Toujours plus large, toujours plus long, toujours plus lourd. Tel pourrait être le credo des constructeurs automobiles pour nous acheminer des véhicules ne cessant de gagner autant en taille qu’en poids. Et ce pour des infrastructures qui, loin d’évoluer dans le même sens, iraient plutôt dans celui de la démobilité avec contraction des axes jusqu’à leur disparition pure et simple.
L’on pourrait même se demander s’il n’existe pas une règle universelle qui voudrait que plus les ralentisseurs et chicanes gagnent en taille, plus les véhicules s’y adaptent en conséquence. Même des marques autrefois réfractaires à la mode des chars urbains comme Ferrari ou Bentley s’y sont rangés par réalisme économique avec la Purosangue et la Bentayga respectivement. Quoiqu’il en soit, le phénomène est réel et ne semble pas faiblir, a fortiori avec la poussée de l’électromobilité.
Light is right
Qu’il est loin le mantra de Colin Chapman, fondateur de la marque britannique Lotus, qui préconisait la légèreté en termes de construction automobile. Pour cet ingénieur en structures, l’aérodynamisme devait se combiner à l’agilité d’où son credo : « Light is right » ou (La légèreté est la clef). À rebours d’un autre ingénieur de talent contemporain, Enzo Ferrari, le moteur devenait accessoire et pire, devait participer à ce gain de poids, fût-ce au prix d’une moindre cylindrée. Nous lui devons une écurie de Formule 1 devenue mythique en compétition qui a promu l’emploi de fibre de verre ou le châssis monocoque mais aussi une philosophie sur la mobilité automobile.
L’exemple de Lotus est pris à bon escient car depuis la reprise de la marque anglaise par le constructeur chinois Geely, l’optimisation de la masse ne semble plus de mise. Que l’on en juge par la dernière née, l’Evija, une supercar de 1470 kW, soit pratiquement 2000 CV (chevaux-vapeur) pour… 1640 kilogrammes (données constructeur). Certes pour une supercar, cela reste très correct et loin des 2150 kilogrammes de l’imposante Rimac Nevera, mais tout de même, la philosophie de Lotus en prend un sacré coup. Et ne parlons pas de la sortie prochaine de l’Eletre, un SUV sportif de 441 kW (soit 591 CV) qui sera lesté d’un ensemble de batteries qui ne participeront pas à la légèreté de l’ensemble.
L’électromobilité fait-elle le poids ?
Et l’on peut précisément en arriver à ce point névralgique qui est souvent négligé : la masse induite par l’électrification des gammes de véhicules. Dans les publicités idylliques vantant les mérites de l’électromobilité, l’accent est généralement mis sur la puissance (en kW) et l’autonomie (en kilomètres).
Il est en revanche généralement jeté un voile très pudique sur la masse (exprimée en tonnes et kilogrammes) ; et à raison puisque l’on observe que l’ensemble des batteries représente au minimum un tiers de la masse globale du véhicule, et parfois plus de la moitié sur quelques modèles.
Cette obésité est rendue nécessaire par une équation simple : concilier plus de puissance et plus d’autonomie va nécessiter plus de batteries.
Le site INSIDEEVS s’est attelé à mesurer le ratio entre poids des batteries et capacité d’icelles pour plusieurs véhicules électriques, et l’on découvre des chiffres très percutants : la Polestar 1 (division sportive électrique de Volvo) affiche 71,8 kg/kWh, la BMW i3 affiche 61,8 kg/kWh, la Nissan Leaf 40 kWh affiche 42,5 kg/kWh, la Peugeot e-2008 affiche 34 kg/kWh, la Renault ZOE ZE50 affiche 31,5 kg/kWh et la Xpeng G3 520 Chinese affiche 25,9 kg/kWh. À ce petit jeu, la palme du meilleur rendement revient à la Tesla Model S pour ses 22,4 kg/kWh et le prix du plus mauvais rendement revient à la Mitsubishi i-MiEV avec ses 75 kg/kWh.
