Qui aurait cru qu’une dizaine de philosophes français en vogue dans les années 1970 allaient être accusés un demi-siècle plus tard d’avoir semé les graines d’une idéologie qui menace le bon fonctionnement de nos universités et même de nos sociétés ? C’était compter sans le génie du marketing américain.
Dans la bibliothèque du Congrès à Washington, cette mémoire de l’Amérique, la French Theory a fait son entrée en 1900. C’était le titre donné par un certain Norbert Savay à un ouvrage destiné aux jeunes gens de bonne famille désireux d’apprendre facilement le français. A la question de savoir pourquoi ses lecteurs américains devraient connaître notre langue, l’auteur répondait qu’elle était indispensable à qui veut « étudier la médecine, les beaux-arts et la politesse ». Il avait oublié la philosophie, qui allait donner dans les années 1970 une célébrité étonnante et très différente à l’intitulé de son livre.
Pour de nombreux observateurs de la cancel culture ou du wokisme, c’est durant cette décennie, en pleine guerre du Vietnam, que sous l’appellation de French Theory, une cohorte de philosophes français a débarqué Outre-Atlantique pour y semer les graines d’un nouveau politiquement correct recouvert d’un vernis communautariste qui déchaîne les passions aujourd’hui. A en croire ses plus ardents dénonciateurs, ce nouvel ordre moralisateur aurait étendu son emprise sur l’ensemble du monde académique aux Etats-Unis.
Le site plutôt conservateur de la National Association of Scholars, qui regroupe des professeurs défenseurs des traditions universitaires, a créé en 2020 un « tracker » pour recenser les actes de censures liés à la cancel culture survenus dans leurs établissements. Sur quasiment 230 procédures inquisitoires comptabilisées depuis 1975, l’une des plus récentes concernait un professeur de l’université du Texas, obligé de se rétracter et de retirer un de ses travaux de recherche portant sur la trajectoire des licenciés… en astronomie. On avait trouvé dans ce détour par les comètes qu’il contenait un biais négatif à l’égard des femmes et des minorités ethniques.
La «responsabilité» des penseurs des année 1970
Et voilà que, par un diabolique effet boomerang, cette idéologie intégriste ferait désormais peser une grave menace sur les libertés universitaires en France. Sciences Po, l’un des temples de la formation des élites politiques de notre pays, est souvent présenté comme un de ses territoires de conquête. Sa cousine grenobloise, dont la directrice avait suspendu un enseignant ayant osé s’élever contre l’assimilation évidemment très contestable de l’islamophobie à l’antisémitisme – suggérée par l’intitulé d’une journée de conférences -, est parfois carrément décrite désormais comme un « camp de rééducation politique ». Invité il y a un an à un colloque sur le sujet, l’ex-ministre de l’Education nationale, Jean-Michel Blanquer, n’avait pas hésité à pointer du doigt la responsabilité de nos penseurs des années 1970 dans cette dérive. Se risquant même à cette petite phrase provocatrice, dans le contexte encore très marqué par l’épidémie de Covid : « Après avoir fourni le virus, nous devons fournir le vaccin. »
Depuis, le débat public n’a cessé d’enfler en France. Jean-Michel Blanquer n’a pas hésité à mettre sa sèche défaite aux élections législatives sur le compte de son engagement sans concession contre le wokisme. Le caractère inflammable du sujet s’est aussi révélé à travers l’accueil réservé à la nomination de Pap Ndiaye, son successeur au ministère. Aussitôt l’alerte rouge était tirée, mais cette fois par ceux qui ont vu dans le choix de cet éminent historien spécialiste de l’histoire des Noirs aux Etats-Unis, le vecteur du rapatriement des idées woke dans le bastion de la laïcité et de l’universalisme édifié par les « hussards noirs » (qu’on ne se méprenne pas, à l’époque la couleur ne faisait référence qu’à la tenue des instituteurs…) de la IIIe République. Le nouveau patron de la rue de Grenelle arrive, il est vrai, sur un terrain miné par plus d’une année de controverses.
