Primatologue de renommée mondiale : « Même chez les grands singes, les femelles jouent à la poupée »

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Le primatologue de renommée mondiale, Frans de Waal, publie un nouveau livre consacré au genre chez les primates.

Que peuvent nous dire les grands singes des différences entre les sexes et au sein de chacun d’entre eux ? C’est à cette question, éminem­ment d’actu­a­lité, que s’est attelé le grand primatologue et éthologue néerlandais Frans de Waal dans Différents. Le genre vu par un primatologue (éd. Les Liens qui libèrent). En s’intéressant en particulier aux chimpanzés et aux bonobos, les plus proches des humains, le professeur de psychologie à l’université Emory (États-Unis) et spécialiste du comportement social des primates montre à la fois que le genre n’est jamais complètement séparé du sexe, mais qu’y compris chez les singes, il en existe des expressions distinctes. Un voyage nourri de nombreuses études de cas, par un chercheur qui voit « dans les animaux des traits culturels, et dans les humains, naturels ». Extraits ci-dessous d’un entretien qu’il a accordé à L’Express.

L’Express — Vous avez consacré près de cinquante ans à l’étude des grands singes. La question du « genre » est centrale dans l’étude des espèces. Pourquoi avoir attendu aussi longtemps avant de consacrer un ouvrage entier à la question ?

Frans de Waal — La question du genre rencontre de plus en plus d’intérêt depuis quelques années. Mais en effet, elle était présente dans mes recherches depuis le départ. Par ailleurs, les gens sont d’ordinaire très curieux des différences de comportement entre mâles et femelles d’un point de vue biologique, qu’il s’agisse des grands singes ou des humains. La plupart du temps, les médias mettent l’accent sur l’aspect culturel de ces différences, comme l’éducation et la socialisation, mais leur aspect biologique reste un tabou. Dans les départements de psychologie, certains chercheurs ne veulent même pas toucher au sujet. Ils sont capables, par exemple, de donner tout un cours sur le comportement des enfants sans différencier les garçons des filles dans leur analyse.

—  Quelle est la différence entre le sexe et le genre chez les grands singes ?

— Le genre est l’expression comportementale et culturelle du masculin ou du féminin en fonction de modèles sociaux. Il n’est jamais complètement séparé du sexe. Penser le contraire, et dire par exemple que le genre est purement culturel, est une illusion. C’est la même chose pour l’humain : il n’y a rien dans l’humain qui soit purement culturel. Nous sommes des organismes, nous avons une biologie, un cerveau, des hormones, des organes génitaux.

[...]

— Dans votre livre, vous vous concentrez sur les deux espèces de grands singes les plus proches de nous, les chimpanzés et les bonobos. Ces derniers sont dominés par les femelles. Est-ce une exception chez les mammifères ?

— Il existe quelques espèces chez les mammifères à être dans ce cas. Chez les primates, c’est rare — hormis par exemple, outre les bonobos, les lémuriens. Dans la plupart des cas, les groupes de singes sont dominés par les mâles. Mais le problème est que ce cas majoritaire a été considéré pendant longtemps comme s’appliquant à tous les primates. Il y a un siècle, une expérience célèbre a été menée sur les babouins de Monkey Hill au zoo de Regent’s Park à Londres. Les mâles se sont entretués, ce qui a popularisé l’idée que la dominance et le gouvernement masculins étaient naturels et généralisés. Or les conditions de cette expérience étaient complètement artificielles, ne reproduisant pas le cadre de vie naturel des babouins. Par ailleurs les babouins sont distants des humains, le mâle étant deux fois plus gros que la femelle et possédant deux grosses canines.

— Pourquoi les mâles, chez les grands singes, sont-ils plus grands que les femelles ?

— On sait que parmi les mammifères, plus il y a de compétition entre mâles, plus ils sont grands. Dans le cas des gorilles mâles, qui sont énormes, c’est extrême. Selon certains chercheurs, le motif de cette compétition serait d’attirer les femelles — ce qu’on appelle la « sélection sexuelle », mais je ne crois pas à cette théorie.

