Prix de l’électricité, Bruxelles et Paris responsables et coupables

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La libéralisation des marchés de l’énergie en Europe est un échec cuisant. Elle ne s’est pas traduite, comme promis, par une baisse des prix pour les consommateurs, mais par une envolée des tarifs. De plus, les gouvernements français successifs n’ont cessé d’affaiblir EDF et le système électrique du pays, qui avait pourtant garanti pendant des décennies une électricité abondante et bon marché.


La flambée des prix de l’électricité est une mauvaise nouvelle pour l’économie française et ses finances publiques. Pourtant, avec 70 % de son électricité produite par des centrales nucléaires amorties, la France devrait pouvoir continuer à bénéficier d’une électricité bon marché. C’était sans compter avec une libéralisation européenne du marché de l’énergie menée de façon absurde et dogmatique, et avec des politiques énergétiques françaises caractérisées, depuis de nombreuses années maintenant, par l’indécision, le manque de courage et des calculs à courte vue.

Si on y ajoute les usines à gaz administratives dont l’État français a le secret pour donner l’illusion de créer un marché concurrentiel, on aboutit à une situation dans laquelle tout le monde est perdant. Le consommateur d’abord. Il paye toujours plus cher son électricité. Sans intervention de l’État, la hausse de la facture des particuliers en février aurait été de 44,5% ! EDF ensuite qui se trouve dans une situation financière et industrielle considérablement dégradée. L’électricien public est surendetté et incapable de respecter un calendrier industriel, que ce soit celui de la maintenance de son parc de 56 réacteurs nucléaires ou de la construction d’un unique EPR à Flamanville. Dans le premier cas, le retard se chiffre en année et dans le second… il dépasse une décennie. Enfin, le gouvernement se trouve condamné aujourd’hui à dépenser des dizaines de milliards pour éviter une catastrophe sociale, contenir l’envolée des prix et pour renflouer EDF, et lui donner enfin les moyens de mettre à niveau son outil de production…

Une libéralisation du marché européen menée en dépit du bon sens

La faute originelle revient, sans surprise, à la Commission européenne. Elle a pour nom « déréglementation du marché de l’énergie », intervenue en juillet 2007. On allait voir ce qu’on allait voir. La libéralisation du marché de l’énergie en général et de l’électricité en particulier devait ouvrir au consommateur européen une ère d’abondance et de prix cassés. C’est tout le contraire qui s’est passé.

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« Obsolète », « aberrant », voilà comment le ministre français de l’Économie, Bruno Le Maire, qualifie aujourd’hui, dans un sursaut de lucidité, le fonctionnement dudit marché européen de l’électricité. Il aura mis du temps à comprendre. Ce n’était pas le cas de Marcel Boiteux, qui dirigea EDF pendant vingt ans, jusqu’en 1987. Il insistait en 2007 sur le caractère absurde des exigences de Bruxelles visant à mettre fin aux tarifs réglementés de l’électricité (subventionnés) afin de permettre aux nouveaux entrants de se développer. « Dans ce cas, il ne s’agit plus, comme la Commission européenne le fait espérer, d’ouvrir la concurrence pour faire baisser les prix, mais bien d’augmenter les prix pour permettre la concurrence. » Il avait parfaitement raison.

Bruno Le Maire veut maintenant « revoir de fond en comble le fonctionnement du marché unique de l’électricité. […] En France, on s’approvisionne en électricité à partir des centrales nucléaires et de l’énergie hydraulique, donc on a une énergie décarbonée et un coût très bas, mais le marché […] fait qu’il y a un alignement des prix de l’électricité en France sur les prix du gaz. » L’ennui, c’est que le ministre français de l’Économie n’a évidemment pas le pouvoir de revoir le système de fond en comble.

Le dispositif ahurissant de l’Arenh…

Et puis la faute n’est pas seulement bruxelloise. Pour contourner les injonctions de la Commission, les gouvernements français ont créé un système encore plus absurde. Ils ont voulu retarder le plus longtemps possible la suppression des tarifs règlementés de vente (TRV), malgré les directives européennes successives qui la réclamaient, d’abord pour les industriels et ensuite pour le tertiaire et le résidentiel, pour lesquels ils ont été maintenus.