Une avalanche éditoriale dénonciatrice
La première salve a été tirée, au coeur de l’été 2021, par la Fondation pour l’innovation politique, d’inspiration libérale, avec deux opuscules très documentés sur « l’idéologie woke », décrite in fine comme « un complotisme favorisant l’intolérance aux désaccords ». A l’automne, l’essayiste Brice Couturier, proche de la macronie, prit le relais d’une autre charge menée par Alain Finkielkraut dans son dernier essai, L’après littérature , en publiant une brillante démolition des « mythes de la génération woke », ironiquement titrée « OK Millennials ! ». Réponse au « OK Boomer ! » dont les tenants de la cancel culture ont fait leur slogan. Lors de la rentrée de septembre 2021, un des romans les plus en vue, salué presque unanimement par la critique, Le Voyant d’Etampes d’Abel Quentin, tournait en dérision cette forme de normalisation des lettres. Signe des temps, il a obtenu le prix de Flore, annexe de l’intellectualisme parisien.
Préludes à une avalanche éditoriale qui ne semble pas près de s’arrêter. Dans La dictature des vertueux, les journalistes François Aubel et Soazig Quéméner s’inquiètent des dimensions prises par cette « nouvelle religion du monde ». Avocat et écrivain, Emmanuel Pierrat a publié Les nouveaux justiciers où il avertit : « Nous sommes tous de potentielles victimes de la cancel culture, ostracisés, demain, par nos proches, nos amis, nos amours, nos enfants, nos collègues, notre entourage et un plus large public qui ne nous voit plus que par ce prisme. » S’en prenant pour sa part à « la tyrannie vertueuse » dans son livre du même titre, l’écrivain et universitaire Pierre Jourde tire à boulets rouges sur ce que l’on appelle aussi « l’intersectionnalité » (on doit le terme à la féministe américaine Kimberlé Crenshaw) . Pour lui, cette façon de croiser plusieurs formes de discrimination avec certains types d’identité mène au totalitarisme : « Les militants identitaires ne cessent d’exiger que l’on décolonise les esprits, souligne-t-il, un peu comme dans les régimes totalitaires marxistes, où il fallait éradiquer l’idéologie bourgeoise des cerveaux. »
Plus récemment, le sociologue québécois Robert Leroux a dénoncé dans Les deux universités les prémices, à travers ces courants « antiscientifiques », d’une forme de suicide de l’institution universitaire : « Avec le wokisme, l’intégrité de l’université est hautement menacée, écrit-il dans sa préface. Pour les doctrinaires qui y souscrivent, les conflits de race sont partout, la domination a été érigée en système. » La crainte exprimée est toujours la même : si l’on suit cette mauvaise pente, il faudra avoir la couleur de ses victimes pour avoir le droit d’analyser le colonialisme ou l’esclavagisme, être une femme pour pouvoir écrire légitimement sur les discriminations liées au genre, et l’on devra extirper d’une façon ou d’une autre de notre héritage culturel les mots, les oeuvres ou les monuments suspects d’avoir contribué à asseoir le pouvoir du mâle blanc occidental sur le reste de l’humanité.
