Par Raoul Weiss.
Roumanie – À bientôt quatre mois de l’incarcération de l’ancien homme fort de la Roumanie des années 2016-19 – l’ancien président du Parti Social-Démocrate Liviu Dragnea –, il devient, à la lumière des développements ultérieurs comme de remarques plus anciennes, – sinon aisé – du moins possible de tirer quelques leçons de l’explosion en vol du souverainisme roumain.
- Peuples et populations.
Il existe une apparente homogénéité culturelle de l’Europe centrale, qui est surtout de nature contrastive : le « décalage horaire » qui existait déjà avant-guerre entre l’Ouest et l’Est de l’Europe, renforcé par les décennies du « rideau de fer », saute aux yeux quand on confronte les attitudes des habitants occidentaux et orientaux de l’isthme eurasien face à la « multiculturalité », à la « laïcité », ou encore à l’agenda LGBT – c’est, en gros, une projection géographique de la faille historique entre modernes (à l’Est) et post-modernes (à l’Ouest).
Néanmoins, d’autres lignes de fracture, plus subtiles et d’un dessin moins régulier, opposent aussi les centre-européens entre eux. A commencer par le degré de sédentarité des citoyens, et de leur identification à l’Etat dont ils sont citoyens. Très forte en Hongrie, Slovénie et Tchéquie, cette identité collective – dont les taux d’émigration, désormais mieux connus grâce au Brexit, fournissent une mesure assez exacte –semble extrêmement faible en Roumanie, Moldavie et dans les Etats baltes, ainsi que dans les Etats post-yougoslaves, tandis que la Pologne et la Slovaquie semble constituer des cas intermédiaires (voire atypique, pour la Pologne – cf. infra).
Il va de soi que les aspirations à la souveraineté d’un pays qui a envoyé le quart de sa population active travailler à l’étranger vont vite se heurter à un obstacle majeur. Liviu Dragnea, en dépit d’une énorme popularité pendant l’année qui a suivi le raz-de-marée électoral pro-PSD de fin 2016, a constamment subi le Kulturkampf d’une « diaspora » politiquement instrumentalisée, dont l’hostilité (souvent extrémiste) au PSD, puissamment relayée par les médias occidentaux, montre finalement avant tout que, dans une bonne part des familles roumaines (y compris dans celles où les anciens, restés au pays, avaient de la sympathie pour le PSD), ce qu’on demande avant tout à l’Etat roumain, c’est de préserver la porosité des frontières, de façon à pouvoir aller se procurer ailleurs le bien-être dont on n’imagine même pas (en dépit de signaux encourageants ces derniers temps) que lui deviendrait un jour capable de le fournir sur place à sa population.
Dans ce domaine, la comparaison avec la Hongrie est instructive : l’opposition euro-mondialiste à Viktor Orbán – y compris dans sa composante brun-rose : le Jobbik – a, elle aussi, régulièrement tenté d’exagérer l’importance de l’exil londonien d’une partie des élites urbaines, de le présenter comme un exil politique (alors qu’il répond exclusivement à des motivations financières et de « mode de vie ») et d’en faire le « fer de lance d’une reconquête démocratique ». En pure perte : avant même qu’on ne découvre l’exagération des chiffres (très surestimés par rapport à ceux entre temps publiés par le gouvernement britannique), cette « diaspora vertueuse » faisait l’objet de toutes les railleries d’une population largement sédentaire, qui tolère la mobilité mais refuse de se laisser dicter sa conduite par des migrants (qu’ils soient immigrés ou émigrés).
En Roumanie aussi, la fragile blogosphère des partisans de Liviu Dragnea s’est efforcée – non sans de menus succès ponctuels – de dégonfler la baudruche « diaspora », notamment en rappelant que – compte tenu, entre autres, de la croissance interne et de l’envolée des salaires – l’économie du mandat ne pèse plus aussi lourd que par le passé dans les finances du pays, qu’une grande partie de l’émigration roumaine fournit à l’Europe de l’Ouest une main d’œuvre sous-payée destinée aux emplois les moins qualifiés, et finalement que – horresco referens – abandonner son pays en temps de paix n’a rien d’un acte héroïque. Le désaveu électoral de mai 2019 – tout comme, probablement, l’échec du référendum sur la famille de l’automne 2018, dont les causes étaient probablement en partie semblables – ont montré que, placés au pied du mur, les Roumains, pour la plupart, feront toujours passer la solidarité familiale (avec leurs enfants émigrés) devant la cohésion nationale.
