Par Raoul Weiss.
Hongrie –
Nous l’avons répété jusqu’à la nausée, mais repetitio mater studiorum : en récitant le mantra de la « conquête des médias hongrois par le FIDESZ », la presse libérale locale et internationale « oublie » systématiquement de préciser que le territoire conquis n’atteint pas la moitié du marché médiatique hongrois (alors même que le pouvoir du FIDESZ est assis sur une majorité numérique absolue des votants à toutes les élections des dix dernières années – pardonnez du peu) ; ce à quoi les propagandistes anti-FIDESZ les mieux préparés s’empressent de répondre que cette domination est néanmoins totale dans la presse de province, principale source d’information d’une Hongrie rurale encore peu connectée. Ce qui, dans l’ensemble, exact. Le revers moins connu de cet argument si souvent martelé, c’est que le « régime de Viktor Orbán » (comme il est d’usage d’en parler à Bruxelles) ne contrôle absolument pas les flux d’informations en circulation à Budapest et dans le centre des deux ou trois grandes villes du pays, qui, ensemble, concentrent le gros de la population active.
Certes, les trust média du FIDESZ ont aussi une présence minoritaire (notamment hertzienne) sur ce marché connecté, et contrôlent quelques sites d’information. Mais sur ce sous-marché d’importance stratégique, l’arbitre de dernière instance des audiences est en général la puissance fantomatique nommée « réseaux sociaux » – laquelle devient, cela dit, moins fantomatique dès qu’on cite nommément les têtes d’affiche de cet oligopole : Facebook, Twitter. Or, en dépit de la discipline d’acier qu’ils s’imposent sur certains sujets (comme Israël, la communauté juive hongroise ou les rapports magyaro-tziganes), les sites (comme 888.hu) et blogueurs proches du FIDESZ (comme Ádám Pozsonyi) sont systématiquement écartés de ces réseaux par une censure en voie de durcissement.
On serait donc tenté de dire qu’il était grand temps de prendre le taureau numérique par les cornes, et c’est ce que le principal think tank du FIDESZ, la fondation Századvég, semble avoir fait ce lundi 8 avril 2019, en organisant une conférence d’une demi-journée sur le thème de la censure en ligne (intitulée « Szólásszabadság és cenzúra a 21. században », en français : Liberté d’expression et censure au XXIe siècle), qui a aussi été l’occasion de diffuser un rapport d’expertise en la matière. S’agit-il, cela dit, réellement d’une lenteur due à l’indolence hongroise, d’un hasard du calendrier ? C’est possible. Mais – aussi surprenante que cette hypothèse puisse sembler à ceux qui lisent les événements en clé idéologique – on peut aussi se demander si le FIDESZ, tout en critiquant vertement (et légitimement) Bruxelles et Berlin, n’a pas – comme il le fait plus souvent qu’on ne le pense – opportunément décidé d’emboiter le pas au centre carolingien dans sa tentative – encore plus que timide, et presque purement verbale pour l’instant – d’assigner des limites à l’hégémonie informative des GAFAM, donc – en dernière instance – de l’Empire américain.
Quoi qu’il en soit, la conférence a montré les forces et faiblesses (corrélatives) du système FIDESZ, construit sur l’articulation, globalement harmonieuse, ou du moins fonctionnelle, de deux tendances qui représentent aussi – bien plus que des générations – des époques successives de la doctrine orbanienne. Ainsi, le FIDESZ « canal historique », libéral-conservateur, était présent en la personne de l’eurodéputé Tamás Deutsch (compagnon de la première heure), mais aussi, à déjà une génération de distance de Deutsch, du blogueur et homme de télévision Gábor Megadja. Bien que générationnellement plus proche de Deutsch, le journaliste le plus charismatique du camp FIDESZ, Zsolt Bayer, incarnait pour sa part « l’aile dure » – la seule qui, à mon sens, donne un contenu réel à l’étiquette « illibérale » que le FIDESZ, par intermittences, assume ou rejette (quitte à se réfugier alors derrière une « réinterprétation dure » du label « chrétien démocrate ») ; cette seconde tendance est probablement dominante dans les rangs des nouveaux-venus, transfuges chenus de feu le MIÉP d’István Csurka, ou transfuges plus jeunes ayant quitté le Jobbik au moment de sa trahison.