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Tout cela donc à cause d’un « virus » inoculé il y a un demi-siècle à l’Amérique sous le nom de French Theory. N’est ce pas le New York Times, désormais bien atteint lui-même par l’épidémie, qui la décrivit un jour de cette façon : « Une colonie tropicale française, un Paris plein de serpents, qui aurait poussé soudain sur notre gazon. » Etrange procès dont les accusés sont tous morts. A l’époque durant laquelle il a été popularisé, le label était une manière commode de mettre dans le même sac nos stars de la pensée post-soixante-huitarde : Michel Foucault, Jacques Derrida, Gilles Deleuze, Jean Baudrillard, Jean-François Lyotard et quelques autres, moins connus, ou plus éloignés de ce que l’on baptisait alors, dans les sciences sociales, le courant postmoderne. Un concept imaginé par Lyotard dans son livre La condition postmoderne, dont l’esprit inventif a produit aussi cette fracassante formule, aussi potache que bien dans l’esprit de son temps : « On peut jouir en avalant le foutre du capitalisme. »
Ces intellectuels souvent incompréhensibles par le Français moyen avaient été mis à la mode sur le sol américain par Sylvère Lotringer, un professeur de littérature à la Columbia University, qui apparaît sur les photos d’époque comme un grand brun aux longs cheveux bouclés et une moustache à la d’Artagnan. Devenu un bel octogénaire coiffé d’un élégant Stetson, il s’est éteint le 8 novembre dernier à son domicile de Baja California, au Mexique, où il s’était retiré avec son ultime compagne. Le New York Times, dans la longue nécrologie qu’il lui consacre, le qualifie de « Phineas Taylor Barnum du postmodernisme », allusion à l’inventeur du cirque du même nom. Du « poison », il ne fut pourtant pas l’initiateur. Né à Paris, de parents juifs polonais qui avaient fui le nazisme, Sylvère Lotringer n’est encore qu’un jeune étudiant gauchiste vivant dans la capitale au moment de la « date officielle » de l’atterrissage de la French Theory en Amérique. Tout commence en effet, selon l’historien des idées François Cusset – le meilleur connaisseur de cette drôle d’aventure intellectuelle sur laquelle il a écrit le livre le plus complet -, le 18 octobre 1966, jour inaugural d’un symposium de l’université Johns Hopkins, sur le campus de Baltimore, organisé avec le soutien de la fondation Ford.
[...]Le thème n’a pas de quoi rameuter les foules :« The Language of Criticism and The Sciences of Man ». En fait, il s’agit plutôt d’un échange sur la théorie dominante dans ces années-là, le structuralisme, pour lequel les organisateurs ont eu l’idée de faire venir dix invités d’honneurs français, parmi lesquels Roland Barthes et Jacques Lacan en têtes d’affiche. Si l’un et l’autre font déjà figure de maîtres-penseurs à Paris, ils sont en vérité peu familiers des Etats-Unis. Barthes avait découvert New York en 1958, « la ville la plus prodigieuse du monde » selon ses termes, lors d’une conférence, mais lorsqu’il évoquait son « délire américain », celui-ci s’exprimait plutôt par une addiction aux boutiques de vêtements chics de Manhattan. Et même s’il a été le directeur de thèse de Lotringer à Paris, l’auteur des Mythologies n’a jamais été vraiment impliqué dans la French Theory. Pas plus que Lacan, pour qui ses trois uniques visites dans le Nouveau monde n’ont rien ajouté à sa gloire. Certes, le psychanalyste français le plus fameux à l’époque, sans doute sous le coup d’une promenade matinale sur le bord de mer parmi les maisons colorées de Fells Point, n’hésita pas à s’exclamer, le jour de la fameuse conférence, que « la meilleure image pour résumer ce qu’est l’inconscient est Baltimore au petit matin ». Malgré tout, son charme n’a guère opéré sur les étudiants et son complexe de supériorité l’a vite amené à ce constat un peu dédaigneux : « L’Amérique m’éponge. »
[...]Entièrement en français, le symposium fondateur de 1966 n’attire qu’un auditoire d’une centaine de personnes. L’importance que lui donne la mythologie de la French Theory tient au coup d’éclat réalisé ce jour-là par un philosophe alors relativement peu connu : un certain Jacques Derrida, familier déjà depuis une décennie, des allers-retours entre la France et les Etats-Unis, où il épousa en 1957 sa compagne, Marguerite, décédée du Covid en mars 2020. Rien de tel que de s’attaquer à une vache sacrée pour accéder au vedettariat dans de telles circonstances. Ce beau normalien trentenaire fumeur de pipe réussit à se distinguer du lot en prenant pour cible le pape du structuralisme, absent mais présent dans toutes les têtes, Claude Lévi-Strauss. On ne s’attardera pas sur le propos, qui vole tellement haut que toute personne dotée d’une capacité de compréhension moyenne s’en trouve vite privée d’oxygène, car l’important se trouve ailleurs. Le texte de Derrida ouvre la voie à la notion de déconstruction, laquelle va faire sa gloire mais devenir aussi, en partie à son corps défendant, l’arme de destruction massive aux mains du wokisme.
