Dans son nouvel essai La philosophie devenue folle, le philosophe Jean-François Braunstein s’attaque aux nouveaux totems du néoprogressisme : l’idéologie du genre, l’antispécisme et l’euthanasie. Courageux et incisif.
Jean-François Braunstein est professeur à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Ses recherches et ses enseignements portent sur l’histoire et la philosophie des sciences biologiques, médicales et humaines au XIXe siècle et sur l’histoire de l’épistémologie en France au XXe. Du solide et du sérieux, dont les publications sont connues et appréciées des spécialistes de ces domaines. Jusqu’ici, Braunstein paraissait, comme d’ailleurs la grande majorité des universitaires, bien décidé à s’en tenir à cet exercice discret de la production et de la transmission du savoir, indifférent au « grand public ». Or voilà qu’il publie chez Grasset un ouvrage qui vise une audience bien plus large et qui aborde de front – comme le front d’une bataille – des questions très polémiques. Pour s’en prendre avec cette détermination aux modes idéologiques dominantes qui portent sur le genre, l’animal et la mort, il a fallu qu’il soit saisi d’une impatience dont je ne dirai pas qu’elle est sainte, mais en tout cas elle est salutaire. Elle fait aussi obligation, à ceux qui en partagent les motifs, de sortir eux aussi de la réserve. Ce que je fais.
Le livre qui vient de paraître La philosophie devenue folle. Le genre, l’animal, la mort, est écrit avec la plus grande clarté et se lit aisément. Ce n’est pourtant pas au détriment de la rigueur. Historien des idées philosophiques et scientifiques, Braunstein n’a pas changé les méthodes de travail qui lui sont habituelles et s’est engagé d’abord dans des lectures, dont on admire la patience, auxquelles il a appliqué son talent pour l’analyse et l’interprétation des textes. Et le résultat auquel il est arrivé lui permet de nous embarquer dans un voyage sur la nef des fous.
À la manœuvre de la nef, on trouve « les fondateurs de ces trois nouvelles disciplines à succès que sont les ‘études de genre’, l’ ‘éthique animale’ ou la ‘bioéthique’ », tels John Money, Judith Butler, Peter Singer, Donna Haraway ou H.T. Engelhardt, autant de figures qui associent à des fonctions de professeur dans de prestigieuses universités américaines la notoriété médiatique et l’influence que celle-ci confère sur les opinions. Mais derrière et autour de ces figures dominantes, il y a tout un équipage de sectateurs, d’épigones et de zélotes qui ajoutent aux divagations du navire.
Comme son titre l’annonce, le livre de Braunstein se divise en trois parties, avant une conclusion qui en met en évidence l’élément commun.
Les embarras dans lesquels s’est trouvée la funeste ministre de l’Education nationale Najat Vallaud-Belkacem à propos de l’introduction supposée à l’école, niée mais en même temps assumée, de la « théorie du genre » à l’occasion de l’enseignement des « ABCD de l’égalité » a mis à portée de l’opinion publique l’emploi très particulier qui est fait ici du mot « genre », après qu’il soit devenu courant dans le jargon des universités américaines. L’histoire en parcourt la pente qui va de l’ « identité de genre » distincte du sexe anatomique à la « fluidité du genre » où toutes les différenciations sont abolies.
Money, money, money…
L’inventeur revendiqué du terme est John Money, psychologue et sexologue à l’université Hopkins, dans un article datant de 1955. Le gender désigne un attribut humain qui n’est pas simplement synonyme de sexe en indiquant « le degré global de masculinité qui est intimement ressenti et manifesté chez le nourrisson, l’enfant et l’adulte, et qui, usuellement, quoique pas nécessairement, est corrélé avec l’anatomie des organes de la procréation ». Money était à l’origine spécialisé dans des recherches sur l’hermaphrodisme, qui, assurément, est un fait, même s’il n’est observé que dans un pourcentage infime de cas. De cette étude d’un cas très spécial, Money a tiré la conclusion générale que ce qui fait de quelqu’un un garçon ou une fille est essentiellement le produit de l’éducation quel que soit le sexe biologique de naissance : le fait qu’un hermaphrodite de naissance se détermine comme fille ou garçon parce qu’on l’aura éduqué en fille ou en garçon vaudrait aussi, par une audacieuse extension, pour tout le monde, quel que soit le sexe anatomique identifié. Le « rôle de genre » s’apprend au travers des expériences vécues durant les premières années, avant de fixer en identité. En résumé, comme l’écrit Éric Fassin, à qui l’on doit (?) l’introduction des études de genre en France : « Pour John Money, qui participe d’une vision progressiste de la science (sic) instituée après la seconde Guerre mondiale en réaction contre les dérives biologiques, c’est bien l’éducation qui fait l’homme ou la femme ».
