Jean Dutourd au purgatoire

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La réédition du monumental roman Les Horreurs de l’amour, par Le Dilettante, nous amène à faire un constat simple. Il est temps de considérer Jean Dutourd (1920-2011) pour ce qu’il est: un des plus grands écrivains du XXe siècle.


On nomme purgatoire, dans l’histoire littéraire, cette période où l’écrivain, à peine mort, tombe dans un trou noir de la postérité. Ce n’est pas forcément très grave, le purgatoire, c’est même un moyen comme un autre d’oublier des auteurs dispensables qui ont encombré le paysage de leur vivant. Certains ont occupé le devant de la scène en laissant dans l’obscurité les génies qui ont comme seule consolation de croire à leur génie. Prenez Stendhal, qui répond à Balzac, un des rares lecteurs de sa Chartreuse de Parme, en 1840 : « Je mets un billet de loterie dont le gros lot se résume à ceci : être lu en 1935. » C’était plutôt bien vu.

Le Dilettante, courageux éditeur

Jean Dutourd, qui est mort en 2011, était un stendhalien. Il reçoit d’ailleurs le prix Stendhal pour son premier livre paru en 1946, Le Complexe de César, qui est, ça tombe bien, un manuel d’égotisme, c’est-à-dire le contraire du nombrilisme. Dutourd fait le tour de lui-même et de son époque en préférant la thématique au chronologique : « De la lecture », « De la paresse », « De la conversation », « De la politique », « De l’amour »…

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Jean Dutourd n’a pas éprouvé le besoin de « mettre un billet de loterie ». Il a peut-être eu tort. Certes, il est bien oublié aujourd’hui. Son époque qu’il s’était fait une profession de détester l’avait pourtant gâté. Il a été un écrivain à la mode, il a même sans doute été un des premiers écrivains médiatiques. Les plus de 50 ans, aujourd’hui, qui s’intéressent un peu à la chose écrite n’ont pas échappé à Dutourd. Ses romans se vendaient bien, il écrivait un billet quotidien dans France-Soir, il était un invité régulier d’« Apostrophes », il a recueilli les lauriers de quelques grands prix et… il a été un pensionnaire régulier des « Grosses Têtes », époque Bouvard. Il y a apporté son inimitable ironie, sa science de la distance amusée et, au milieu des plaisanteries de corps de garde, l’aura de l’Académie française.

Malgré tout, Dutourd est bien au purgatoire. Cela n’empêche pas quelques éditeurs kamikazes de refuser cet oubli et de nous signifier de la plus belle des manières que Dutourd est l’auteur de chefs-d’œuvre. Le Dilettante de Dominique Gaultier vient ainsi de rééditer Les Horreurs de l’amour, un roman de 1963. Il faut un certain courage pour publier sur 550 pages, imprimées petit et joliment illustrées par des dessins de Philippe Dumas, un roman capital mais que plus personne ne lit. Je ne disposais, pour ma part, que de l’édition Folio en deux volumes datant de 1980 et que j’avais d’ailleurs trouvée chez un bouquiniste – le bouquiniste étant l’asile politique, le dernier sanctuaire des écrivains oubliés. Que cet exploit courageux du Dilettante soit souligné. Le Dilettante est le spécialiste des opérations commandos dans le purgatoire. Il en a exfiltré, par exemple, Henri Calet, Raymond Guérin, Georges Hyvernaud, Gabriel Chevallier, Eugène Dabit ou Jean-Pierre Martinet, et encore, je ne cite que mes préférés.

De Dutourd, le Dilettante avait déjà réédité Les Dupes, un recueil de trois nouvelles parues en 1959. C’était un bon choix, un jeu borgésien avec les dangers de la littérature et de la philosophie pour les esprits faibles. Tout Dutourd y est déjà : il décrit les mésaventures d’un jeune homme sartrien qui entretient avec son maître les mêmes liens que Candide avec Pangloss, il invente un philosophe allemand utopiste et fait dialoguer un athée buté avec le Diable. Tout Dutourd y est parce que ce réactionnaire sensible voit les dangers des croyances aveugles et moutonnières dans nos sociétés, et montre à quel point elles peuvent rendre idiot ou malheureux, ce qui va souvent de pair. Évidemment, dans Les Horreurs de l’amour, le titre dit assez l’antiromantisme de l’auteur, le refus de voir dans l’amour-passion autre chose qu’une aliénation.

Inutile de dire que ce discours est difficilement audible aujourd’hui où on ne jure que par son adorable moi, où le naturel est une vertu, l’épanchement sirupeux une marque de sincérité et le développement personnel un horizon indépassable du destin. Dutourd aurait bien ri. Ou plutôt souri. C’est toute sa différence avec le réactionnaire contemporain : un scepticisme bienveillant qui peut avoir la dent dure, mais n’éructe pas.