L’invention du concept de déconstruction
Personne, pas même son auteur, n’a vraiment réussi à donner une définition claire du concept derridien. Et pour cause, puisqu’on pourrait le caractériser comme une notion autodestructrice. Car il s’agit de déceler dans tout texte, quelle que soit sa nature, y compris scientifique, des « espaces » pouvant lui donner une autre signification que celle qu’il prétend avoir. « L’intention de celui qui parle ne compte pas, explique Derrida, ce qui importe c’est l’impact de ce qu’il dit. » Ne doutant de rien, pour se faire les dents avec sa théorie toute neuve, le jeune philosophe, qui à cette période ne parle même pas encore anglais, choisira quelques années plus tard de s’attaquer à la vache sacrée des Américains : la Déclaration d’indépendance. Il explique lors d’une intervention que cette déclaration adoptée par les représentants au nom du peuple repose sur une forme de fiction : c’est parce qu’elle a été signée en son nom que le peuple acquiert une existence. Ce qu’il résume par une formule, fondée sur un jeu de mots comme il les aime : « La signature invente le signataire. » Machine à donner à tout texte un autre sens que celui qu’il prétend avoir, ce terme de déconstruction va devenir un vrai gimmick du wokisme en empruntant deux filières.
La première, purement académique, s’installa grâce à une discipline nouvelle qu’on appelle « cultural studies » chez les universitaires américains, où Jacques Derrida recruta ses premiers épigones. Parmi eux, une Indienne, professeure à l’université de Columbia, considérée comme une des représentantes les plus influentes de la pensée postcoloniale, Gayatri Spivak, aujourd’hui octogénaire. Théoricienne de la littérature, c’est elle qui a osé se lancer, à 30 ans, dans la traduction en anglais de l’ouvrage phare, et particulièrement abscons, long de près de 500 pages, du philosophe français : De la grammatologie. Elle le publie en 1976, après trois ans de travail, précédé d’une préface de 100 pages qui présente cette œuvre comme la caution théorique de ses propres combats identitaires. Femme de gauche, charismatique, elle se saisit avec brio de l’idée développée par le livre de Derrida selon laquelle aucun écrit ne peut se dire « objectif » pour débusquer derrière les études universitaires menées sur les femmes ou sur les minorités ethniques l’expression de la subjectivité du mâle blanc. Fait notable : cette traduction d’une œuvre presque intraduisible se vendra aux États-Unis à plus de 100.000 exemplaires !
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C’est là qu’entre véritablement en scène Sylvère Lotringer qui, avec un sens du marketing particulièrement affûté, a joué un rôle clé pour que se réalise un tel exploit. S’il a raté la rampe de lancement du colloque de Baltimore, pas question pour lui de laisser à d’autres le soin de mettre sur orbite la French Theory. Il crée donc une seconde filière : l’effet snobisme. En créant une maison d’édition autour des divers concepts forgés par ses amis intellectuels parisiens qu’il intitule, façon d’afficher d’emblée ses intentions de tordre le cou au langage commun, Semiotext(e). Certaines des couvertures de la revue du même nom, publiée pendant près d’un demi-siècle, sont devenues cultes, comme celle représentant une charge policière, réalisée par Cabu à propos d’un numéro sur L’Anti-OEdipe, oeuvre majeure de Gilles Deleuze et Félix Guattari, ou une autre, illustrée par Gil Eisner, à propos de la répression en France, sur laquelle une guillotine remplace l’obélisque de la Concorde. Dans la foulée, pour rééditer en plus spectaculaire le coup d’éclat de Baltimore, le Franco-Américain monte une conférence spectacle de trois jours, dite SchizoCulture, en novembre 1975, à New York, dans l’amphithéâtre géant du Teacher’s College de Columbia.