Dans le même ordre d’idées, on peut se demander quelles sont les causes profondes du souverainisme polonais : est-ce surtout la relative autonomie économique du pays (le moins dépendant de la région en termes de capital), où surtout le fait que son énorme émigration, se répartissant entre les deux rives de l’Atlantique, ne crée pas la même euro-dépendance qu’en Roumanie ?
Quoi qu’il en soit, on peut donc dire que Liviu Dragnea a, pour l’essentiel, profité d’un moment de désorganisation de l’appareil de contrôle colonial occidental (à la faveur du Brexit et de Trump) pour avancer des initiatives d’un souverainisme certes timoré, mais qui a tout de même excédé à la fois les limites de la patience des propriétaire extraterritoriaux de la Roumanie, et celles du courage d’une population qui échoue durablement à « faire peuple ».
- Gaz et frontières.
Dans le camp des enthousiastes (plus ou moins bien renseignés) de l’illibéralisme comme dans celui de ses critiques même les plus acerbes, on présente souvent la révolution épistémique introduite par Viktor Orbán dans la politique européenne comme un retour pur et simple à l’idéologie de l’Etat-nation dans sa mouture du XIXe siècle. Rien n’est plus faux. Comme le rappelait récemment le vice-Premier ministre hongrois Zsolt Semjén, en Hongrie « nationaliste », le budget de l’enseignement en langues minoritaires a quadruplé depuis 2010, pendant que la Roumanie « socialiste » ferme des écoles et des universités de langue hongroise sur son territoire.
En réalité, la grande différence entre les équipes dirigeantes des deux pays, c’est leur degré de réalisme : cooptés et chaperonnés de bout en bout par l’Etat profond, les politiciens roumains peuvent – dans une certaine mesure – se permettre le luxe de ne rien comprendre au monde dans lequel ils vivent. Leurs homologues hongrois n’ont pas cette (fort douteuse) « chance » : eux connaissent très bien les limites de leur pouvoir (parce que, justement, ils en ont un), et savent que – hors grandes puissances nucléaires – le temps des Etats-nations autosuffisants et hermétiques ne reviendra pas de sitôt. La diplomatie de la Hongrie actuelle est donc une diplomatie de l’équilibre et de la mise en réseau (Visegrád, Europe centrale, Balkans, Routes de la soie, etc.). C’est, au contraire, précisément parce qu’elle ne s’appartient pas, mais se laisse gérer de l’extérieur via des mécanismes de pouvoir occultes, que la Roumanie se permet encore le luxe de brimer des minorités ethniques et de tourner le dos à tous les voisins régionaux avec lesquels elle pourrait espérer entretenir un dialogue d’égal à égal.
Or on touche ici au ressort d’un deuxième échec majeur de Liviu Dragnea et du PSD : la tentation isolationniste, suicidaire pour un pays que sa démographie, son bilan migratoire (déjà abordé ci-dessus), sa dépendance en termes de capital et l’état de son appareil de défense contraignent à la coopération régionale. L’idée de vouloir faire des gisements de gaz de la Mer noire le moteur d’une réindustrialisation du pays était certes vertueuse. En revanche, l’idée que les partenaires/ennemis du bras-de-fer énergétique européen (gaz russe contre LNG américain, avec la Hongrie cherchant, comme d’habitude, à s’assurer une position d’arbitre bien intentionné, et la Turquie en embuscade) allaient le laisser faire cavalier seul sans moufter – à supposer qu’une telle idée ait traversé sa tête – tenait, elle, du délire.
Liviu Dragnea a pu en être conscient, et semble s’être, pendant quelques mois, montré ouvert aux avances du MAE hongrois Péter Szijjártó, partant probablement du sain principe que les coûts d’une alliance dépassent rarement ceux d’une inféodation. Si tel est le cas, on est hélas obligé de constater qu’il s’est, en revanche, montré durablement incapable d’aligner sur ses positions les forces de l’Etat profond roumain, qui ont méthodiquement saboté – à force de provocations ethniques ciblées – sa (timide) politique de rapprochement avec Budapest.
