Si, comme moi, vous vous intéressez à l'actualité, vous avez peut-être eu la surprise de constater, au milieu du flot de nouvelles en provenance d'Ukraine quelques manchettes pour le moins surprenantes: il n'y a pas de laboratoires secrets d'armes biologiques en Ukraine.

Pardon?

L'actualité déborde d'arguments et de contre-arguments ; mais on peut s'interroger sur le besoin de nier avec force quelque chose qui n'existe pas. "Non, les Martiens n'ont pas attaqué l'Australie!" ou "Non, l'Ouganda n'a pas de programme nucléaire militaire" sont autant d'exemples alternatifs qui viennent à l'esprit. Pourquoi prendre la peine de démentir quelque chose dont le grand public n'a jamais entendu parler?

En Suisse romande, Le Matin reprit l'info, avec le sens de la nuance qui le caractérise:

Après avoir abondamment diffusé infox et rumeurs sur le Covid, de nombreuses figures de la complosphère antivax jettent désormais leur dévolu sur l’invasion russe en Ukraine, devenant ainsi des relais actifs de la propagande du Kremlin et de sa guerre informationnelle. (...) Une partie de la «complosphère covido-sceptique a clairement basculé sur la séquence ukrainienne», confirme Tristan Mendès-France, spécialiste français du conspirationnisme. «Ce n’est pas une surprise: cette complosphère est une coquille vide qui s’agrège autour de l’actualité du moment».

Tout y est, petite remarque dénigrante, intervention de l'expert, sous-entendu de la débilité profonde de qui oserait croire pareilles sornettes. On sent la maîtrise d'une rédaction rompue à l'exercice. Un Internaute (heureusement qualifié de détestable par une majorité de lecteurs du Matin, on a les médias qu'on mérite) ose tout de même contredire l'article:

Les affirmations selon lesquelles l'Ukraine possède actuellement de dangereux laboratoires d'armes biologiques sont venues tout d'abord de Russie ainsi que de Chine, entrainant de vives protestations. Mais toute tentative de prétendre que les installations d'armes biologiques de l'Ukraine ne sont que des laboratoires médicaux bénins et standard est annulée par la grave préoccupation explicite de Victoria Nuland, sous-secrétaire d'Etat aux affaires politiques, comparaissant le 8 mars devant le Congrès, selon laquelle "les forces russes pourraient chercher à prendre le contrôle de ces installations", soit 26 laboratoires sous contrôle américain. Le gouvernement US s'emploie pour l'instant à trouver des solutions avec les Ukrainiens sur la manière dont ils peuvent empêcher que l'un de ces matériaux de recherche ne tombe entre les mains des forces russes. Pour rappel, les armes biologiques sont interdites...

Les Chinois? Les Russes? Le Congrès américain? Prendre le contrôle des installations? Ça commence à faire beaucoup de remue-ménage pour un complot ridicule!

Des accusations russo-chinoises à un dérapage au Sénat américain

Essayons de remonter à la source. Selon la RTBF belge, l'origine de ce flot de "désinformation" serait un tweet du 24 févier faisant correspondre les frappes aériennes russes en Ukraine et l'emplacement de mystérieux laboratoires de recherche biologique. Reprenant des communiqués du gouvernement américain et des  services de renseignement ukrainiens, la RTBF défausse ces nouvelles, les présentant comme de la "désinformation au long cours", quoi que cette expression puisse dire.

Trop tard, le train est lancé. La réaction est à la hauteur. De clarification en fact-checking, les Américains et leurs alliés (et tous les médias) parlent d'une seule voix: tout cela n'a aucun sens. L'unanimité, insistante et pesante, commence à inquiéter: la lourdeur médiatique est contre-productive.

Une grosse faille apparaît le 8 mars lorsque Victoria Nuland, Sous-secrétaire d'État aux Affaires Étrangères, témoigne des affaires en cours devant le Sénat américain. Marco Rubio, un Républicain plutôt mou, lui demande brièvement si l'Ukraine a des armes bactériologiques ou chimiques. Il s'attend à une réponse négative avant de passer à autre chose, mais le script dérape. Mme Nuland n'ose visiblement pas mentir de façon aussi ostensible. Avec de grandes précautions de langage, elle nuance sa réponse, provoquant la stupeur dans l'assemblée: oui, l'Ukraine dispose de laboratoires de recherche biologique, et les États-Unis sont inquiets que les Russes parviennent à s'emparer de ce qu'ils contiennent...