Visiblement, le philosophe américain Arthur Danto a vécu cette manifestation comme une épreuve : speaker le même soir que Jean-François Lyotard, il le décrira comme « un homme qui a ce que je pense être le vrai don de l’incohérence ». Ce dernier parlant français, on lui avait d’ailleurs adjoint trois interprètes qui parvinrent presque à se fâcher faute d’arriver à se mettre d’accord sur ce qu’il disait… Du coup Gilles Deleuze décida de se passer de traducteurs, et préféra s’exprimer lentement en s’aidant de dessins de tiges de bambous crayonnés sur le paperboard pour illustrer ses thèses sur les rhizomes, sa grande percée philosophique. Son compère, coauteur de L’Anti-OEdipe, Félix Guattari voit sa conférence, en soi ardue à suivre même par un public francophone, brusquement et bruyamment accompagnée par un orchestre…
Quant à l’intervention de Michel Foucault, elle prend vite mauvaise tournure, l’auteur de Surveiller et Punir, supportant assez mal l’intervention d’un provocateur ayant sans doute un peu trop fumé qui l’accuse d’être un agent de la CIA. Une « schizo-partie » est organisée le deuxième jour, avec Patti Smith en vedette, qui attire 2.000 spectateurs. Au final, le co-organisateur, John Rajchman, résume par ces mots l’ensemble de ces journées dans une interview à Village Voice : « Un événement organisé pour permettre à des gens qui ont été en contact avec différentes formes de folie d’entrer en relation les uns avec les autres. »
Au-delà des cercles académiques
Ce cocktail étrange mêlant la montée d’une contestation radicale du mandarinat universitaire par une jeune garde qui se réclame, parfois très abusivement, d’un Jacques Derrida ou d’un Michel Foucault, et l’orchestration d’un buzz très tendance, notamment sur la scène artistique, s’avère détonnant. Il va faire que, pendant une brève période, la soi-disant French Theory semblera être la source d’inspiration privilégiée, de New York à San Francisco, de tous ceux, artistes, cinéastes, critiques ou chercheurs, qui se voulaient à la pointe de la vie intellectuelle et de la contestation du système. Très irritée par cet assaut de théories à la française au royaume du pragmatisme anglo-saxon, la critique du néoféminisme, Camille Paglia, professeure à l’université de Philadelphie, avança même cette comparaison : « Lacan, Derrida, et Foucault sont les équivalents universitaires de BMW, Rolex et Cuisinart. »
Le fait est que le très commode concept auto-immune de déconstruction connaît alors un retentissement allant bien au-delà des cercles académiques. « La seule fois où j’ai vu un philosophe salué comme un prophète, ce fut en Californie en 1984, lorsque j’assistai à une conférence de Jacques Derrida », raconte ainsi l’écrivaine Iris Murdoch. Certains n’hésitent pas à rebaptiser leur déconstructeur en chef « le Madonna de la pensée ». Pourquoi pas, puisque le groupe de rock Scritti Politti lui a consacré une chanson aux paroles enamourées : « I’m in love, I’m in love with a Jacques Derrida ». Il fait l’objet de plusieurs documentaires – notamment Derrida de Kirby Dick et Amy Ziering Kofman, sorti en 2002 -, projetés devant des salles combles, et son mot fétiche passe progressivement dans le langage courant. Il fut un temps où le dernier chic sur un campus était de répondre, quand on était interrogé sur ses études : « I do decon ». Si Derrida n’a pas eu la chance, comme Jean Baudrillard, le sémillant sémiologue lui aussi enrôlé par la French Theory, d’être désigné comme leur père spirituel par les créateurs du blockbuster Matrix, il aura eu droit à un joli clin d’oeil de Woody Allen avec le titre d’un de ses films : Deconstructing Harry (curieusement dans la patrie mère de la déconstruction, c’est devenu Harry dans tous ses états). Même dans le luxe certains designers se sont fait les hérauts d’une haute couture « deconstructed ».
