Invité de marque de la troisième table ronde organisée pour la soirée anniversaire d’Infos-Toulouse, François Bousquet nous livre son regard sur le réveil du pays réel.
Rédacteur en chef de la revue Éléments, François Bousquet est aussi l’auteur de « Putain » de Saint Foucault : Archéologie d’un fétiche (éditions Pierre-Guillaume de Roux) et la Droite buissonnière (éditions du Rocher). Chroniqueur au Figaro Vox et animateur du + d’Éléments sur TV Libertés, il a fondé la Nouvelle Librairie, en juillet 2018, située dans le VIe arrondissement de Paris, au bord du Jardin du Luxembourg. Il interviendra, samedi 11 mai à la table ronde « Vers le réveil du pays réel ? » pour le troisième anniversaire d’Infos-Toulouse, aux côtés de Xavier Eman et Benjamin Cauchy.
Infos-Toulouse : Comment analysez-vous le mouvement des Gilets jaunes ?François Bousquet : Je n’ose dire une divine surprise, de peur d’être renvoyé à une assignation originelle fantasmé. Nassim Nicholas Taleb a développé dans un livre à succès la « théorie du cygne noir », un événement à la probabilité quasi-nulle, qui n’a pour ainsi dire aucune chance d’advenir, mais qui, si jamais il survient, a des conséquences inimaginables. Les Gilets jaunes constituent un événement cygne noir. Il y a un avant et un après. Alain de Benoist a même pu dire au début du mouvement, quand le pouvoir a tremblé, en dépit des 80 000 policiers et gendarmes derrière lesquels il abritait le peu de légalité qu’il lui restait, que les Gilets jaunes étaient en mesure d’exercer leur pouvoir destituant, en attendant d’exercer leur pouvoir constituant. Malheureusement, ce pouvoir de révocation a échoué en raison même de la nature du mouvement, son horizontalité, son spontanéisme, son inaptitude organique à se structurer, ses rivalités narcissiques (le narcissisme des petites différences).
Cela étant dit, ce mouvement est parvenu à coaguler une colère jusque-là disséminée, à l’image de la France périphérique dont le centre est partout et la circonférence nulle part. On a pu le voir lors du mouvement des bonnets rouges, cantonné à la Bretagne. Toute la difficulté est là. Comment donner corps à une colère beaucoup plus homogène que l’inventaire à la Prévert à quoi on l’a trop souvent réduite, mais socialement atomisée et géographiquement dispersée ? Un symbole – le gilet jaune – y est parvenu. Il a fédéré la France des « ploucs émissaires », selon le mot de Muray. Il faut toujours un symbole. Les grandes jacqueries d’Ancien Régime recouraient à des symboles puissants, ne serait-ce qu’à travers la figure du roi Jacques, du nom de la veste (jacque) qu’endossaient les vilains. Tout le problème de ces révoltes – on parlait alors « d’émotions » – et il y en eut des centaines et des centaines, du Moyen Âge tardif jusqu’à la Révolution, de la naissance timide de l’État (une abstraction pour le paysan d’Ancien Régime) à l’affirmation du Léviathan absolutiste, c’est qu’elles ont méthodiquement échoué, sauf durant l’hiver 1788-1789. Pourquoi cet échec à travers les âges ? Fait défaut à la révolte un projet, une élite et un chef. La révolte, opposée en cela à la révolution, cherche à restaurer un ordre perdu, non à instaurer un nouvel ordre. C’est un phénomène éruptif, désorganisé, restaurationniste.
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Autre point. Au fil des mois, la nature du mouvement a profondément changé. Entre le dernier trimestre 2018 et le premier trimestre 2019, ce ne sont plus les mêmes lieux de manifestation, ni les mêmes manifestants, ni les mêmes options politiques. Où se trouve la France périphérique dans les défilés parisiens chaque samedi ? Le cahier de doléances a été capté et détourné par la gauche qui a désarticulé la question de l’insécurité identitaire de l’insécurité sociale, et substitué à la demande de reconnaissance de la France périphérique une demande d’assistance qui n’apparaissait pas initialement au premier plan. Jusqu’au RIC, certes indispensable, mais qui vire à l’assemblée citoyenne avec les habituelles rêveries autogestionnaires du gauchisme. Le gilet jaune demande un référendum sur les questions régaliennes, pas sur la piscine municipale. À la différence des jacqueries d’Ancien Régime, les Gilets jaunes plébiscitent le retour de l’État. L’État ne remplit plus le contrat hobbesien qui nous lie à lui, il n’est plus protecteur. Les sacrifices fiscaux et les contraintes légales qu’il exige de nous n’ont plus de contrepartie. C’est donc la nature même du pacte politique que les Gilets jaunes remettent en cause. D’où la crise, générale, massive, lourde de nouvelles révoltes, de la représentation.