La séquence d'une minute vaut le coup d’œil:

Est-ce que l'Ukraine a des armes biologiques? Euh, elle a des laboratoires de recherche biologique. Un peu comme ces laboratoires secrets dont les médias s'arc-boutent pour affirmer qu'ils n'existent pas. Et non seulement ces laboratoires existent, mais ce qu'ils contiennent est si dangereux qu'il ne faut pas que cela tombe dans de mauvaises mains.

En quelques secondes, la théorie du complot des laboratoires-biologiques-secrets prend vie sous nos yeux et toutes les dénégations des médias s'effondrent.

Une réponse qui interroge

Comme l'explique Tucker Carlson, proprement désarçonné en assistant à ces images, elles soulèvent un flot de questions qu'il aurait voulu poser à Mme Nuland:

Que faisaient-ils exactement dans ces laboratoires de recherche biologique ukrainiens? L'Ukraine est l'un des pays d'Europe les plus pauvres, il passe difficilement comme un fer de lance de recherche biomédicale. On peut penser qu'il ne s'agissait probablement pas de laboratoires pharmaceutiques mettant au point un nouveau médicament contre la leucémie. De la réponse de Victoria Nuland, on peut assumer qu'il y avait une application militaire à ces recherches (...)

Et pourquoi [les États-Unis] ont-ils financé quelque chose de la sorte en Ukraine? Et pourquoi [le gouvernement américain] n'a-t-il pas mis en sécurité le contenu de ces laboratoires de recherche biologique avant que les Russes n'arrivent, vu qu'il savait qu'ils arriveraient? Et pourquoi avez-vous fait ensuite tout votre possible pour mentir au public américain à propos de tout cela?

Si le "matériau de recherche" se retrouvait dans la nature, et vous semblez très concernée par cette éventualité, quelles seraient les conséquences sur l'Ukraine et le reste du monde? Comment pouvons-nous nous préparer pour les conséquences qui vous inquiètent? Ne devrions-nous pas nous préparer?

Parce qu'il semble que nous ayons passé les deux dernières années à vivre avec un autre pathogène manipulé dans un autre laboratoire de recherche biologique [celui de Wuhan...] financé en secret par le Gouvernement des États-Unis. Alors il nous semble que ces questions sont légitimes.

Mais non. À la place, M. Rubio rétorque que les Russes font de la propagande d'utilisation possible d'armes biologiques par les forces ukrainiennes, tendant la perche à Mme Nuland. Celle-ci l'attrape au vol et confirme que si l'utilisation de ces armes se produisait en Ukraine, ce serait bien évidemment un coup des Russes...

"C'est une technique de propagande classique d'accuser l'adversaire de quelque chose que l'on prépare soi-même", conclut Mme Nuland, en parlant des Russes, bien sûr!

Les preuves s'accumulent

"Les laboratoires [d'Ukraine] ne sont pas opérés par les États-Unis et n'ont pas pour objectif de développer des armes biologiques mais plutôt de les prévenir, ont détaillé à l'AFP des experts en armes de défense américains", explique une dépêche reprise dans les médias un peu partout. On note que les laboratoires inexistants ont désormais une existence officielle. Le reste est juste de la langue de bois.

Comme Tucker Carlson le fait remarquer, une arme est conçue pour provoquer des dégâts. On a beau décréter que des ogives nucléaires sont "à usage défensif", elles n'en restent pas moins des bombes. Les subtilités de vocabulaire ne visent qu'à enfumer les blaireaux. Si les travaux dans ces laboratoires sont à ce point inoffensifs, d'ailleurs, pourquoi s'inquiéter autant que leur contenu tombe entre les mains des Russes? Ce qui s'est évidemment produit... Mais certains politiciens américains cherchent à s'en sortir en visant les lanceurs d'alerte, car comme chacun sait, ils sont la source de toute sorte de problèmes.

Les Russes n'ont nul besoin de s'emparer de laboratoires en Ukraine pour disposer d'armes bactériologiques et chimiques - ils en ont déjà. Et savent donc de quoi ils parlent. Lorsqu'ils qualifient leurs trouvailles d'armes biologiques, ils ne semblent pas tellement convaincus de leur aspect défensif. L'innocuité discutable de ces recherches est peut-être la raison pour laquelle l'OMS demanda le 10 mars au gouvernement ukrainien "de détruire les agents pathogènes à haut risque pour prévenir tout déversement potentiel" au sein de la population.

