La gauche a besoin d’une idéologie, contrairement à la droite. Elle prétend en effet penser le devenir des sociétés et instaurer la justice, principalement par l’égalité. La droite agit avec pragmatisme, en tenant compte rationnellement des contraintes du réel mais elle n’éprouve pas le besoin de dessiner un idéal à atteindre. La gauche est plutôt idéaliste, la droite plutôt réaliste.
Un idéal à atteindre suppose une construction intellectuelle plus ou moins ambitieuse qui détermine la voie à suivre. C’est là que les difficultés commencent. Les véritables idéologies se prétendant conception générale du monde (weltanschauung) ont disparu depuis longtemps et ne réapparaîtront pas. Nous avons appris la modestie et savons que notre approche de l’univers est très partielle et très évolutive. Nous pouvons construire des modèles (physiques, biologiques, sociologiques, économiques, etc.) mais ils ne constituent qu’un cadre d’analyse imparfait et constamment remis en cause.
La gauche d’antan, idéaliste et sûre de ses valeurs reposant sur une idéologie, a donc disparu. Le cadre conceptuel rappelé ci-dessus ne permet plus de croire en des valeurs intangibles déterminant le futur. Nous essayons de faire au mieux en nous adaptant. Voilà la définition même du pragmatisme. Il en résulte une déliquescence de la pensée de gauche qui débouche aujourd’hui sur des concepts faibles connus sous les vocables de wokisme ou intersectionnalité.
Examinons à grandes envolées la genèse de la décadence de la pensée de la gauche socialiste.
La chute : du marxisme à la démagogie redistributive
Les idéologies envisageaient au XIXe siècle de prendre le relais des religions.
Ce fut un échec complet, comme on le constate aujourd’hui. Les religions ne fournissent pas une explication plus cohérente de l’humanité et de son rapport à l’univers mais elles sont à la portée du plus grand nombre par un métarécit accessible et illustré par des légendes rapportées par de vieux livres (Torah, Bible, Coran) et abondamment utilisées par l’art. L’aspect purement rationnel des idéologies a entraîné leur échec et leur disparition. L’ambition naïve de leurs fondateurs, en particulier celle de Marx, consistait à proposer une conception générale du monde fondée sur une analyse rationnelle.
L’une des premières phrases du Manifeste du parti communiste (1848) l’illustre bien : « L’histoire des sociétés n’a été que l’histoire des luttes de classes ».
Cette phrase trace le cadre : une interprétation globale de l’histoire des sociétés humaines, une authentique weltanschauung. L’autre texte majeur du marxisme, Le Capital, Critique de l’économie politique (1867), analyse en profondeur le fonctionnement du capitalisme. Selon Marx ce dernier repose sur l’appropriation par les détenteurs du capital (la bourgeoisie) de la plus-value générée par le travail des ouvriers (le prolétariat). Seul le travail crée de la valeur mais les propriétaires des moyens de production captent cette valeur et décident de son affectation (salaires, profits, investissements). Il en résulte une lutte des classes, moteur de l’histoire.
Les partis communistes et socialistes se sont construits à partir du cette vision du monde. Les communistes pensaient que seule une dictature du prolétariat pourrait éliminer la domination de la bourgeoisie. Une révolution était nécessaire pour prendre le pouvoir. Les socialistes considéraient au contraire qu’il était possible d’utiliser les institutions politiques des démocraties pour accéder au pouvoir par les élections et instaurer ensuite le socialisme.
Qu’est-ce que le socialisme dans la première moitié du XXe siècle ?
Une pensée dérivée du marxisme qui propose la nationalisation de tous les principaux moyens de productions (énergie, transports, sidérurgie, mines mais aussi banques, etc.). C’est de cette façon que les socialistes pensent confisquer à la bourgeoisie sa position de domination sur l’économie d’un pays. Un deuxième aspect du socialisme consiste à mettre en place des structures publiques de solidarité financées par prélèvements obligatoires, dans les domaines de la santé, des retraites, du chômage.
Les communistes vont échouer partout dans le monde. Il reste aujourd’hui la Chine, dont on peut prédire sans grand risque qu’elle se heurtera aux mêmes difficultés que toutes les autocraties (rigidité des structures, tétanisation des initiatives). Par contre, les socialistes vont réussir au-delà de leurs plus folles espérances. Nous le vivons chaque jour. La France est une démocratie sociale-démocrate avec des dépenses publiques de 59 % du PIB en 2021. Mais tous les pays occidentaux, y compris les États-Unis (dépenses publiques 44,9 % du PIB selon l’OCDE), peuvent être considérés comme tels si on compare leur situation actuelle à celle qui prévalait un siècle plus tôt.