Un gaullisme de vitrail

Pour comprendre Dutourd, il faut peut-être se rappeler qu’il a une boussole politique : le gaullisme. Mais un gaullisme de vitrail, celui qu’il a rencontré à Londres dans la Résistance et les combats de la libération de Paris. Et le gaullisme, finalement, n’est pas si réactionnaire que ça. C’est d’abord une manière de dire non. Non à des forces qui écrasent et des discours qui dominent sans partage. Quand on se souvient de Dutourd, ce sont souvent de ses pamphlets publiés dans les années 1980 contre la Mitterrandie. Ces textes de circonstances ne sont pas les meilleurs, on a l’impression qu’il est vexé, comme toute la droite à l’époque. Or il vaut mieux que ça, infiniment mieux, et il retrouve ses marques gaulliennes en 1994 dans un admirable petit livre, Le Vieil Homme et la France.

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Parce que ce qui compte, pour Dutourd, c’est la France avant tout. Pas tant par nationalisme, mais parce que ce pays mousquetaire, en bon gaulliste, il le voit comme une donnée spirituelle de l’histoire, un pays qui sait toujours, dans les moments critiques, où est l’honneur et l’indépendance. Et ce n’est pas forcément l’apanage de la droite. On se rappelle par exemple que Les Taxis de la Marne – où Dutourd, né en 1920, raconte la guerre de son père et sa propre entrée en résistance après s’être évadé en entendant l’appel du 18 juin dans un bordel – est dédié à Louis Rossel, un des rares officiers de carrière à estimer en 1871 que la légitimité de la France n’est pas dans l’abaissement versaillais de Thiers, mais du côté des communards. Il faudrait aussi s’intéresser, pour comprendre cet amour de la France, à ce très étrange roman uchronique, Mascareigne ou le Schéma. Mascareigne est un obscur secrétaire d’État qui parvient à s’emparer du pouvoir. Il transforme la France en URSF, Union des républiques socialistes françaises. Il en fait une nation belliqueuse, fière d’elle-même, qui annexe tous les pays francophones. Il restaure un véritable empire mais à la fin, il est assassiné comme César, dans un couloir de l’Assemblée, par… des députés centristes.

Un roman d’amour qui montre que l’amour n’existe pas

Cette liberté est manifeste dans son œuvre prolifique qui aborde tous les genres avec un même amusement, celui du raconteur d’histoires et du brillant causeur. On se souvient bien entendu d’Au bon beurre, son grand succès, sur une famille de crémiers qui fait fortune dans le marché noir. Mais on oublie à chaque fois ce monument que sont Les Horreurs de l’amour. C’est un roman d’amour qui montre que l’amour n’existe pas. Comme Stendhal, encore, Dutourd s’est inspiré d’un fait divers pour raconter les amours tragiques d’un député de la IVe République, Roberti. Il est amoureux de sa secrétaire, Solange, qui le quitte pour se marier. Valentin, le frère de Solange, qui n’est pas au courant de ce mariage, vient demander des comptes à Roberti. Il tombe sur la femme du député et lui dit tout. Roberti se venge et tue Valentin. Drame de l’adultère bourgeois : ça tient sur un ticket de métro.

Mais Dutourd invente une forme unique. Tout le roman est une conversation entre deux personnages, Moi et Lui. Moi, c’est l’écrivain sans imagination, Lui, c’est l’ami qui a de belles histoires, mais est incapable d’écrire. C’est Lui qui raconte. Cela donne un dialogue incessant, peuplé de digressions sur l’amour, bien sûr, mais aussi sur l’art, la littérature, la vieillesse, l’époque, la politique. 550 pages pour une longue promenade dans Paris, du Jardin des plantes au bois de Boulogne, par une lumineuse journée de juin.

Les Horreurs de l’amour est contemporain de Belle du seigneur, autre pavé impressionnant. Dutourd montre les ravages de la passion quand Albert Cohen en montre la fécondité sensuelle. Point commun : dans les deux cas, la passion est une impasse, elle dégénère dans l’ennui chez Cohen, dans le fait divers chez Dutourd. Son humour n’y change rien : à la fin, il reste un goût de cendre. Mais aussi et surtout la foi dans le roman car la parution de son livre est une surprise pour la critique qui fait face à un impérialisme du Nouveau Roman, dont se moque d’ailleurs Les Horreurs de l’amour, qui célèbre au passage le génie de Balzac ou d’Aragon, là où le Nouveau Roman installe un maniérisme du soupçon sur un genre jugé bourgeois et sclérosé dans le psychologisme.

Ce bonheur de redonner au roman sa puissance fondatrice, sa vocation à recréer le monde jusque dans ses moindres détails, il est visible à chaque page des Horreurs de l’amour. Il est temps, donc, que Dutourd sorte du purgatoire et apparaisse pour ce qu’il est : un formidable refondateur du genre romanesque par l’art de la conversation, par la désinvolture heureuse et, en un mot, par la joie.

Cette joie unique qu’il nous donne à le lire.

Jean Dutourd, Les Horreurs de l’amour (dessins de Philippe Dumas, postface de Max Berger), éd. Le Dilettante, 546 p., 2022.

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