Par Acrimed, samedi 9 novembre 2019
Nous avons déjà eu l’occasion de partager notre position sur ce genre de démarche.
Il se trouve qu’Acrimed, détecté comme site web d’informations par cette société, s’est vu poser quelques questions visant à son évaluation.
Nous avons rapidement coupé court pour plusieurs raisons, exposées ci-après.
La première est que la légitimité de la démarche – qui est la même que celle du Décodex – est tout simplement tout aussi critiquable. Au nom de quoi une entreprise de presse se permet-elle d’en évaluer d’autres ? Quel intérêt ou valeur peut avoir son classement ?
NewsGuard a beau se parer d’objectivité ou de scientificité, en prétendant attribuer ses notes au travers de 9 critères de « crédibilité » et de « transparence », la plupart des journaux d’informations générales qu’il a jugé fiables ont sombré dans le naufrage médiatique qu’a constitué le traitement de « l’arrestation » de Xavier Dupont de Ligonnès.
Un naufrage que nous avons analysé ici et là, et qui montre bien l’inanité des systèmes de notation de type Décodex du Monde ou NewsGuard.
Le premier critère de NewsGuard – noté sur 22 points – concerne la non diffusion régulière de contenu erroné.
Gageons qu’avec les mêmes critères, Acrimed ne donnerait pas les mêmes notes aux journaux dotés d’une étiquette verte.
Sur la page d’accueil du site de NewsGuard, l’entreprise annonce vouloir indiquer aux lecteurs et téléspectateurs qui fait du « journalisme légitime » (« Nos analystes, qui sont des journalistes expérimentés, font des recherches sur les producteurs d’informations en ligne pour aider les lecteurs et les téléspectateurs à établir lesquelles (sic) essaient de faire du journalisme légitime et lesquelles (re-sic) ne le font pas »).
Cette prétention nous semble quelque peu abusive. Les 9 critères nous paraissent ainsi discutables.
Les critères tels que, par exemple, le statut des journalistes dans les rédactions, ou l’indépendance des rédactions par rapport aux actionnaires, sont totalement absents.
D’autres éléments nous semblent particulièrement gênants. Le deuxième critère – qui vaut pour 18 points – renvoie à une mystérieuse « présentation d’informations de façon responsable ». L’appel à contribution des utilisateurs ne nous a pas non plus rassuré sur la mission de NewsGuard, si elle est bien de lutter contre le « maljournalisme » :
Les notions de propagande ou de politique sont absentes en tant que telles des critères de NewsGuard, à moins qu’elles ne renvoient au concept flou de « présentation responsable », ou de pratiques qui, nous dit-on maladroitement « retiennent grossièrement certaines informations ou histoires seulement pour émettre leurs opinions » ?
Dernier point : Acrimed ne veut rien avoir à faire avec une entreprise qui compte parmi les membres de son conseil consultatif le général Michael Hayden, ancien directeur de la CIA et de la NSA, et Anders Fogh Rasmussen, ex-Premier ministre du Danemark et ex-secrétaire général de l’Otan, ainsi que plusieurs anciens membres des administrations Bush et Obama
Acrimed ne veut rien avoir à faire avec une entreprise en lien avec Microsoft, que nous considérons comme une entreprise nuisible et à combattre, au même titre que les autres GAFAM. Nous sommes très attachés à la neutralité du Net et le fait que NewsGuard ait passé un accord avec Microsoft pour qu’un plugin de son application soit installé par défaut sur le navigateur Edge est une atteinte en soi à cette neutralité.Acrimed ne veut rien avoir à faire avec une entreprise où figure parmi les principaux actionnaires le groupe publicitaire français Publicis, ce qui place indéniablement NewsGuard en situation de conflit d’intérêt.Lors de nos courts échanges avec les équipes de NewsGuard, nous avons relevé avec intérêt que, demandant la part de Publicis dans son actionnariat, nous avons été renvoyés sur la liste d’actionnaires du site, celle-ci ne donnant pas d’informations sur les participations respectives de chacun.Gageons que si Acrimed devait noter NewsGuard selon les critères de ce dernier, nul doute que les usagers des médias raisonnables y regarderaient à deux