à la prolifération chaotique des opinions et des croyances. L’effet pervers de ces tentatives, mues par d’excellentes intentions, de vérification et de réfutation sans limites assignables, peut être ainsi caractérisé : « En pensant combattre le mal, nous risquons de l’alimenter : nous passons de plus en plus de temps à réfuter des croyances fausses et à vérifier des croyances vraies ; des vérificateurs pointilleux à l’excès paralysent la production et la circulation du savoir. »

Tel est le piège redoutable dans lequel il s’agit de ne pas tomber. Il n’est pas en tous points nouveau. La dégradation de la discussion en polémique stérile, dont le moteur est la passion de contredire pour contredire, avait été relevée par Montaigne : « Nous n’apprenons à disputer que pour contredire ; et, chacun contredisant et étant contredit, il en advient que le fruit du disputer, c’est perdre et anéantir la vérité. » L’une des causes de ces effets pervers est le retournement des mots contre la recherche rationnelle de la vérité. ”

Le Nouvel Âge de la bêtise, de Pierre-André Taguieff , Éditions de l’Observatoire, 320 pages, 23 €.

 

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