Que vous inspire les prochaines élections européennes ?
Sans lire dans les entrailles du corps électoral, ces européennes devraient marquer un tournant, augurons-le du moins. Sûrement pas le tsunami rêvé, mais une belle tempête qui secouera les cadres européens. L’Europe aujourd’hui, celle des européistes, n’est plus que le nom de son propre effacement historique, enfermée qu’elle est dans le projet inscrit dans les droits de l’homme, qui suppose le dépassement de l’Europe, ou son universalisation, mieux : son anéantissement. Jusqu’à quand les peuples européens consentiront-ils à leur propre disparition ? C’est toute la question, et l’enjeu de ces élections. Pour une fois, les populistes seront-ils en mesure d’offrir un front uni sous la houlette de Salvini ; et les européistes de se présenter en ordre plus dispersé qu’à l’accoutumée et avec des rangs plus clairsemés ?Lire aussi : La progression du vote souverainiste en Europe
A priori le compromis sociétal-libéral à la manœuvre, qui repose sur l’alliance du PPE et du PSE, les chrétiens-démocrates et les socio-démocrates, ne sera plus en mesure de régenter aussi aisément l’Europe, faute de majorité absolue, mais ne doutons pas qu’il nouera de nouvelles alliances – pourquoi pas avec les Verts –, ponctuelles ou durables, pour se maintenir au pouvoir. La question est de savoir si la poussée populiste se confirmera et si Salvini parviendra à fédérer les partis populistes autour d’une stratégie commune, qui ne pourra reposer que sur le refus de l’immigration – le dénomitateur commun à tous les populismes européens. Que fera le Fidesz de Viktor Orbán ? Comment unir les populistes de l’Ouest, pro-russes, et les populistes de l’Est, pro-OTAN, les populistes du Nord, à la sensibilité libérale, et ceux du Sud, à la fibre sociale, les populistes souverainistes et les indépendantistes ? Certains sondages, pour le moins très optimistes, ont pu donner un tiers des suffrages aux populistes et aux eurosceptiques. Si tel était le cas, ils seraient en mesure de gripper l’institution. Mais l’objectif de Salvini, c’est bien de la paralyser pour la réorienter. C’est le scénario du « shutdown » à l’américaine. Mais là aussi, comme pour les Gilets jaunes, il y a un avant et un après crise(s) migratoire(s).
Pensez-vous qu’un travail métapolitique doit être mené pour bousculer le jeu politique actuel ?
Oui, mais de là à bousculer le jeu actuel, non, malheureusement. Trop d’éléments ne sont pas réunis. Le combat culturel est une condition nécessaire, mais non suffisante à la prise de pouvoir. Disant cela, je n’oublie pas les mots d’Antonio Gramsci : « Pessimisme de l’intelligence, optimisme de la volonté ». Pessimisme de l’intelligence au vu de l’état des lieux, qui n’est pas forcément réjouissant. Nous sommes dominés dans le champ des représentations et des croyances, quand bien même la stratégie de notre adversaire consiste à nous décrire comme des dominants (le mâle blanc hétéro). Optimisme de la volonté, parce qu’il nous fait le pari que nos idées sont virtuellement majoritaires dans l’opinion, mais placées sous sédatif et plongées dans un état cataleptique. À nous de sortir nos contemporains de leur somnambulisme consumériste. Comment ? En transformant notre vision de l’identité en croyance partagée, en créant les conditions du consentement, en fabriquant des évidences communes. C’est la mission du combat culturel, œuvrer aux conditions de l’hégémonie.En quoi il est important de soutenir et de voir à grandir des médias alternatifs ? Quelle place doivent-ils avoir ?
Plus que jamais. La réinfosphère fonctionne soit comme un détecteur de mensonges, en réinformant, soit comme un agent érodant, en trollant le Système. La sous-culture journalistique au pouvoir ne relève plus que des formes de pensée magique. L’essentiel des discours se ramène à des rites de conjuration et d’exorcisme. On traque le diable sous toutes ces formes, et la Bête, pour être immonde, n’en reste pas moins la Bête. Antiracisme, antifascisme, antipopulisme, etc., autant de rites de purification textuelle. Vivre ensemble, diversité, société ouverte, etc., autant de formules incantatoires, autant de simulacres. On a remplacé le réel par une chimère, au sens propre et figuré, au sens mythologique et génétique. Il n’y a plus d’adéquation du mot à la chose, du signe au référent. Ce faisant, c’est le principe de non-contradiction – sur lequel repose la cohérence du discours – qui est révoqué. Le pseudo-réel médiatique escamote le Réel. Ce n’est plus qu’une immense fake news. Le Système nous piège en fixant notre attention sur des micro-mensonges qui nous détournent des macro-mensonges. Le mensonge a pris un caractère systémique. C’est le Système dans son ensemble qui a basculé dans l’ère de la post-vérité. Chacun de nous devrait apprendre par cœur les mots de Feuerbach repris par Guy Debord : « Et sans doute notre temps préfère l’image à la chose, la copie à l’original, la représentation à la réalité, l’apparence à l’être ».Lire aussi : Xavier Eman : « Les médias alternatifs sont importants pour ceux qui aspirent à être des hommes libres et autonomes »
En tant que libraire et rédacteur en chef d’une revue, pensez vous que l’écrit marque encore les esprits contemporains ?