Le rôle d’agents américains bien connus dans ces provocations, tout comme l’interdiction de séjour qui a entre-temps frappé les enfants de Liviu Dragnea aux Etats-Unis, suggèrent que ce sont les réseaux américains – probablement encore dominants dans l’écheveau des influences croisées de l’Etat profond roumain – qui ont décidé de sa chute. Dans une telle configuration, il n’avait cependant aucune aide à attendre des réseaux euro-germaniques, comme l’a montré l’attitude ultérieure de la très europhile Premier ministre Viorica Dăncilă, en l’occurrence au diapason exact de Dan Barna (nouveau ténor de l’USR, c’est-à-dire du LREM roumain), pourtant censé être son concurrent dans la course présidentielle en cours.
S’accrochant au gouvernement en dépit du bon sens (ou, en tout cas, au risque d’emporter le PSD dans la tombe politique qui l’attend à l’horizon 2020), Dăncilă n’a même pas pu attendre l’issue de la présidentielle pour revenir sur les lois gazières de Dragnea (et notamment – sur demande explicite de Donald Trump lors de sa rencontre d’août avec Klaus Johannis – la fameuse « loi Offshore », qui rendait ces gisements « insuffisamment attractifs pour les investisseurs », et notamment pour ExxonMobil). Quant à Dan Barna, plus libre de ses mouvements dans l’opposition (apparente) au gouvernement, il peut se permettre le luxe de soigner son image de présidentiable « libéral à sensibilité sociale » en assortissant son acquiescement à cette capitulation en rase campagne d’un projet de financiarisation des revenus gaziers « au service des retraites ». Il est vrai que, comme Ion Iorga le fait remarquer dans Qmagazine, le fond de retraite (dit « Pilon 2 ») vers lequel l’USR souhaite rediriger les redevances que Dragnea voulait injecter dans le budget de l’Etat est contrôlé par des banques dont le capital est, dans la plupart des cas, européen (hollandais, allemand, italien et français notamment). Si le projet de mise sous tutelle (d’ailleurs justifié par une idéologie considérant explicitement les Roumains, Hongrois, Polonais etc. comme des peuples inférieurs en droit) est désormais (après mise au pas du PSD) commun à l’ensemble de la classe politique roumaine comprador, on voit qu’en coulisse (quoique pas si discrètement), une guerre fait déjà rage entre inféodés transatlantiques (contrôlant notamment, via l’Etat profond, la présidence et le gouvernement) et agents euro-mondialistes fédérés autour de la candidature de Dan Barna (mais également présents autour du PSD, notamment sous la forme de la fronde organisée par l’increvable Victor Ponta).
Mais revenons à l’essentiel : il serait à mon avis faux de penser que la population roumaine – et notamment ses secteurs les plus éduqués – est massivement dupe de cette inféodation totale de sa classe politique. Il est probablement plus exact de considérer qu’à la différence des Hongrois et des Russes (généralement capables de distinguer entre un affairisme favorable aux intérêt nationaux et une ponction coloniale), ils acceptent cet état de fait, adhérant à l’idéologie « technocratique » selon laquelle leurs maîtres coloniaux seront plus aptes que Liviu Dragnea et sa « clique de corrompus » à gérer les ressources de leur propre sol. Pendant que les uns fuient ce sol vers des économies plus prospères, les autres, sans en bouger, se résignent néanmoins à son aliénation : idéologiquement, les Roumains, en d’autres termes (et en dépit d’un taux de sédentarité interne très élevé), ne tiennent pas à leur sol. Ce qui n’a rien d’étonnant, à la lumière d’une constatation parallèle : ce n’est pas (comme en Hongrie) ce sol qui fait d’eux des roumains, mais une appartenance ethnique de type tribal (vaguement sublimée dans le discours par un pan-orthodoxisme de façade qui ne les empêche pas de définir … la Russie comme leur pire ennemi).