Cependant, si nous jetons un œil sur les masses affichées des différents modèles testés, la très grande majorité oscille entre 1800 et 2000 kilos. Et l’embonpoint ne semble pas freiner avec l’arrivée de SUV toujours plus électriques et pesants. Songeons qu’une Tesla Model X c’est déjà 2487 kilos, qu’une Volkswagen ID.4 Pro Performance c’est 2124 kilos, que la Mercedes EQC 400 c’est 2425 kilos et qu’une Audi e-tron 55 c’est 2555 kilos. La Peugeot e-2008 fait figure de poids plume avec ses 1548 kilos. À ce titre, les constructeurs sont très peu diserts sur cette caractéristique, souvent absente dans le descriptif et nécessitant de rechercher assez longtemps cette information.
L’on ne peut qu’acquiescer à un principe élémentaire : plus la masse enfle, plus le besoin en matériaux augmente. Et plus cette inflation s’ancre dans le temps, plus le stress sur les marchés s’accroît. La crise des semi-conducteurs qui perdure depuis fin 2020 est à ce titre significative : les principaux acteurs de l’industrie automobile ont dû au mieux ralentir leur production mais plus généralement ont été contraints de stopper certaines lignes et de déclarer en chômage technique leurs employés. Ladite crise étant accentuée par le conflit en Ukraine qui voit les matières premières s’envoler, à commencer par l’aluminium, le cuivre, le nickel et d’autres métaux non cotés à la bourse de Londres, comme le lithium, ont suivi une tendance identique. Le cours du nickel a même été suspendu temporairement en raison d’une hausse incontrôlée (passant de 29 800 dollars la tonne à 42 990 dollars en 24 heures, soit 69 % d’augmentation en une seule journée !).
En outre, cette flambée du poids génère de très sérieuses problématiques en matière de gestion des masses : prendre un virage avec un véhicule d’une tonne n’est pas la même chose qu’avec un autre faisant le double de masse avec le plus souvent un couple encore plus prononcé : la force centrifuge s’exerçant dès lors avec encore plus d’effet sur le véhicule et ses passagers d’où risque de perte de trajectoire en entrée de courbe.
Paradoxes de l’électromobilité
Alors vient en renfort l’électronique pour corriger tout cela avec des aides à la direction assistée, au contrôle de motricité et à la transmission en 2 ou 4 roues, à la correction de trajectoire et encore bien d’autres.
Sans cette pléthore d’assistances, ces électromobiles seraient difficilement manœuvrables et particulièrement dangereuses à vitesse élevée. Et puis l’effet pervers, même avec les différentes aides électroniques (en priorité l’ABS qui évite de bloquer les roues en cas de ralentissement violent et impromptu), c’est l’utilisation plus accentuée des freins (hors freinage régénératif). Et qui dit freinages plus appuyés, dit davantage d’émanation de particules fines (PM 10 et PM 2,5, appelées autrefois fumées noires). L’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques) s’est alarmée de cette réalité dans un rapport publié le 7 décembre 2020 intitulé Non-exhaust Particulate Emissions from Road Transport : An Ignored Environmental Policy Challenge.
Ledit rapport de pointer du doigt l’obésité galopante des véhicules électriques :
However, EVs do not necessarily emit less PM2.5 than ICEVs. Although lightweight EVs emit an estimated 11-13 % less PM2.5 than ICEV equivalents, heavier weight EVs emit an estimated 3-8 % more PM2.5 than ICEVs. In the absence of targeted policies to reduce non-exhaust emissions, consumer preferences for greater autonomy and larger vehicle size could therefore drive an increase in PM 2,5 emissions in future years with the uptake of heavier EVs.
Rappelons que la Norvège, pourtant très en pointe dans l’électromobilité, avait envisagé en 2017 de promulguer une loi sanctionnant les véhicules électriques en surcharge pondérale. Projet de loi appelé vulgairement loi Tesla puisque visant prioritairement cette marque américaine mais finalement abandonnée. En France, une ordonnance sur le poids a bien été votée en décembre 2021 (taxe sur la masse en ordre de marche) mais elle exclut d’office plusieurs types de véhicules dont… les électromobiles (et les hybrides pouvant justifier de 50 kilomètres d’autonomie en tout électrique). Or, l’abrasion des éléments mécaniques du véhicule et de l’environnement routier demeure identique, à ceci près que la transition énergétique (faussement appelée écologique) impose une marche forcée vers l’électrification par des normes anti-pollution qui pénalisent les véhicules les plus sobres !