Je n’insisterai pas ici sur l’histoire tragique, narrée en détail par Braunstein après l’avoir été par Michel Onfray, où la théorie de Money, cherchant à imposer un rôle de fille à un garçon qu’une opération ratée avait privé de pénis, conduit au suicide de ce garçon devenu adulte.
Feu sur la « biologie patriarcale » !
Une étape ultérieure sera franchie qui consistera à montrer que le genre se suffit à lui-même et que c’est le sexe qui n’existe pas indépendamment du genre, plutôt que l’inverse. Braunstein cite ici Anne Fausto-Sterling, professeur (oui, j’écris encore comme ça) à l’université Brown de Providence. De fait, Money faisait encore référence à deux sexes, masculin et féminin, même s’il pensait que leur identité se fixait dans un comportement et une orientation qui n’ont pas de fondement inné ou instinctif. Fausto-Sterling se revendique de sa formation de biologiste pour soutenir qu’il n’y a pas naturellement deux sexes, mais au moins cinq, voire… une infinité, pris dans un continuum entre tous les êtres naturels, et toute une série d’intermédiaires possibles entre les sexes. Du coup, comme l’observe Braunstein, « selon Fausto-Sterling, établir le sexe d’un enfant à la naissance serait une décision essentiellement culturelle et arbitraire, produit d’un mode de pensée massivement binaire ». Cette pensée binaire est celle qu’impose la science biologique, qui est elle-même un « savoir situé » dépendant de ses conditions sociales, politiques et culturelles. Comme l’écrit un semi-disciple français de cette théorie des « sexes innombrables », la biologie « patriarcale (sic) s’est vautrée dans l’androcentisme et l’hétérosexisme, deux maladies dont il faut la guérir, faute de quoi elle se condamne à clocher [?] quand elle parle des femmes ». D’où la promotion d’une biologie « gynocentriste, matriarcale ou homosexiste » ! Braunstein remarque que cette opposition entre deux biologies, la mauvaise et la bonne, n’est pas sans rappeler la distinction stalinienne entre science bourgeoise et science prolétarienne, sauf que les facteurs d’opposition ont changé de registre.
La prophétesse Butler
On est conduit de là directement à la féministe Judith Butler, professeur à Princeton, et dont la notoriété est la plus grande, au point qu’on la désigne parfois comme la « papesse des études de genre ». Pour ce phare de la pensée du genre, les prétendus faits naturels du sexe qu’imposerait la biologie sont des constructions idéologiques au service d’intérêts politiques et sociaux. D’où la conséquence radicale qu’ « on ne peut pas dire que les corps ont une existence signifiante avant la marque du genre », le genre étant lui-même entièrement une construction sociale produite par des actes. Quels actes ? Des discours. Le sexe est un fait de langage. Le philosophe britannique Austin avait avancé la notion d’énoncés performatifs pour désigner des énoncés qui ont la propriété que leur seule énonciation accomplit l’état de chose désigné : ainsi, quand le président d’une assemblée dit « je déclare la séance ouverte », quand le prêtre prononce « je te baptise », etc. Son livre portait pour titre, qui en résume bien l’idée, Quand dire, c’est faire. Judith Butler fait un usage dévoyé de cette idée utile et intéressante, en introduisant la « performativité du genre » : le genre est ce que je dis être en demandant aux autres d’en reconnaître l’effectivité dans cet acte de discours. Comme l’écrit Butler dans son jargon transposé de ce que l’on appelle (ailleurs qu’en France) la « French theory » : « Le genre est toujours un faire, mais non le fait d’un sujet qui précéderait ce faire […] Il n’y a pas d’identité de genre cachée derrière les expressions de genre ; cette identité est constituée sur un mode performatif par ces expressions, celles-là même qui sont censées résulter de cette identité ». De là l’abandon de la référence à la transsexualité, qui fait encore état d’une différence sexuelle même pour la dépasser et l’introduction du nouveau vocable de « transgenre », et avec lui, l’affirmation de la « fluidité du genre ». D’où découle une sorte d’idéalisme radical, que Braunstein peut rapprocher de la gnose et où le corps organique est pour ainsi dire dématérialisé. Comme l’écrit sans sourciller une épigone : « Rien n’est aussi imaginaire que le corps matériel. Circulant, fluide, sans frontières, sans aucune limite ou histoire prédéterminée, le corps n’a aujourd’hui plus de signification que ses intermédiations ». D’où les conséquences qui atteignent l’absurde, comme la guerre des toilettes aux Etats-Unis, ou les propositions de laisser chacun choisir à tout moment ce qu’il veut être à l’état-civil. On relèvera à la fin de ce chapitre, la très amusante note de Braunstein sur le cas du (de la) célèbre Conchita Wurst, gagnant (gagnante) en 2015 de ce grand moment culturel qu’est le concours Eurovision de la chanson, avec l’explication du jeu de mot plutôt salace que contient le pseudonyme que s’est choisi l’intéressé(e).
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