Comme les tarifs réglementés rendent difficile l’entrée sur le marché de fournisseurs alternatifs, qui doivent s’alimenter sur le marché de gros où les prix sont le plus souvent supérieurs aux TRV, le gouvernement, pour obtenir l’accord de Bruxelles, a créé en 2012 une concurrence artificielle avec le dispositif ahurissant de l’Arenh (Accès régulé à l’énergie nucléaire historique). Ce sigle ne peut avoir été concocté que par un technocrate sous amphétamines. L’Arenh consiste pour EDF à céder aux fournisseurs alternatifs une partie de sa production nucléaire, jusqu’à 25 %, à prix coûtant (42 euros/MWh)… en fait à perte. Cela a permis à près d’une cinquantaine de nouveaux distributeurs d’électricité d’apparaître, avec en tête Engie et Total, et de tailler des croupières à EDF… à ses frais. Fin 2020, ils alimentaient en électricité pas moins de 28 % des foyers.

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Avec la flambée actuelle des prix de l’électricité sur les marchés, les fournisseurs ont demandé massivement à bénéficier de ce mécanisme qui leur garantit des électrons pas chers. Mais leur demande n’a pas pu être satisfaite en totalité, loin de là. Le plafond est fixé à 100 térawatts-heure (TWh) et ils en ont demandé un niveau record de 160 TWh. L’électricité nucléaire bon marché qu’ils n’ont pas reçue, ils doivent la remplacer par des achats sur les marchés de gros aux cours particulièrement élevés. Cette inflation a un effet automatique sur les TRV.

Là encore, Bruxelles et Paris ont œuvré pour créer une situation qui ne fait que des perdants. D’abord, le mécanisme européen de fixation des prix de l’électricité est dysfonctionnel. C’est le coût de production de la dernière centrale appelée pour répondre à la demande qui fixe le prix unique de marché. Le prix retenu est par définition le plus élevé… En l’occurrence, le tarif des centrales à gaz qui servent d’appoint notamment quand les renouvelables, éolien et solaire, ne produisent pas du fait de leur intermittence. Il faut du vent et du soleil, sinon pas d’électricité. Non seulement les centrales à gaz sont donc sollicitées en dernier recours, et ont de ce fait des coûts de production élevés, mais ceux-ci atteignent des sommets quand les cours du gaz flambent, parce qu’une pénurie mondiale de cette énergie fossile existe depuis le début de l’année 2021.

Ainsi, le consommateur français subit de plein fouet l’augmentation des prix du gaz alors même que l’indépendance du pays en matière de production électrique devrait l’en préserver. D’après les statistiques d’Eurostat, en une dizaine d’années, la facture d’électricité toutes taxes comprises du consommateur français a augmenté de 50 %. Sachant que l’ensemble des taxes qui pèsent sur l’électricité (taxes sur la consommation finale d’électricité, contribution aux charges du service public de l’électricité, contribution tarifaire d’acheminement et TVA) représentent plus d’un tiers de la facture. Cela est lié notamment à l’utilisation d’un taux de TVA à 20 %, sur un produit de première nécessité, qui s’applique sur le prix total comprenant… les autres taxes.

Le gouvernement s’est piégé lui-même

Pour corriger une situation devenue aujourd’hui explosive, qu’a décidé le gouvernement français il y a quelques jours ? Il a contraint EDF à vendre encore plus d’électricité à prix bradé à ses concurrents… Le gouvernement s’est une fois encore piégé lui-même. Il s’est engagé, quoi qu’il en coûte, à limiter à 4 % cette année la hausse des tarifs réglementés de l’électricité pour les particuliers. Cela concerne 70 % des ménages. Mais la mesure est difficile à mettre en place et va donc coûter une fortune au budget de l’État et… à EDF. Fin septembre, le Premier ministre Jean Castex a annoncé « un bouclier tarifaire » pour protéger les Français de l’envolée historique des prix du gaz et de l’électricité. Le problème est que depuis l’annonce, les prix ont continué à augmenter sans qu’il puisse revenir sur sa parole. Inimaginable en année électorale. Sans compter que l’épisode des Gilets jaunes, né d’une hausse des prix des carburants, est encore dans toutes les mémoires.