Le dimorphisme sexuel chez les humains est plus faible que chez d’autres grands singes, ce qui suggère que la compétition entre hommes est moins intense. Fait intéressant, les femmes interrogées sur le sujet ont une nette préférence pour les hommes plus grands qu’elles ; pour les hommes, avoir une femme plus petite est un critère moins important. C’est probablement parce que les hommes plus grands offrent aux femmes une protection supérieure — si vous marchez le soir dans la rue aux côtés d’un partenaire de grande taille, c’est bien plus sécurisant que s’il est petit.

— Qu’en est-il chez les bonobos, dominés par les femelles ?

— Les mâles y sont également plus grands, larges et forts que les femelles, et arborent de longues canines. Ils sont donc bâtis pour la bagarre. La compétition est forte entre mâles, mais collectivement, les femelles sont dominantes. J’ajoute que les bonobos mâles ne sont pas malheureux parce qu’ils sont dominés par les femelles ! Ils semblent ne pas s’en soucier, car l’important reste leur statut dans la hiérarchie des mâles. Dans l’ensemble, chez les primates, la compétition a lieu principalement à l’intérieur des genres, très peu entre eux.

— Qu’est-ce qu’un mâle alpha ? Une femelle alpha ?

— Très simplement, chez les primates, le grand singe mâle ou femelle situé tout en haut de la hiérarchie de chaque genre. Cet ordre de domination est mesuré très simplement par l’accès préférentiel à la nourriture, la victoire dans les bagarres, l’évitement des autres. Le mâle alpha n’est pas un type de mâle, c’est simplement celui qui coiffe la hiérarchie. Il ne peut y en avoir qu’un seul. Et il n’est pas forcément le plus agressif ou le plus grand, ce peut être aussi celui qui a les bonnes connexions dans la communauté : c’est un titre politique. Il y en a deux types : les tyrans, qui terrorisent tout le monde et instillent la peur, et les vrais leaders, qui sont des protecteurs, préservant la paix et défendant les perdants et les faibles contre les forts, par exemple en interrompant les bagarres dans le groupe. Ceux-ci peuvent devenir extrêmement populaires alors que les tyrans ne le seront jamais. Quand un challenger survient, si le leader est populaire, le groupe soutiendra ce dernier ; mais si c’est un tyran, le groupe soutiendra le challenger. C’est comme un processus démocratique.

La femelle alpha est tout aussi importante, par exemple chez les macaques, une société féminine où les mâles arrivent et repartent et où les femelles constituent le noyau social stable. Cette femelle peut avoir beaucoup d’influence. Chez les bonobos, elle domine aussi les mâles, et elle emmène une clique de femelles qui la soutiennent. Nous savons bien moins de choses sur les capacités de domination des femelles que celles des mâles, qui ont été plus étudiés parce qu’ils sont plus agités et attirent plus l’attention, même chez les bonobos. Mènent-elles le groupe ? Maintiennent-elles la paix ? Je décris dans le livre un groupe de macaques rhésus dominé par les mâles, mais où la femelle alpha a beaucoup d’influence pour décider qui sera le mâle alpha. Dans ces sociétés, les mâles ont beau être dominants, les manœuvres des femelles sont très importantes. Un phénomène que je décris notamment dans mon avant-dernier livre, La dernière étreinte, à propos de Mama, une femelle chimpanzé matriarche.

— Quels sont les traits communs entre chimpanzés, bonobos et humains ?

— La question est complexe. D’abord, on pense d’ordinaire que les animaux expriment des comportements biologiques et les humains des comportements culturels. Mais dans les animaux, je vois aussi des traits culturels, et dans les humains, naturels. Ensuite, l’humain a deux parents proches, les chimpanzés et les bonobos, qui sont très différents. S’ils étaient similaires, la comparaison serait plus simple.

Ceci étant dit, un petit nombre de traits sont universels entre les primates — au-delà des grands singes — et les humains. On les constate notamment dans le comportement des enfants : les jeunes femelles sont plus intéressées et même fascinées par les enfants, les bébés et les poupées ; les jeunes mâles par la bagarre, leur niveau d’énergie étant plus élevé. Si vous donnez une poupée à une jeune femelle, elle va jouer avec elle ; en liberté, elles ramassent des branches de bois qu’elles traitent comme telles. Si une femelle a un bébé, elle sera entourée des jeunes femelles du groupe qui veulent voir le bébé et le toucher — ce qui n’intéresse pas les mâles.