La réussite des socialistes résulte de la capacité d’adaptation dont ils ont fait preuve. L’échec des communistes provient de l’extrême rigidité de leur doctrine et de leur fascination pour le totalitarisme. C’est la fable du chêne et du roseau de Jean de la Fontaine : le chêne se brise sous la tempête alors que les feuilles du roseau ploient mais résistent.
Un seul exemple : le programme de nationalisations massives a été abandonné partout lorsqu’on s’est aperçu que les entreprises nationalisées étaient peu compétitives et attendaient systématiquement des apports de capitaux de l’État au lieu d’attirer les investisseurs. La France a été la dernière à nationaliser des secteurs entiers de l’économie en 1981-82 avec l’accession au pouvoir de François Mitterrand. Mais la plupart des socialistes savaient parfaitement qu’ils commettaient une erreur majeure d’un point de vue économique. Le programme de nationalisations provenait de la nécessité de l’alliance avec le Parti communiste pour accéder au pouvoir. Les communistes n’avaient strictement rien compris au monde dans lequel ils vivaient et, adorateurs de l’URSS, ils en étaient restés au culte des nationalisations d’entreprises.
Que proposer encore lorsque la mission historique que l’on s’était fixée a été accomplie ?
Les partis socialistes n’ont rien trouvé car il n’y a pas d’idéologie de substitution au marxisme. Ils ont donc persisté dans ce qui avait fait leur réussite : la redistribution par la manipulation de l’argent public (prélèvements obligatoires et dépenses publiques). Mais la chute de croissance économique en Occident à la fin du XXe siècle a rendu cette redistribution beaucoup plus périlleuse politiquement. Il fallait déshabiller Pierre pour habiller Paul. La classe ouvrière elle-même s’est sentie abandonnée par les socialistes lorsque le capitalisme n’a plus été en mesure de financer par la croissance une redistribution socialiste frôlant bien souvent l’absurde.
La démagogie redistributive a conduit une grande partie des électeurs socialistes vers d’autres horizons. Certains leaders socialistes ont alors sombré dans le populisme.
Le délabrement : de la démagogie au populisme tous azimuts
Les tribuns de la plèbe n’ont jamais manqué dans l’histoire. Il suffit d’avoir un certain charisme, un solide talent oratoire et de faire rêver à un futur édénique par la magie du politique. En France, Jean-Luc Mélenchon possède exactement ce profil, d’où son succès électoral. Mais fort heureusement cela n’a pas débouché sur une prise du pouvoir qui aurait amené un déclin rapide du pays et une évolution vers l’autoritarisme.
D’un point de vue conceptuel, rien de vraiment nouveau à gauche. Quelques petits partis trotskystes survivent avec la notion de lutte des classes. Quant aux populistes, ils prétendent avoir modernisé la pensée de gauche avec l’intersectionnalité. Le conflit entre dominants et dominés, conceptualisé par Marx (bourgeois et prolétaires), reste cependant le seul et unique élément de cette analyse. Nos grands penseurs contemporains ont tout juste ajouté quelques petits cailloux à la grande architecture marxiste. La bourgeoisie capitaliste est encore l’ennemi majeur. Les dominés restent les travailleurs du monde entier et non plus seulement les ouvriers européens du XIXe siècle.
La bourgeoisie n’existant plus au sens ancien (propriété des moyens de production) l’analyse se révèle particulièrement médiocre. Les fonds de pension, les divers OPCVM drainent l’épargne de la classe moyenne occidentale et acquièrent des participations dans le capital des grandes sociétés capitalistes ou leur prêtent des fonds par l’intermédiaire du marché obligataire. Les dépôts sur les livrets d’épargne eux-mêmes sont utilisés pour financer des entreprises (par l’intermédiaire de la Caisse des Dépôts en France). Au sens marxiste, 80 % des Occidentaux sont donc des bourgeois. L’ouvrier de 1850 ne possédait rien et pouvait tout juste survivre. Le salarié d’aujourd’hui détient au moins un livret A et parfois beaucoup plus. Le capitalisme n’a pas enrichi que les bourgeois. L’augmentation phénoménale de la production depuis deux siècles implique nécessairement une augmentation massive de la consommation et de l’épargne. Une classe moyenne patrimoniale est née.