On ne peut pas en faire l’économie, sauf à croire que l’homme numérique a d’ores et déjà tué l’écrit, ce qui est loin d’être le cas. Ou pour donner tort à Victor Hugo, ceci n’a pas tué cela, n’en déplaise aux gourous de la Silicon Valley, qui devraient se rappeler que l’élevage d’humanoïdes finit généralement mal. À la fin, les hommes, animaux parlants, s’en remettent toujours au Verbe ou au Logos. Ce qui nous fait dire que le livre n’est pas mort. Ou alors c’est nous qui sommes morts, comme s’en alarmait Philippe Muray – dans un livre… Croire que le livre va disparaître, quel que soit le support qu’il adoptera à l’avenir, revient à dire que l’homme retournera aux langages infra-verbaux. On en est loin. Nous ne sommes pas encore ni des hologrammes ni des zombies.Vous êtes vous même l’ambassadeur d’une initiative qui représente le pays réel, pouvez-vous nous présenter l’aventure de la Nouvelle librairie ?
Cette aventure est un projet communautaire, amical, militant. Le souci qui nous a guidés, c’est de rompre l’isolement dans lequel le Système nous enferme et qui fait de nous des fantômes politiques. Bref, en finir avec les stratégies d’invisibilisation, de diabolisation, d’infériorisation. Affirmer ses idées, c’est d’abord les afficher. Rien de tel qu’une librairie pour cela. Le combat culturel est aussi symbolique. Il faut réinvestir les lieux de pouvoir culturel, médiatique, universitaire, singulièrement le Quartier latin, que nous avions déserté depuis 1968. Et transmettre le témoin aux nouvelles générations d’étudiants.Propos recueillis par R. Sterling.
La droite buissinnière, François Bousquet, Éditions du Rocher, janvier 2017, 392 pages, 20,90 euros.
Programme de la soirée du 11 mai
18 heures : Ouverture des portes
18h30 : Présentation d’initiatives d’associations toulousaines
18h45 : Présentation d’Infos-ToulouseUne table ronde autour des Gilets jaunes
19 heures : Table ronde, « Vers le réveil du pays réel ? »
Pour en parler :
François Bousquet, rédacteur en chef de la Revue Éléments et directeur de La Nouvelle Librairie
Benjamin Cauchy, gilet jaune, candidat aux élections européennes et auteur de Prenez la parole, votez !! (Éditions du net)
Xavier Eman, rédacteur en chef de Paris Vox et chroniqueur à Éléments.
Le débat sera animé par un de nos journalistes, spécialiste des mouvements sociaux.20h30 : dédicaces et rencontres avec les invités et les acteurs locaux autour du stand restauration.
23 heures : Fermeture des portesInformations et inscriptions sur : [email protected] (paiement sur place)
Réservez votre place en pré-vente sur :
https://www.weezevent.com/anniversaire-d-infos-toulouseL’adresse sera communiquée lors de votre inscription.
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Extrait de: Source et auteur
Extrait du texte :
“Le pseudo-réel médiatique escamote le Réel. Ce n’est plus qu’une immense fake news. Le Système nous piège en fixant notre attention sur des MICRO-MENSONGES qui nous détournent des MACRO-MENSONGES.. Le mensonge a pris un caractère systémique. C’est le Système dans son ensemble qui a basculé dans l’ère de la post-vérité. Chacun de nous devrait apprendre par cœur les mots de Feuerbach repris par Guy Debord : « Et sans doute notre temps préfère l’image à la chose, la copie à l’original, la représentation à la réalité, l’apparence à l’être ».
ON NE PEUT DIRE MIEUX l’ambiance dans laquelle nous vivons et qui nous surprend par sa malhonnêteté dissimulée autant que perceptible, devenue la norme. Dans l’histoire, on a pu remarquer qu’un traître ne peut masquer longtemps ses buts, le seul inconvénient est qu’il est supposé, du moins pour un certain temps, durer en son pouvoir. Et donc causer d’ineffaçables blessures. C’est là que le “bât” blesse.
https://fr.wiktionary.org/wiki/l%C3%A0_o%C3%B9_le_b%C3%A2t_blesse