Rencontre entre le ministre de l’Économie Emmanuel Macron et le directeur général d’EDF Jean-Bernard Lévy, à la centrale nucléaire de Civaux, 17 mars 2016 © GUILLAUME SOUVANT / AFP

Le gouvernement comptait à l’origine sur une baisse de la fiscalité pour arriver à contenir le tarif, mais cela ne suffit plus. Il envisageait un coût budgétaire de l’ordre de 4 milliards d’euros. Il sera au moins de 10 milliards. Le gouvernement a déjà baissé la taxe sur la consommation d’électricité (CSPE ou TICFE), « au plus bas de ce qui est possible au titre des règles européennes », a expliqué Bruno Le Maire. Mais cela ne couvre que jusqu’à 16 ou 17 % de l’augmentation du prix de l’électricité. La hausse des prix de gros est aujourd’hui largement supérieure à 40 %, d’où la nécessité de trouver un autre moyen pour réduire la facture. Il n’y avait que de mauvaises solutions. Celle qui a été choisie est la pire. C’est celle de la facilité. En plus, elle injurie l’avenir en affaiblissant encore un peu plus EDF.

Le gouvernement a décidé d’imposer à l’électricien public, dont il détient 83 % du capital, la vente d’une partie encore plus importante de sa production électrique nucléaire à ses concurrents. Il a porté de 100 à 120 TWh les volumes qui doivent être cédés à prix réduits. Pour donner un ordre d’idées, en 2020, EDF a produit 500 TWh d’électricité dont 335 TWh de nucléaire. Et passer cette année de 100 à 120 TWh d’électricité nucléaire vendus à prix cassé devrait lui coûter entre 7,7 milliards et 8,4 milliards d’euros. Et en plus, cela est loin de régler tous les problèmes.

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Les particuliers qui ne bénéficient pas du tarif réglementé vont voir leurs factures s’envoler tout comme bon nombre d’entreprises. L’industrie lourde est particulièrement touchée… à l’heure des proclamations de réindustrialisation et de la transformation des processus de production pour les rendre moins émetteurs de gaz à effet de serre.

D’ores et déjà, les activités les plus consommatrices d’électricité en France, comme la sidérurgie ou la chimie, ont prévenu qu’il pourrait y avoir des baisses sensibles de production, voire l’arrêt de certaines usines. Avec des prix de l’électricité de 180 euros le MWh, « nous ne pourrons ni réindustrialiser ni décarboner », a prévenu Gildas Barreyre, président du comité Électricité au sein de l’Uniden, une association qui réunit les activités les plus consommatrices d’électricité en France.

La sidérurgie, la chimie, le ciment, la pharmacie ont tenté d’obtenir un relèvement exceptionnel du quota annuel d’électricité à bas prix dont ils bénéficient. Mais le gouvernement s’y est refusé, car cela aurait été considéré comme une distorsion de concurrence par Bruxelles… Les « électro-intensifs » vont donc « devoir compléter une partie importante de leur approvisionnement sur le marché dans les pires conditions de prix qui soient », remarque l’Uniden.

Conclusion, l’énergie est une affaire trop sérieuse pour la confier aux technocrates bruxellois et aux politiques français. Ils ont créé une concurrence totalement artificielle entre distributeurs qui n’a aucun sens dans le contexte énergétique français, avec un opérateur public assurant les trois quarts de la production nationale d’électricité à l’aide de ses centrales nucléaires et pratiquant des tarifs inférieurs à ceux des autres pays.

Pour sortir d’une situation devenue kafkaïenne, il faudrait maintenant un miracle. À commencer par une réforme du marché de gros de l’électricité en Europe pour qu’il prenne en compte le coût moyen de la production selon les pays. Et il est plus que temps de donner à EDF les moyens financiers, réglementaires et industriels pour investir dans son outil de production, et pas seulement les éoliennes et les panneaux solaires, qui par nature produisent de l’électricité de façon intermittente et aléatoire. Les centrales nucléaires vieillissent et leurs capacités doivent être préservées et même développées, en modernisant les centrales, pour prolonger leur durée d’exploitation, et en en construisant de nouvelles. L’Autorité de sûreté nucléaire a demandé le 19 janvier un « plan Marshall » pour la filière nucléaire française. On ne pouvait mieux dire.

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