En dépit de réelles qualités d’analyse et d’une bonne tenue rhétorique, les libéraux-conservateurs ont du mal à dépasser la posture de « l’Europe centrale trahie par l’Occident », qui débouche naturellement sur une lecture formaliste – donc assez stérile – de la « crise des GAFAM » : mal à l’aise quand il faudrait dénoncer la privatisation de l’agora via Internet, ils ont peu de propositions concrètes à formuler et préfèrent se réfugier dans l’espérance fataliste d’un retournement de tendance global, d’un « virage à droite » permettant d’effacer les symptômes sans pour autant éradiquer la maladie. S’ils sont sincères dans leur attitude, il est évident qu’ils auraient bien besoin de quelques heures d’étude des œuvres complètes de Marlène Schiappa. Ce faisant, surtout, ils négligent aussi volontiers l’aspect non-idéologique, géopolitique du problème.
Il était donc grand temps de confier le microphone à Zsolt Bayer qui, parlant sans notes, a tenu à l’assistance une brillante leçon de réalisme politique. Rappelant comment l’URSS et l’Allemagne hitlérienne savaient, à travers leur presse, changer d’avis à 180° l’une sur l’autre au gré des traités-surprises et de leurs violations préméditées, il a établi un parallèle entre cette pratique et la curieuse amnésie qui frappe depuis deux ans la presse libérale quand il est question du Jobbik, jadis peste brune, aujourd’hui junior partner un peu honteux, mais bien toléré, de la gauche libérale hongroise. Outre son actualité pré-électorale, cet exemple avait la vertu de rappeler à l’assistance que le droit entérine les acquis de la force (et non l’inverse). Par rapport aux libéraux-conservateurs, l’aile illibérale, en effet, s’est guérie beaucoup plus vite de l’illusion d’un Occident utopique : ami personnel de Zsolt Bayer et du soussigné, le grand dissident et journaliste István Lovas (décédé en 2018), après avoir été utilisé pendant la Guerre froide à des fins de propagande antisoviétique, était,dès les années 1990, écarté avec pertes et fracas de la rédaction de Radio Free Europe. Le droit, la liberté, c’est bien, mais, comme dit Besancenot, « pas pour les ennemis de la liberté » (à charge dudit Besancenot, bien entendu, de définir les concepts « liberté » et « ennemis »).
Bayer a donc recentré le débat en replaçant l’offensive actuelle de la censure numérique dans son cadre réel, à savoir le Kulturkampf mondial d’un libéralisme devenu para-religieux, totalitaire et inapte au débat. La conclusion générale, à laquelle, volens nolens, les libéraux-conservateurs ont aussi dû souscrire, étant qu’il n’y aura retour à la liberté d’expression que dans le cadre d’un retour à la souveraineté – le droit de la presse, actuellement en cours de dissolution dans la praxis américano-mondiale des GAFAM, comme tout droit, découle de la légitimité démocratique des Etats souverains. Il sera donc de leur devoir (et en Europe, paradoxalement, c’est l’Allemagne qui montre en ce moment l’exemple dans ce sens) de mettre au pas les GAFAM quand ces derniers prétendent, par exemple, se substituer à la législation hongroise en la matière.
Quoique tardive, cette conclusion est, à mon humble avis, correcte. Quant à sa mise en pratique, paradoxalement, la petite Hongrie, culturellement dynamique et centripète, assez monolingue et relativement épargnée par l’émigration de masse, a plus d’atoutsen main que des pays deux ou trois fois plus grands (à tous les sens du terme), comme la Roumanie ou la Pologne, plus soumises à l’internationalisation de facto du « bol alimentaire » médiatique. Reste à savoir si elle aura – comme dans le cas de la crise migratoire – le courage d’avancer la première sur ce nouveau champ de mines de la guerre hybride civile en cours à l’échelle mondiale.
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