Heba Saleh et Sam Jones, pour le Financial Times et Jeune Afrique écrivent notamment (extraits adaptés ; voir lien vers source en bas de page) : Assiégée en Irak et en Syrie, l'organisation terroriste État islamique (EI) veut faire de la Libye une base de repli, voire un nouveau fief. Sa stratégie : la politique de la terre brûlée. Les panaches de fumée noire d’Es-Sider et de Ras Lanouf étaient visibles de l’espace, serpentant au-dessus des côtes libyennes. Le 4 janvier, des membres de Daesh ont fait exploser sept réservoirs de stockage de 400'000 barils de brut. Une semaine plus tard, ils frappaient les mêmes dépôts. Une troisième attaque a suivi, cette fois par la mer, contre le port pétrolier de Zueitina, plus à l’est.
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Objectif : affecter les poumons économiques des deux grandes factions qui se disputent le pouvoir, le Congrès général national (CGN) de Tripoli, soutenu par Fajr Libya, une coalition dominée par les islamistes, et la Chambre des représentants, élue en 2014 et contrainte de siéger à Tobrouk. « Les assaillants Daesh disposent d’un arsenal comparable à celui de l’armée, et même mieux », affirme Ali al-Hassi, porte-parole des gardes des installations pétrolières, une milice qui soutient la CdR et assure la sécurité des grandes raffineries et des pipelines du bassin de Syrte, le croissant libyen du pétrole.
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Les attaques, estiment les responsables des renseignements occidentaux, marquent une nouvelle « étape dans ce conflit de deux ans, Daesh ayant réorienté sa tactique : d’opérations d’insurrection locale et de grignotage de territoires, il est passé à des offensives ayant des visées régionales plus vastes. Dans l’immédiat, son but est de miner toute perspective de gouvernement d’union nationale en Libye ». À l’inverse de la Syrie, les champs de pétrole libyens ne représentent pas une prise économique prioritaire pour Daesh en raison de leur taille immense et de leur complexité technique.
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Mais la perturbation de leur production a un impact important sur la stabilité du pays. « Les champs au seuil du territoire de Daesh, confie un diplomate européen, sont comme un levier que les jihadistes utilisent [à leur gré] contre les négociations [pour un gouvernement d’union]. » Dans les meules de ce conflit, où d’innombrables milices, caïds locaux et seigneurs de guerre se livrent à une lutte d’influence, concurrençant les gouvernements rivaux de l’Est et de l’Ouest, Daesh s’est taillé une enclave en arc de 200 km de longueur au centre du littoral libyen.
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En son cœur, Syrte s’est rapidement muée en une forteresse urbaine aussi névralgique que Mossoul et Raqqa dans le projet transnational de Daesh. Ashton Carter, le secrétaire américain à la Défense, la décrivait récemment comme la plus dangereuse « métastase » de l’organisation au-delà de la Syrie et de l’Irak. Les efforts diplomatiques occidentaux pour amener les deux centres rivaux à la paix ayant échoué, la question urgente qui se pose aux chefs de l’antiterrorisme en Europe et aux États-Unis est de savoir jusqu’où Daesh pourra poursuivre son « expansion » en Libye et ce qui pourrait encore être fait pour la contenir.
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Daesh n’est pas enraciné aussi profondément dans le territoire libyen qu’en Syrie et en Irak. Il n’y trouve pas cette faille entre sunnites et chiites qu’il a su si bien exploiter. Ses ressources, aussi bien financières qu’humaines, sont limitées, comparées à celles des autres protagonistes du conflit. Mais la campagne du groupe contre le bassin pétrolier, qui assure 80% de la production totale du pays, revêt un aspect tactique et militaire de poids. Et, bien que les attaques autour de Ras Lanouf aient été repoussées, aucune force ne s’est montrée capable de porter l’offensive contre Daesh au sol. Même dans les endroits d’où il a été chassé, comme à Derna, sa première implantation libyenne, il s’est toujours arrangé pour y maintenir une présence.
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Pendant des semaines, les responsables occidentaux ont évoqué la possibilité de frappes coordonnées et intensives. À Washington, le Pentagone a déjà établi une longue liste de cibles. Mais le président Obama rechigne à engager des moyens dans une nouvelle guerre qu’il considère comme relevant d’abord de la responsabilité européenne. Dans une interview testament sur sa politique étrangère à The Atlantic, Obama a laissé entendre que les dirigeants européens – comprendre le Premier ministre britannique, David Cameron, et l’ex-président français Nicolas Sarkozy – s’étaient endormis au volant en Libye. Pour Jonathan Eyal, directeur adjoint du Royal United Services Institute britannique, « le véritable motif d’inquiétude avec la croissance de Daesh est l’extension du désordre.
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Le Mali et le Niger traversent déjà des troubles. La Tunisie est confrontée à un très gros problème d’extrémisme. Et regardez un pays comme l’Algérie, où les revenus de l’État ont été anéantis par la chute des cours du pétrole et où la transition politique est au point mort… La vraie crainte est que Daesh en Libye n’allume un incendie qui se propage à toute l’Afrique du Nord. » La poussée de Daesh en Libye est le fruit d’une stratégie planifiée pouvant se résumer à « rester et croître ». Deux responsables des services d’intelligence occidentaux évoquent un plan élaboré par la direction de l’organisation dès 2014 et destiné à s’aménager un territoire sécurisé en Libye.