Malgré tout, au final, on a bien du mal à établir un pont entre cette vogue très éphémère de l’hétéroclite troupe de maîtres-penseurs, habilement marketés il y a un demi-siècle sous le terme de French Theory, et le politiquement correct qui fait aujourd’hui des ravages dans la vie des idées aux Etats-Unis. François Cusset le montre bien dans son essai, c’est une nouvelle génération d’universitaires américains qui s’est emparée de ce label attractif pour ébranler un système universitaire sclérosé et donner un semblant de cohérence idéologique à leurs combats sur les genres, les minorités ethniques et le passé esclavagiste de leur nation. Il n’y a rien de plus américain au fond que la prétendue French Theory. D’ailleurs, celui qui le dit encore le mieux c’est Jacques Derrida dans une de ses lettres de voyage à son amie la philosophe Catherine Malabou ( La contre-allée: voyager avec Jacques Derrida. La Quinzaine littéraire/Louis Vuitton, 310 p., 28 euros), où il dépose comme en passant une énième définition de sa notion iconique : « L’Amérique est le nom propre de la déconstruction. » Effectivement, celle-ci en a fait un sacré chantier.
En « vedettes américaines » dans le casting
Gilles Deleuze. Fan de littérature américaine, devenu une star en France grâce à la publication, en 1972, de L’Anti-OEdipe, cosigné avec Félix Guattari, il n’envoie qu’une contribution écrite au symposium de Baltimore. Au départ, aux Etats-Unis on le prend pour un philosophe de science-fiction… Sylvère Lotringer en fait une vedette de sa « Schizo Culture Conference » de 1975, après quoi, avec Guattari, les deux têtes pensantes partiront en pèlerinage en Californie sur la tombe de Jack Kerouac. Ils croiseront en chemin Bob Dylan et Allen Ginsberg, mais la rencontre tourne au dialogue de sourds. Dans Mille Plateaux, leur suite à L’Anti-OEdipe , ils font de l’Amérique un « spécial cas rhizomatique ».
Jean Baudrillard. Coqueluche de la scène artistique new-yorkaise après la parution en 1983 de la traduction de Simulacres et Simulations , son livre le plus connu à l’étranger. Invité à une conférence au Whitney Museum qu’il dédie à Andy Warhol le dernier représentant de l’art contemporain pour ce pourfendeur de Jeff Koons, il fréquente en fait l’Amérique depuis 1970. Il a suivi à San Diego un séminaire d’Herbert Marcuse, sociologue marxiste, prophète des révolutions étudiantes de 1968. A force de traquer le simulacre et la simulation partout, (« la guerre du Golfe n’a pas eu lieu », dira-t-il pour expliquer que ce qu’on voit sur les écrans l’emporte sur la réalité), il fait scandale en réduisant aussi l’attentat du 11 septembre à « un événement-image ». Ne résiste de ses liens avec l’Amérique que sa fascination pour le désert californien.
Jean-François Lyotard. Son essai le plus connu, La Condition postmoderne : rapport sur le savoir, paru en 1979, né d’une commande du gouvernement du Québec, est une remise en cause de ce qu’il appelle les « métarécits » des Lumières. Ce qui légitimerait le savoir rationnel ne serait en fait que le produit de grands récits narratifs nés au XVIIIe siècle auxquels le passage à une société postindustrielle aurait fait perdre leur légitimité. Fréquemment invité en tant que Visiting professor, il enseigna surtout à l’université de Californie de San Diego et à Berkeley, l’université Johns Hopkins à Baltimore, l’université du Wisconsin à Milwaukee, et de 1995 à 1997, à l’Université privée Emory (Géorgie) Quand Lyotard était professeur à l’université de Californie, Jacques Derrida a séjourné plusieurs années chez lui à Laguna Beach.