Comme dans les séries policières, les criminels tentent d'effacer leurs traces ; c'est aussi le cas de l'administration américaine. Depuis quelques jours, elle fait de son mieux pour supprimer les liens entre l'Ukraine et les États-Unis dans la recherche biologique, mais les sites d'archive sont là pour témoigner. L'inauguration d'un laboratoire de recherche biologique en Ukraine en 2010 peut ainsi être consultée...

Un rapport de 2011 du Comité de l'Académie des Sciences américaine sur les défis de l'expansion globale des laboratoires de haute-sécurité explique que le laboratoire basé à Odessa est "responsable de l'identification de pathogènes excessivement dangereux" disparut lui aussi...

Quelques-uns des charmants pathogènes étudiés par le laboratoire d'Odessa (cliquez pour agrandir)

L'Ambassade américaine en Ukraine fut particulièrement zélée dans le nettoyage récent de son site web, notamment la page du programme américano-ukrainien de Réduction des Risques Biologiques (archive), entamé en 2005 sous la férule d'un certain Sénateur Barack Obama.

On y trouvait jusqu'à il y a peu les fact sheets des contrats de construction de laboratoires de recherche bactériologiques pour différents sites, à Kharkiv, Luhansk, Dnipropetrovsk, Vinnytsia, Kherson, Ternopil, Uzhgorod, Lviv, et Lviv encore. Le point commun entre toutes ces installations prévues entre 2010 et 2013? Toutes payées par le Département de la Défense des États-Unis.

L'Ukraine était-elle à ce point un foyer d'infection qu'il faille y construire des dizaines de laboratoires pour étudier la fièvre de Lhassa ou Ebola? Pourquoi les financer à travers le budget de la Défense des États-Unis, plutôt que, par exemple, celui de la Santé ou des Affaires étrangères? Pourquoi effacer tous ces documents dans la précipitation?

Vendredi 11 mars, le Conseil de Sécurité de l'ONU se réunit en urgence sur demande la Russie pour aborder la question des armes biologiques. Les médias francophones s'étendirent peu sur la réunion, notamment la demande par plusieurs pays d'une enquête internationale pour faire la lumière sur les laboratoires en Ukraine.

Que d'agitation pour des laboratoires imaginaires!

Un sombre virage pour le gouvernement américain

L'officialisation de l'existence de laboratoires de recherche bactériologiques secrets, opérés à l'étranger en collaboration avec les États-Unis et financés par ces derniers, pose d'énormes questions éthiques.

L'interdiction des armes biologiques est inscrite dans une Convention internationale en vigueur depuis 1975. Elle officialise le Protocole de Genève établi au lendemain de la Première Guerre mondiale, le premier traité à bannir certaines catégories d'armes du périmètre de la civilisation.

En 2003, il y a moins de vingt ans, les États-Unis envahissaient l’Irak au nom du démantèlement du programme d'armes bactériologiques et chimiques de Saddam Hussein. Aux yeux de l'opinion publique américaine, la possession de telles armes était suffisante pour justifier une guerre. C'est à cette époque que George W. Bush qualifia d'Axe du Mal les pays disposant d'armes de destruction massive ou cherchant à en obtenir.

Sous son égide, les États-Unis se lancèrent sur une pente glissante avec notamment les prisons secrètes de la CIA. Le pays passa les décennies suivantes à externaliser hors de ses frontières et sous le sceau du secret d'autres activités illégales réprouvées par le grand public américain, comme la recherche de gain de fonction sur des pathogènes comme le Coronavirus de chauve-souris...

Certains refuseront d'admettre ce qu'ils ont sous les yeux. Le déni est une réaction compréhensible mais sans intérêt dans la quête de la vérité.

À force d'avoir nié l'existence de ces laboratoires secrets, d'innombrables responsables américains, politiciens, militaires ou administratifs, sont pris dans le sac de leurs mensonges. Leurs relais dans les médias le sont aussi par complaisance, et c'est la façon la moins déshonorante de présenter les choses. Tous ces gens sont à jamais indignes de confiance.

Outre la dangerosité purement militaire de ces armes interdites, la réputation des États-Unis est encore une fois salie. Les citoyens américains peuvent sincèrement plaider que leur gouvernement leur a menti, mais le reste du monde ne s'embarrasse pas de telles subtilités. Au vu des recherches illégales opérées en Ukraine (et dans d'autres pays, n'en doutons pas!) il sera plus difficile pour quiconque de présenter les États-Unis d'Amérique comme le flambeau de la liberté et de la vérité contre la vilénie et les mensonges des autres gouvernements du monde.

Stéphane Montabert - Sur le Web et sur LesObservateurs.ch, le 19 mars 2022