fois avant d’avaler des salades sur « les bonnes pratiques journalistiques » comme gage exclusif de la fiabilité des médias.Nous profitons de cet article pour rappeler à quel point nos valeurs sont opposées à celles de NewsGuard (voir notamment nos articles en défense de Julien Assange dans la catégorie « Internet et libertés »).Nous pensons que les lecteurs, que nous ne prenons pas pour des imbéciles, ont bien d’autres moyens qu’un système de notation pour évaluer de manière raisonnable les médias qu’ils utilisent. Ils peuvent, par exemple, s’appuyer sur les travaux d’Acrimed qui œuvre de manière bien plus utile à l’éducation aux médias qu’en attribuant des bons et des mauvais points selon des critères des plus flous. La question des médias et du pluralisme ne se réduit pas à la fiabilité de tel ou tel titre.La concentration des médias entre les mains d’une poignée de milliardaires se souciant davantage d’acheter de l’influence que de produire de l’information de qualité est un réel problème démocratique, bien plus préoccupant que la lutte contre les « fake news ».
Les experts médiatiques, spécialistes en généralités, par Acrimed, mercredi 5 août 2020 Article du n°9 de Délibérée, la revue du Syndicat de la magistrature, paru en mars 2020.
Extrait qui revient sur l’une des 4 expressions étudiées dans la rubrique « Des mots médiatiques qui parlent de la justice » (pp. 28-34).
Les experts, spécialistes en généralités
Dans les médias, les « experts » ont une place à part : toujours disponibles pour s’exprimer sur n’importe quel sujet, dans n’importe quelles conditions et à n’importe quel moment du jour et de la nuit, ils exercent une activité continue de pseudo-analyse. Gilles Deleuze et Pierre Bourdieu ont, chacun à leur façon, décrit ces penseurs à grande vitesse (fast-thinkers) qui, du philosophe spécialisé en opinions sur tout à l’expert généraliste en opinions sur le reste, sont constamment branchés sur l’appareil médiatique [1].
Les experts médiatiques convoqués pour commenter les affaires de justice, les faits-divers ou les attentats terroristes n’y dérogent pas. Dans les 24 heures ayant suivi l’attentat de Barcelone, en août 2017, une ribambelle d’« experts » ont ainsi défilé sur les plateaux [2], incontournables « consultants » ou « spécialistes » au statut souvent flou, affublés de titres toujours ronflants, souvent obscurs, parfois changeants.
Une présence encore renforcée par les chaînes d’information en continu, qui se doivent de meubler un temps d’antenne considérable – en raison du passage en « édition spéciale ». Au cours des fameuses éditions spéciales post-attentat, les exemples sont légion d’un même individu circulant de chaîne d’info continue en édition spéciale à la radio en passant par les JT, qui peut être tour à tour présenté comme « expert en questions de terrorisme », « spécialiste du terrorisme », « expert en terrorisme » et « expert en contre-terrorisme ».
Qu’importe si ledit expert n’a rien à dire dans les premières heures suivant l’attentat, se contentant de formuler d’hypothétiques hypothèses [3]. Qu’importe non plus si les « observatoires », « instituts » ou « centres de recherche » dont ces « experts » se revendiquent sont parfois des coquilles vides qui n’ont jamais produit aucune étude, rapport ou recherche ayant une quelconque valeur scientifique [4].
Plus récemment, le fiasco médiatique de la prétendue arrestation de Xavier Dupont de Ligonnès, le 11 octobre 2019, a également donné lieu à un défilé d’« experts » : depuis le présentateur d’une émission spécialisée dans les faits divers – qui « n’a jamais cru à la thèse du suicide » – aux auteurs de livres à succès, en passant par un obscur psychiatre et criminologue, tous venus combler le vide informationnel d’anecdotes truculentes sur l’affaire [5]. Tous venus, au pied levé, remplir le vide ouvert par l’absence d’informations et l’impossibilité de proposer une analyse documentée de la situation, tout en donnant l’illusion d’une compréhension des événements. Ainsi l’étiquette d’expert transforme-t-elle en commentaire avisé et autorisé des propos relevant de la pure spéculation.