Il n’y a donc aucune contradiction (bien au contraire) entre leur passivité totale devant le pillage de leurs ressources nationales et la sympathie plus ou moins tacite sur laquelle les provocateurs de l’Etat profond peuvent toujours compter (même – et surtout – dans les milieux les plus « patriotes », qui soutenaient théoriquement Dragnea) lorsqu’ils s’en prennent aux minorités ethniques (notamment magyarophones), et, par voie de conséquence, aux voisins de la Roumanie (et notamment à la Hongrie). Racisme et nomadisme – deux caractéristiques structurales souvent associées – sont les mamelles du collaborationnisme roumain. Faute d’avoir su les identifier et les combattre (ou du moins les neutraliser tactiquement), Liviu Dragnea a fait de la géopolitique à la petite semaine, profitant un temps de la distraction des Occidentaux obnubilés par leur divorce, mais subissant le contre-coup de son bluff dès que le système-monde a commencé à se réorganiser.
- Pragmatisme et demi-mesures.
Trop peu conscient de la différence entre un Etat et un territoire ethnique (les bantoustans et autres réserves de peaux-rouges ne sont pas des Etats…), Dragnea et ses sympathisants semblent aussi avoir oublié – un peu comme les successeurs de Chávez, d’ailleurs – que, comme aucune horde ne se transforme spontanément en armée, aucune bonne intention n’est capable de suppléer à l’absence de stratégie.
Les bienfaits (au demeurant réels) dont il a comblé son peuple pendant deux ou trois ans n’étaient pérennisables qu’à condition de continuer à déployer une politique néo-keynésienne de réindustrialisation – à laquelle la marionnette Dăncilă a d’ores et déjà renoncé, et que les gouvernements suivant les présidentielles finiront probablement d’enterrer. A défaut d’une telle politique – et de réussir à mettre fin à l’évasion fiscale des multinationales –, l’effet des hausses de salaire de Dragnea se retourne peu à peu contre l’économie roumaine, désormais menacée par un déficit public en aggravation, qui génère des tentations suicidaires de retour aux politiques de rigueur de l’ère Băsescu, tandis que les vautours du FMI recommençaient à planer au-dessus de Bucarest dès le lendemain de son incarcération. Et comme l’histoire est toujours écrite par les vainqueurs, il y a fort à parier que, pour expliquer la période de crise (au moins économique) vers laquelle le pays se dirige actuellement, elle ne retiendra pas, comme cause principale, l’odieuse trahison de Dăncilă, mais la « générosité irresponsable », ou (en fonction du degré d’infiltration de l’appareil académique par les vestales du Temple von Mises) la « démagogie », voire le « populisme » économique de Dragnea – c’est-à-dire exactement cela, dont il a le plus manqué !
Car dans ce domaine, plus encore que de lucidité, c’est de courage que Liviu Dragnea semble avoir le plus manqué : alors même que le précédent de la sortie de crise hongroise de 2010-12 montrait clairement qu’en négociant avec fermeté, on peut amener – quoique non sans grincements de dents, bien sûr – le capitalisme multinational à verser sa cotisation au fond de salut public d’un Etat où il fait d’excellentes affaires (et la Roumanie, comme la Hongrie, en est un), le PSD agenouillé de Viorica Dăncilă, ou l’USR qui devrait lui succéder au pouvoir, n’aura, sur ce plan, pas beaucoup de législation à annuler, puisque, même avant sa chute, Dragnea n’avait pas réussi à en créer. En dépit du vaste soutien populaire qu’auraient reçu des mesures de taxation du capital bancaire (à 100% étranger) et des multinationales, « Dragnea le patriote » (quotidiennement traité de « peste rouge » par les post-adolescents hystérisés de la section locale de l’Open Society, alors même que lui se vantait de ne jamais avoir appartenu au Parti Communiste Roumain !) semble avoir pris plus au sérieux les balivernes de l’anticommunisme doctrinaire que l’ancien libéral (et grand pragmatique) Orbán. Résultat : Orbán est toujours au pouvoir (et ne semble pas devoir le quitter de sitôt) ; Dragnea est en cellule. Avis aux amateurs !
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