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Les dirigeants jihadistes ont ainsi demandé à trois cents Libyens qui combattaient en Syrie et en Irak de rentrer chez eux pour assurer la première phase de l’opération, sous la direction de l’Irakien Abou Nabil al-Anbari, éliminé depuis, lequel avait reçu des millions de dollars pour nouer des alliances et financer des attaques. Daesh a jugé Syrte comme le terrain le plus propice à une extension du « califat ». Et a réussi à rallier les Gdadfa – la tribu de Kadhafi. Selon le Pentagone, Daesh dispose en Libye de 6'500 combattants. « Ils repèrent les zones vulnérables avant d’en prendre le contrôle. Et peuvent se fournir autant qu’ils le veulent en armes », explique un diplomate italien.
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La tactique employée est la même qu’en Syrie : actions clandestines, propagande, élimination violente de toute dissidence et gains territoriaux opportuns. La cooptation de tribus et de milices locales se battant pour survivre dans le chaos libyen aura été déterminante. Dès que Daesh réussit à gagner en influence, il s’arroge aussitôt le monopole du pouvoir. À Syrte, toutes les milices et forces de sécurité ont été rapidement démantelées, parfois dans la violence. Pour s’être opposée à Daesh, la tribu des Ferjani a ainsi été, selon le département d’État américain, totalement décimée. « Daesh reproduit en Libye tous les aspects militaires et sociaux de son noyau dur irakien et syrien », explique Harleen Gambhir, analyste du contre-terrorisme à l’Institut d’étude de la guerre.
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Mais, souligne-telle, l’évolution la plus inquiétante est sa capacité opérationnelle grandissante. « En janvier et février, nous avons assisté, rappelle-telle, à une campagne militaire sophistiquée contre les infrastructures pétrolières, mais aussi, simultanément, à des opérations dans l’ouest du pays. » Animé par la volonté d’attiser le conflit entre les différents protagonistes, Daesh poursuit un objectif à court terme : devenir la principale force islamiste du pays en débauchant les groupes liés à Al-Qaïda. « Pour un jeune milicien libyen, explique Patrick Skinner, ancien analyste à la CIA, il y a, d’une part une myriade de groupes armés sans objectif ni projet, et de l’autre un mouvement international structuré. Le choix est vite fait ».
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L’ampleur des recrutements au sein de ses rivaux islamistes déterminera la capacité de Daesh de tirer profit de sa présence en Libye pour passer à une nouvelle phase de son plan. Les agences de renseignements occidentales estiment que Daesh est en train de préparer le terrain pour faire de la Libye son nouveau centre de commandement au cas où Raqqa ou Mossoul tomberaient. Cette idée fait son chemin parmi les jihadistes combattant en Irak et en Syrie, d’autant que les bombardements alliés les obligent à trouver une base de repli et les incitent à partir en Libye. Selon un ancien commandant rebelle qui s’est battu aux côtés de Daesh pendant plus d’un an avant de faire défection, l’idée que l’ex-Jamahiriya est une sorte d’eldorado est désormais très répandue parmi les jihadistes.
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« Une dizaine » de hauts cadres de l’organisation et leurs familles ont quitté Mossoul ces derniers mois pour s’établir en Libye, confie un agent des renseignements de la coalition antiterroriste. « Daesh se focalise sur la Libye, car elle pourrait lui offrir une nouvelle terre d’accueil, confirme Hicham al-Hachimi, un conseiller gouvernemental irakien. Le front libyen est avantageux : il y a du pétrole, du salafo-jihadisme et le chaos. » Les options occidentales pour contrer Daesh en Libye sont limitées. Pendant des mois, les diplomates européens ont assuré, sous l’impulsion de l’Italie, qu’un gouvernement d’union nationale libyen verrait le jour. Il n’en est toujours rien. Et même s’il venait à exister, l’issue de toute offensive militaire contre Daesh dépendrait du degré de coopération de factions politiques rivales.
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Une intervention occidentale multilatérale ? Elle serait lourde de dangers. « Elle créerait davantage de problèmes qu’elle n’en résoudrait, met en garde Claudia Gazzini, de l’International Crisis Group. Surtout si on donne l’impression de prendre parti pour l’un des deux principaux camps libyens. » Pour l’heure, la stratégie choisie par l’Occident comporte deux volets : d’abord procéder à des frappes ciblées pour éliminer des cadres jihadistes libyens et tunisiens, ensuite convaincre les groupes armés locaux de se concentrer sur Daesh à Syrte. Les forces spéciales britanniques et américaines encouragent, par exemple, les milices de Misrata à se battre contre les jihadistes.
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Quant à la France, elle appuie les forces militaires soutenues par Tobrouk, notamment autour de Benghazi et dans l’Est. Daesh, lui, a, selon Gambhir, trois options : « Intensifier ses attaques contre les groupes armés et les champs de pétrole afin d’aggraver le conflit ; multiplier les attentats contre des leaders politiques ; ou encore tenter de régionaliser le conflit en déstabilisant la Tunisie, et peut-être aussi l’Algérie », concluent Heba Saleh et Sam Jones, pour le Financial Times et Jeune Afrique (fin des extraits adaptés ; voir lien vers source en bas de page).
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Adaptation et mise en page de Michel Garroté pour LesObservateurs.ch
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© Heba Saleh et Sam Jones Financial Times et Jeune Afrique 2016
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http://www.jeuneafrique.com/mag/315123/politique/libye-jusquou-ira-daesh/
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Un grand merci aux deux génies français qui ont réduit la Libye au chaos, Sarko l’Américain, roi des People, et Botul-Henri Lévy, le plus grand philosophe français de notre époque si regorgeante de promesses.
L’intervention notamment de la France a été une fois de plus un désastre!
Jusqu’où ira l’EI ? Ben… jusqu’où on le laissera aller, pardi ! D’autres questions ?