Car là le paradoxe est là : les citadines sont en voie de disparition, qu’elles soient thermiques et électriques, puisque jugées pas assez rentables pour les constructeurs aux dépens du succès grandissant des SUV. Les Renault Twingo, les Citroën C1, les Toyota Aygo, les Volkswagen Up ! appartiennent au passé ou sont sur la sellette. Seule résiste encore la Fiat 500, mais pour combien de temps ? Et sa variante électrique, record des ventes en Europe (5524 immatriculations neuves en avril 2022) est sur la voie de l’embonpoint puisqu’à la pesée, elle déclare déjà 1320 kilos. Ainsi, si les citadines sont sauvées, ce sera par l’électrification dont découlera une hausse du prix à l’unité et un rejet supérieur de particules fines. On ne peut pas vraiment dire que ce soit une opération blanche pour le consommateur et l’environnement.
Inquiétude sur la disponibilité des ressources
Ce n’est pas Carlos Tavares, le président de Stellantis, qui prétendra le contraire lui qui a déclaré, lors de la conférence Future of the Car 2022, qu’il craignait une pénurie de batteries et de matières premières entre 2024 et 2025. Appel du pied aux pouvoirs publics pour lâcher du lest sur l’électrification forcée ? Peut-être mais aussi une réalité crue : 6,6 millions d’électromobiles ont été vendues dans le monde, et ces véhicules réclament des matières spécifiques dont la plus connue est le lithium. Selon l’AIE (Agence Internationale de l’Énergie) le besoin en lithium pourrait croître par six d’ici 2030. En mai 2021, la même agence avait déjà signifié le défi minéralogique que relevait cette électrification à grande échelle des mobilités dans son document The Role of Critical Minerals in Clean Energy Transitions. Elle avertissait à escient que :
In today’s markets, most minerals that are vital to clean energy technologies are relatively well supplied. Prices for certain minerals have risen strongly since the second half of 2020, with some reaching multi-year highs. This was due to expectations of strong future growth, as well as demand recovery in the People’s Republic of China (China). While it is too early to brace for the next price cycle, if we slightly extend the time horizon, we see ample reasons to be vigilant about the ability of supply to meet demand – especially as many governments redouble efforts to accelerate energy transitions.
Et dans son dernier compte rendu sur la croissance du marché de l’électromobilité, le Global EV Outlook 2022, l’AIE insiste sur cette hausse des prix et sur la dépendance géopolitique à ces matières et aux véhicules électriques :
Prices for lithium, a crucial mineral for car batteries, were over seven times higher in May 2022 than at the start of 2021, and prices for cobalt and nickel also rose. All else being equal, the cost of battery packs could increase by 15 % if these prices stay around current levels, which would reverse several years of declines. Russia’s invasion of Ukraine has created further pressures, since Russia supplies 20 % of global battery-grade nickel. Governments in Europe and in the United States have promoted industrial policies aimed at domestic development of EV supply chains, as more than half of all lithium, cobalt and graphite processing and refining capacity is located in China. In addition, China produces three-quarters of all lithium-ion batteries and has 70 % of the production capacity for cathodes and 85 % for anodes, both of which are essential components of batteries. More than half of all electric cars in 2021 were assembled in China, and the country is poised to maintain its manufacturing dominance.
Un propos détaillé dans une analyse parue en anglais, Electromobility in the automotive industry : A technological and geopolitical shift, où j’exprimais combien les décideurs européens se sont sabordés dans cette transition car incapables d’envisager une approche systémique de celle-ci, laissant béante la possibilité d’une crise majeure par survenance d’une guerre, d’une épidémie, d’une catastrophe naturelle, d’une révolution etc. :
This injunction of excessive electrification of mobility by the national and European authorities has increased dependence on non-sovereign technologies (example: connecting the batteries to the 5G electrical network) and supplies of specific materials (example : silicon and germanium semiconductors) undermining traditional manufacturers, forced to rethink their production chains and make more use of crucial external elements. This imposed policy is already leading to job cuts, mergers between weakened players, skills losses and worsened dependence on third-party products and technologies.
Ainsi, dans le cadre de l’électronique envahissant toutes nos électromobiles, l’importance de la production de saphir synthétique est décuplée par sa capacité à produire des couches pour les semi-conducteurs comme le silicium (Silicon on Sapphire) afin de créer des galettes (des tranches très fines) essentielle à la connexion des éléments du circuit composé. Or, la Russie dispose d’une position dominante dans le secteur, à 80 %, et les sanctions confirmées par Taïwan vont accentuer une crise des semi-conducteurs qui n’en demandait pas tant depuis fin 2020.