Les mâles expriment leur compétition de façon plus physique ; les femelles sont tout aussi compétitives, mais cela ne se manifeste pas aussi physiquement. Les mâles apprennent à se battre, mais aussi à contrôler leur force physique. Si les mâles sont plus forts que les femelles, ce qui est vrai pour de nombreux primates, ils doivent connaître et maîtriser leur force. Si un gorille mâle pose sa main sur un bébé gorille, il peut le tuer ! Chez les humains, il serait également très dangereux, dans une famille, qu’un homme ignore qu’il est physiquement plus fort que sa femme et les enfants qui l’entourent et ne sache pas réguler cette puissance. Pour les femelles, la situation est plus simple : s’occuper des petits sera leur activité principale, et c’est cette expérience qu’elles doivent apprendre. L’intérêt maternel est très probablement inné, mais pas le soin des nourrissons.

— Les comportements humains, notamment sexués, se rapprochent-ils davantage des chimpanzés ou des bonobos ?

— Des deux ! Les chimpanzés manifestent un haut degré de liens entre mâles, ce qui implique autant de coopération que de compétition. On retrouve cela chez les humains. Les chimpanzés défendent leur territoire, les humains aussi, et c’est habituellement une affaire de mâles. On en voit une parfaite illustration en Ukraine aujourd’hui : les hommes ne peuvent pas décider de sauter dans un bus et de quitter le pays, au risque d’en être empêchés par leurs propres compatriotes ou par les Russes.

Les bonobos, de leur côté, sont très érotiques, comme les humains. Le lien entre femelles y est crucial, une solidarité féminine également visible chez les humains.

La famille nucléaire, en revanche, est une invention humaine, via laquelle les mâles ont été impliqués dans l’éducation des enfants, cette implication étant beaucoup plus faible chez les mâles chimpanzés et bonobos.

— Pourquoi les individus du même genre, chez les grands singes et les humains, s’imitent-ils les uns les autres ?

— Je parle à ce titre d’autosocialisation. Cela veut dire qu’un individu s’identifie à un certain genre et partant imite les adultes du même genre autour de lui. On peut observer cette autosocialisation en action : par exemple, une étude récente a montré que les jeunes femelles orangs-outans suivaient exactement le même régime alimentaire que leur mère. Les jeunes mâles ont un régime différent de leur génitrice, probablement parce qu’ils regardent davantage les mâles adultes. D’autres études confirment cette imitation genrée dans d’autres domaines.

Les adultes humains tendent à penser qu’ils socialisent les enfants, mais ils surestiment leur influence à cet égard : les enfants se socialisent eux-mêmes en fonction de ce qu’ils voient autour d’eux ou à la télévision, et plus tard c’est l’influence des pairs [NDLR : les individus de l’entourage proche hors de la famille, comme les amis] qui domine. Un cas emblématique est le choix des jouets par les enfants. Même dans un pays aussi égalitaire que la Suède, les garçons préfèrent les camions, les équipements et les outils, les filles les déguisements, les poupées et les objets du quotidien, et ce même si l’éducation offerte par les parents est égalitaire ou « neutre ». On surestime le pouvoir de socialisation.

— Ces différences sont souvent présentées comme un problème, mais en est-ce vraiment un ?

— Je condamne les inégalités de genre, mais je pense que la conversation générale s’est focalisée sur un faux problème, le genre, et non le vrai problème, les inégalités. On a pu penser que pour les réduire, il fallait oublier le genre et, par exemple, proposer une éducation neutre. C’est une entreprise vaine, car nous restons des êtres biologiques et qu’il y aura toujours deux sexes. Or il est possible de combattre les inégalités sans oublier le genre [...].

Différents
Le genre vu par un primatologue
par Frans de Waal
paru chez Les Liens qui Libèrent
le 28 septembre 2022
480 pp.,
ISBN-13 : 979-1020911117

Voir aussi 

Malgré la pression sociale progressiste, garçons et filles semblent toujours préférer les jouets traditionnels associés à leur sexe (aussi Les jeunes chimpanzés femelles jouent à la poupée et sont moins agressives)

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