Michel Foucault, entre haine et fascination
C’est à Berkeley, en Californie, que le plus influent des théoriciens de la French Theory, avec Jacques Derrida, a construit son fief américain. En termes éditoriaux, l’impact de ses écrits en Amérique est sans égal parmi ses pairs français : 300.000 exemplaires pour La Volonté de savoir, 200.000 pour L’histoire de la folie à la classique, 150.000 pour Les Mots et les Choses. Ses travaux ont ouvert une large brèche aux propagandistes du wokisme, notamment par l’intermédiaire de Judith Butler, grande prêtresse des théories du genre. Ce qu’en ont retenu beaucoup de ses disciples d’outre-Atlantique, c’est que non seulement le savoir était du pouvoir, mais qu’il était aussi le reflet d’un système de pouvoir. Autrement dit, qu’aucune vérité, même scientifique, n’était vraiment objective et qu’il y avait en elle une part de construction politique.
S’il avait de fervents admirateurs, Foucault suscitait parallèlement beaucoup de haine, ayant été accusé de s’être adonné à des rituels sadomasochistes dans les backrooms de San Francisco, d’être un corrupteur de la jeunesse et d’avoir inoculé le virus du sida dans les clubs de Folsom Street, le « quartier cuir » de la ville, accusations véhiculées par The Passion of Michel Foucault, la biographie sulfureuse de James Miller. Mélange de fascination et de haine qu’on retrouve dans le rapport du philosophe avec l’Amérique. Dans un savoureux récit Foucault en Californie (Editions Zone), Simeon Wade, un de ses fans de Berkeley, raconte leur trip commun dans la Vallée de la mort, écoutant du Stockhausen à Zabriskie Point, expérimentant les hallucinogènes ( « le ciel et les étoiles me tombent dessus »). Selon Wade, Foucault en serait revenu avec la ferme décision de jeter au feu le second tome de son Histoire de la sexualité. Critique féroce de l’oppression des minorités par le système américain, il aurait pourtant souhaité venir y mourir en 1984, à Silver Lake, la zone arty au centre de Los Angeles.
source 1: Les Echos
article complet: https://envahis.com/aux-source-du-wokisme-la-french-theory/
Les livres cités sur le wokisme
French Theory : Foucault, Derrida, Deleuze & Cie et les mutations de la vie intellectuelle aux Etats-Unis, par François Cusset, La Découverte, 378 p., 13,50 euros, août 2005.
L’idéologie du wokisme, par Pierre Valentin, deux volumes de la Fondapol, juillet 2021 : t1 Anatomie du wokisme, t2 Face au wokisme.
L’après littérature, par Alain Finkielkraut, Stock, 140 p., 19,50 euros, septembre 2021.
OK Millennials, par Brice Couturier. Editions de l’Observatoire, 336 p., 21 euros, septembre 2021.
La Dictature des vertueux, par François Aubel et Soazic Quéméner, Buchet-Castel, 350 p., 19 euros, février 2022.
La Tyrannie vertueuse, par Pierre Jourde, Le Cherche Midi, 256 pages, 18 euros, février 2022.
Les nouveaux justiciers,: réflexion dur la cancel culture, par Emmanuel Pierrat. Decitre, 249 p., 18 euros, février 2022.
Les deux universités, par Robert Leroux. Editions du Cerf, 248 p., 20 euros, mai 2022.
Le Voyant d’Etampes, par Abel Quentin, Editions de l’Observatoire, 384 p., 20 euros, août 2021.
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