La justice a, quant à elle, ses propres experts. Elle les désigne lorsqu’elle est confrontée à une question technique ou médicale utile à la manifestation de la vérité ou la résolution d’un litige. Si, pour des raisons déontologiques, ces experts ne sont pas censés se prévaloir de cette qualité pour promouvoir leur activité, il n’en demeure pas moins que certains, par ailleurs reconnus dans leur champ d’intervention, se retrouvent aussi sur les plateaux télé ou radio. Légitime lorsqu’il s’agit d’expliquer le rôle et le travail d’un expert ou s’exprimer sur leur domaine de compétence, mais beaucoup moins lorsqu’il s’agit de commenter et analyser sauvagement telle ou telle affaire en cours ou donner le « profil » d’un mis en cause [6].
Un expert judiciaire devrait en effet bien savoir qu’aucune conclusion ne peut être tirée sans accès aux éléments précis du dossier, et sans respect des règles de l’expertise (lesquelles impliquent a minima un examen des lieux, du sujet, la soumission au contradictoire, etc.). Surtout il pourrait être désigné dans ladite affaire, ce qui, eu égard à la pénurie généralisée d’experts, n’est pas forcément hypothèse d’école. Aussi, sauf à imaginer que les magistrats surveillent toutes les interventions médiatiques d’experts… il n’y a plus qu’à espérer qu’en telle hypothèse il décline de lui-même la mission.
Enfin, à cette disposition à penser (trop) vite et à remplir le vide sur commande s’ajoute l’effet « carnet d’adresses » : les journalistes et assistants de production qui préparent les émissions (dans l’urgence) font souvent appel aux mêmes « experts », de préférence parisiens, qui doivent pouvoir se rendre disponibles dans des délais très courts… Cela explique le retour récurrent, sur les plateaux, des bons clients. Comme l’indiquait Pierre Bourdieu, déjà en 1996 : « Ce sont des gens qu’on peut inviter, on sait qu’ils seront de bonne composition, qu’ils ne vont pas vous créer des difficultés, faire des histoires, et puis ils parlent d’abondance, sans problèmes. On a un univers de bons clients qui sont comme des poissons dans l’eau. » [7]
[1] Gilles Deleuze, « À propos des nouveaux philosophes et d’un problème plus général », supplément au n° 24, mai 1977, de la revue bimestrielle Minuit ; Pierre Bourdieu, Sur la télévision, Paris, Liber, coll. « Raisons d’agir », 1996.
[2] « Couverture médiatique de l’attentat de Barcelone : le retour des “experts” », Acrimed.org (07/09/17) et « Attentats de Bruxelles : le bal des “experts” de l’expertise », Acrimed.org (28/03/16).
[3] Pour des exemples, non exhaustifs, lire Salomé Brahimi, « #OccupyPlateauTV : la valse des experts douteux en terrorisme », Slate, 24 novembre 2015.
[4] Quand il ne s’agit pas carrément d’escroquerie (voir le cas récent de la condamnation de Laurent Montet : Julien Mucchielli, « Au procès d’un criminologue : escroquerie aux diplômes et expertises sur plateaux TV », Dalloz Actualité, 28 février 2019).
[5] « Dupont de Ligonnès : à France Info, le fait divers était presque parfait », Acrimed.org (17/10/19).
[6] On a ainsi pu lire ou entendre des choses sur le « profil psychiatrique » d’un terroriste (« Nice : le profil “mégalo-maniaque” de celui qui tue “pour marquer les esprits” », Europe 1, 18 juillet 2016).
[7] Pierre Bourdieu, ibidem, p. 38.
Acrimed, maison fondée en 1996 par Henri Maler et Compagnie
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