Mais pour des raisons politiques, voire purement électoralistes, il s’agit de valoriser le conflit et de se focaliser sur un phénomène de domination plus ou moins fantasmé. À cet égard, il est de bon ton aujourd’hui, dans certains milieux, de voir des dominants et des dominés partout. En s’inspirant de façon assez pitoyable de Karl Marx, le wokisme occidental prétend généraliser le conflit entre dominants et dominés. Les Blancs dominent les « racisés ». Les hommes dominent les femmes. Les ex-colonisateurs occidentaux dominent toujours les peuples colonisés. Les hétérosexuels sont considérés comme des dominants par rapport aux homosexuels, transgenres et autres sous-catégories. L’Homme lui-même est un prédateur qui domine la nature et l’exploite au-delà de toute mesure, mais c’est l’homme occidental, initiateur du développement économique qui est le coupable désigné.
Il y aurait des relations systémiques, c’est-à-dire des interrelations complexes entre tous ces phénomènes de domination. Les dominants se confortent mutuellement, non pas par choix mais eu égard au fonctionnement objectif d’un véritable système de domination. L’homme blanc hétérosexuel est l’individu qui rassemble les caractéristiques du dominant dans tous les domaines. Pour peu qu’il détienne une fonction de responsabilité, il représente donc l’ennemi à abattre.
Trois remarques générales peuvent être faites à propos de cette approche de la société par la gauche occidentale.
Il s’agit de rassembler des minorités insatisfaites pour tenter de constituer un électorat de mécontents sur la base de promesses totalement irréalistes. Voilà la définition même du populisme. Dans chaque catégorie, il est évidemment possible de trouver des individus subissant ou ayant subi un véritable assujettissement à autrui : femmes victimes de violences masculines, personnes humiliées pour la couleur de leur peau, homosexuels se heurtant à des primates rattachés à l’espèce humaine, etc. Rassembler tout ce ressentiment en promettant la justice permet de créer des partis politiques comportant des victimes, des idéalistes et évidemment des démagogues cherchant uniquement à exploiter un filon. Ces derniers deviendront les dirigeants. En politique, ce sont toujours les réalistes amoraux qui l’emportent.
Le culte de l’État-providence subsiste plus que jamais et atteint un niveau quasiment pathologique. Cette nouvelle gauche joue systématiquement sur l’envie, la convoitise haineuse pour proposer des prestations financées sur prélèvements obligatoires. On en arrive donc par exemple à subventionner l’essence et le gaz naturel tout en exigeant l’abandon des énergies fossiles. L’aspect le plus significatif provient de l’écologisme militant qui préconise un changement complet de mode de vie sous forte contrainte publique et avec une prise en charge financière étatique de cette transition (isolation thermique des bâtiments, voitures électriques, protectionnisme sélectif et donc hausse des prix, etc.). Bien évidemment, une telle politique conduirait à une baisse générale du niveau de vie extrêmement rapide et totalement ingérable politiquement. On ignore toujours quel niveau de dépenses publiques (déjà 60 % du PIB en France), est considéré comme incompatible avec la démocratie pour cette gauche écologisante. Si toute initiative économique individuelle devient impossible sans recours financier à la puissance publique, le concept actuel de démocratie est abandonné au profit d’un socialisme généralisé, c’est-à-dire une forme de totalitarisme.
L’éclectisme du propos idéologique et l’hétérogénéité du public ciblé ne permettent pas d’élaborer un programme politique cohérent. La nouvelle gauche est donc une gauche d’opposition et non une gauche de gouvernement. Elle est très éloignée de l’ancienne social-démocratie qui avait choisi un modus vivendi avec le capitalisme sur une base non explicite mais claire : « Vous, capitalistes, créez de la richesse et laissez-nous l’utiliser en partie pour améliorer le sort de nos électeurs. » Rien de tel aujourd’hui car l’ennemi est partout. Il faut détruire, « déconstruire » la démocratie occidentale qui a failli historiquement. Une telle profession de foi mène toujours soit à l’échec des populistes, soit à la dictature de ceux qui n’entendent pas se laisser annihiler. Mais jamais un programme fondé sur la seule négativité ne pourra être mis en œuvre. Il faut un espoir à terme raisonnable. Le regard infiniment pessimiste que porte cette gauche sur le monde dans lequel elle vit est à des années-lumière des promesses optimistes des sociaux-démocrates d’antan. Ils avaient réussi. Elle échouera.
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