Soulignons aussi le rôle très discret mais réel du gaz de néon purifié (par un procédé de séparation et purification mis en place depuis l’Union Soviétique à des fins militaires) sortant des usines de Cryoin et d’Ingas, basées à Odessa et Marioupol respectivement. Or ce nénon purifié est employé massivement dans les lasers qui servent à graver les semi-conducteurs de tous nos appareils électroniques, et l’Ukraine serait fournisseur de près de 50% du marché mondial de néon purifié.
Quant à l’électromobilité stricto sensu, mentionnons le nickel, lequel n’est pourtant pas considéré comme une matière stratégique par les instances européennes, demeure essentiel dans les alliages, les accumulateurs, les résistances, les aimants, les électrodes etc. Or, la Russie en est le troisième producteur mondial avec 250 000 tonnes derrière l’Indonésie et ses 1 000 000 tonnes (qui a décidé depuis janvier 2020 d’une réorientation de sa production vers le marché interne) et les Philippines avec ses 370 000 tonnes. Là encore, l’aléa géopolitique impose sa réalité aux chaînes de valeur industrielles.
Souveraineté minéralogique et liberté modale
Et ce n’est qu’un bref aperçu de ce qui nous attend les années à venir tant l’approche minéralogique, la gestion des risques minéralogiques plus exactement, a été curieusement éludée ou minorée par les décideurs nationaux et européens. La transition énergétique est à ce titre révélatrice d’une pensée plus dogmatique que programmatique tant l’insécurité énergétique et minéralogique est patente au fil de la croissance de l’électromobilité. Sans omettre la menace à peine voilée sur la liberté de se déplacer, rendue de plus en plus contraignante par des normes s’enchevêtrant sans fin.
Les solutions existent : elles nécessitent de replacer la souveraineté minéralogique au premier plan. Et l’intégrer dans une compréhension des phénomènes et processus systémique.
Tout est matière, même le cyber, et considérer que seule une voie est juste par l’ajustement le plus rétréci des œillères, c’est précisément empêcher l’ingéniosité de nos chercheurs et ingénieurs à offrir des solutions aux problématiques de notre temps et créer des effets secondaires parfois aussi nocifs que le mal originel censé être combattu.
L’électrification des mobilités (batteries et hydrogène) est un retour en grâce d’une modalité qui avait court déjà à la fin du XIXe siècle et début du XXe avant d’être supplantée par son concurrent thermique pour des raisons de coût et de praticité (malgré la luxueuse Pierce Arrow électrique à courant alternatif du Docteur Nikola Tesla élaborée en 1931). Si des progrès réels ont été opérés depuis les années 1980, et que l’électrification se serait peut être imposée naturellement bien que plus lentement, l’actuelle transition menée au galop par les instances européennes et nationales a des conséquences néfastes vu qu’elle n’a pas été élaborée de manière globale, qu’elle repose sur un pari économique gonflé d’aides publiques, qu’elle a oublié l’importance des infrastructures, qu’elle n’a pas envisagé le rôle névralgique des matières minérales spécifiques et plus simplement parce qu’elle vise en réalité à la démobilité, qui s’inscrit dans le mouvement de dépossession et de décivilisation de l’époque. Il est assez triste que l’électromobilité soit associée à ce mouvement pernicieux de liberté conditionnelle et non à une promesse d’élargissement de la liberté de mouvement.
La liberté modale c’est plus que de pouvoir arpenter les chemins de son choix, c’est aussi avoir le choix de sa locomotion. L’électrification sans réflexion et par imposition amène à la culpabilisation, la confiscation et finalement à la déconstruction du tissu entrepreneurial et socio-économique. L’électromobilité doit rester un choix et non une contrainte.
Extrait de: Source et auteur
Grand merci à “Les Observateurs” qui par cet article très informatif mettent enfin en lumière le mythe d’une électromobilité générale, incontournable et parfaite. Il reste à observer ce que nous diront les factures d’électricité dès le début de l’année prochaine ; sans évoquer l’approchant risque de pénurie d’électricité…