La Mitteleuropa, cette « patrie élargie »

post_thumb_default

 

Par Yann P. Caspar.

Milo Dor, de son vrai nom Milutin Doroslovac, est de ces hommes qui appartiennent au passé. Né dans l’entre-deux-guerres à Budapest, où il ne reste que quelques mois, il grandit dans le Banat yougoslave puis à Belgrade, d’où il est déporté vers Vienne en 1942 en raison de son activisme politique. Disposant d’un visa pour les États-unis au sortir de la guerre, il fait le choix de demeurer dans la capitale de la nouvelle Autriche, qui sera sa ville d’élection jusqu’à sa mort en 2005.

Vienne, ville-monde d’une civilisation disparue, capitale d’un Empire qui n’existe plus, qui retint Dor parce qu’elle est « une amante infidèle qui se jette au cou du premier plaisantin venu, une amante perverse qui pleure ses amants alors qu’elle les a maltraités tout au long de leur vie, en un mot une souillon plus très jeune qui masque ses rides derrière une épaisse couche de fard, dissimule sa voix cassée derrière une mélopée bruyante et tente de simuler la jeunesse par la vivacité de ses gestes »1.

La Mitteleuropa de Milo Dor, somme de onze textes écrits entre 1977 et 1996, emmène le lecteur de l’Istrie à Prague, en passant par la Lombardie méridionale, la Voïvodine, ou encore Budapest et Belgrade, sans oublier les cités sérénissime et ragusienne aux statuts si particuliers. S’il doit avant tout se recevoir comme un outil de voyage — la littérature n’est-elle pas, en premier lieu, cet objet venant malicieusement satisfaire cette écrasante et puérile pulsion d’évasion ? —, l’ouvrage laisse de bout en bout transparaître les larmes de l’auteur pour un monde fini ; celui qui résonnait de Lemberg à Trieste, de Prague aux Portes de Fer, par la voix d’une Maison souveraine ayant régné sur des peuples si contraires par un respect jamais égalé, et une bourgeoisie moins parasitaire que son nom ne l’y appellerait, allant au-delà de sa condition sociale, ethnique et nationale par l’attention portée à la propagation d’une langue encore européenne, l’allemand.

Se rangeant derrière l’initiateur du renouveau mitteleuropéen, le Triestin Claudio Magris, Milo Dor résume cette culture centre-européenne comme un fait rendu possible par deux facteurs : « la présence de population juive et l’emploi de la langue allemande comme moyen de communication universellement reconnu ». À l’heure du triomphe étouffant de l’anglais et de la fin de ce pénible XXème siècle — siècle qui, pour Magris, se résume dans l’affrontement entre les éléments juif et allemand —, cette culture est résolument morte. La Cacanie de Musil n’est qu’un vague souvenir et n’excite guère plus que les initiés. Stefan Zweig est adulé en raison de ses nouvelles pour femmes et son touchant exil, alors que sa nostalgie euro-habsbourgeoise est habilement passée sous silence. Berlin est sur toutes les lèvres, Vienne n’est plus rien. Anecdotique ? Non, toute la matière historique des deux derniers siècles est là : Berlin est une anomalie, elle marque le triomphe de la vulgarité belliciste des Hohenzollern sur le prestige pacificateur des Habsbourg — fait historique amorçant le début des convulsions allemandes pour István Bibó.

Milo Dor sait tout cela. Il déambule dans une Europe viennoise défunte pour lui chanter une oraison funèbre de haute volée. Il y croise tous ceux ayant façonné sa patrie élargie pour retracer son parcours tumultueux, celui d’un serbe élevé dans les cultures juive, serbe et hongroise, et amoureux de la langue allemande. Remarquable introduction à l’histoire centre-européenne, guide touristique défiant les plus fameux Baedeker, son anthologie perce le mystère du jaune Schönbrunn des bâtiments éparpillés aux quatre coins de son Europe. Tout sauf pétaradant d’érudition et, encore moins, austère, il a le don de mêler la grande Histoire aux petites anecdotes sans prétention. S’il note avec justesse le paradoxe méditerranéen de Prague — déjà soulevé par Shakespeare qui, dans une des ses pièces, situe la Bohême au bord de la mer —, c’est pour mieux se dédouaner du seul constat comptant réellement : « Lorsqu’une Tchèque disait par exemple « roulement de tambour », je ne pensais nullement à l’armée ni même à la guerre, mais seulement à la façon dont je pourrais me retrouver dans son lit le plus vite possible ».

1 Milo Dor, Mitteleuropa. Mythe ou réalité, trad. de l’allemand (Autriche) par Jacques Lajarrige, Fayard, 1999, p. 203

 

Extrait de: Source et auteur

Suisse shared items on The Old Reader (RSS)

Et vous, qu'en pensez vous ?

Poster un commentaire

Votre commentaire est susceptible d'être modéré, nous vous prions d'être patients.

* Ces champs sont obligatoires

Avertissement! Seuls les commentaires signés par leurs auteurs sont admis, sauf exceptions demandées auprès des Observateurs.ch pour des raisons personnelles ou professionnelles. Les commentaires sont en principe modérés. Toutefois, étant donné le nombre très considérable et en progression fulgurante des commentaires (259'163 commentaires retenus et 79'280 articles publiés, chiffres au 1 décembre 2020), un travail de modération complet et exhaustif est totalement impensable. Notre site invite, par conséquent, les commentateurs à ne pas transgresser les règles élémentaires en vigueur et à se conformer à la loi afin d’éviter tout recours en justice. Le site n’est pas responsable de propos condamnables par la loi et fournira, en cas de demande et dans la mesure du possible, les éléments nécessaires à l’identification des auteurs faisant l’objet d’une procédure judiciaire. Les commentaires n’engagent que leurs auteurs. Le site se réserve, par ailleurs, le droit de supprimer tout commentaire qu’il repérerait comme anonyme et invite plus généralement les commentateurs à s’en tenir à des propos acceptables et non condamnables.

Entrez les deux mots ci-dessous (séparés par un espace). Si vous n'arrivez pas à lire les mots vous pouvez afficher une nouvelle image.