“Ruse de la Suisse”. Editorial, Roger Koeppel, Die Weltwoche, 10.3.2016

Le Conseil fédéral se prête au chantage. Néanmoins, cela pourrait fonctionner avec l'Europe.

Editorial, Die Weltwoche,  10 mars 2016

Roger Köppel

Le dernier et probablement le seul pays du monde qui se conforme servilement aux directives de l'UE est un État non-membre de celle-ci, la Suisse. Pour le Conseil fédéral, il n'y a pas que les tables de la loi de l'UE qui soient sacrées. Notre gouvernement tressaille déjà au moindre sous-entendu, rappel à l'ordre, questionnement, murmure ou courroux de l'UE. Nos autorités bernoises sont les championnes du monde pour devancer les souhaits, même pas encore tout à fait clairs pour les intéressés, ainsi que de brillants exécuteurs d'intentions encore inexprimées.

Les Suisses excellent depuis toujours, le multilinguisme aidant, à se glisser dans la peau des autres par mimétisme comme le caméléon. Cette capacité s'accentue dans son rapport avec l'UE au point d'être capables d'adapter aux intérêts des autres leurs propres intérêts jusqu'à les rendre méconnaissables. Ce que Bruxelles veut ou pourrait éventuellement vouloir a pour Berne déjà la qualité d'une obligation irrévocable, d'un commandement, car, aux yeux du Conseil fédéral, la survie même de la Suisse dépend de la bonne volonté de Bruxelles. Le Conseil fédéral se complaît dans des fantasmes de déclin, pur produit de son imagination. Il se grise de la soi-disant absence de perspectives de sa position dans la négociation. En rappelant sans cesse la nécessité existentielle de la voie bilatérale excessivement surestimée, le gouvernement se prête au chantage. Il se place vis-à-vis de l'UE dans une situation d'impuissance absolue qui, dans le même temps, lui permet de justifier ses maigres résultats actuels dans les négociations.

Notre politique européenne est, hélas, devenue un vil rituel de soumission. La psychologie forensique parle d'un «syndrome de Stockholm» lorsque l'otage développe une empathie anormale pour son ravisseur. La politique européenne officielle de la Suisse est une forme politique superlative de cette maladie au cours de laquelle la victime s'éprend de son bourreau.

Pourtant, quoi de plus simple, car, depuis le 9 février 2014, le Conseil fédéral a un mandat clair. Il doit enfin limiter l'immigration dont on a perdu la maîtrise. Le peuple et les cantons se sont prononcés contre la libre circulation des personnes avec l'UE. Ils veulent le rétablissement de contingents ainsi que l'application de la priorité des nationaux. Or, la priorité des nationaux et les contingents sont antinomiques avec la libre circulation des personnes. Cette dernière n'a alors plus cours.

Toutefois, le rejet de la libre circulation des personnes ne signifie pas nécessairement qu'il faille aussi automatiquement enterrer l'accord correspondant. Il est pensable et aussi probable que l'UE et la Suisse s'entendent sur un nouvel accord conforme à l'initiative. L'UE veut à tout prix éviter que la Suisse dénonce ce traité emblématique. Abandonner maintenant de son propre fait la mal-aimée liberté de circulation serait perdre la face, et un signal envoyé à des États membres de l'UE comme la Grande-Bretagne. L'UE veut l'éviter. Voilà pourquoi elle sera prête à faire des concessions.

Et, en cas contraire? La Suisse serait capable de supporter la dénonciation de l'accord sur la libre circulation des personnes. Les intérêts mutuels de bonne coopération sont trop importants. Affirmer que l'UE s'entêterait durablement et que la Suisse n'aurait, par conséquent, aucune chance frise la fiction. L'UE a démontré ces dernières années qu'elle s'assied sur presque tous ses principes «non négociables» quand les circonstances l'exigent – cela va du nouvel endettement jusqu'à Schengen et Dublin. Qui plus est, le Conseil fédéral ne se trouve pas dans une mauvaise position de négociation, bien au contraire. Il peut invoquer une décision populaire. La Suisse n'est pas membre, mais elle est un excellent client de l'UE qui exporte plus en Suisse qu’inversement. Les axes routiers qui traversent le Saint-Gothard sont essentiels pour nos voisins. L'intérêt mutuel l'emporte sur les divergences à propos de la libre circulation des personnes.

Que valent les propositions récentes du Conseil fédéral? On est heureux de constater qu'il tient, contre ses propres instincts, à une mise en application unilatérale de la décision populaire contre l'immigration de masse. Le mécanisme du «seuil» et de la «clause de sauvegarde» est flou, l'extension de la libre circulation des personnes à la Croatie probablement inconstitutionnel. Le durcissement des «mesures d'accompagnement» va dans le mauvais sens. L'idée d'intégrer dans le marché du travail des déboutés du droit d'asile, mais aussi des requérants accueillis provisoirement, manque de pertinence. Néanmoins, il est encore possible que la proposition du Conseil fédéral devienne la base d'une loi sur laquelle on pourrait s'entendre, dans le sens du scénario envisagé ci-dessus, avec l'UE. Pour cela, il faut que tous ceux qui attachent de l'importance à l'indépendance fassent pression.

Le génie de la Suisse réside aussi dans le fait que de bonnes solutions se concrétisent souvent à contrepied des intentions des autorités compétentes. Il y a des oppositions de part et d'autre, un consensus semble hors de portée, et pourtant la raison salvatrice, difficilement perceptible pour les parties prenantes, jaillit un jour de cette pagaille. La ruse de notre système réside dans son intelligence collective, qui est bien plus que la somme de toutes les intelligences de ses acteurs. Nous nous apprêtons peut-être à parvenir dans notre politique européenne à ce point où l'apparente inutilité des projets officiels se transforme subrepticement en une issue géniale, franchement escomptée par personne. La Suisse fonctionne souvent non pas grâce à ses politiques, mais en dépit de ceux-ci.

 

5 commentaires

  1. Posté par Icing le

    La Weltwoche imprimée est vendue en Romandie, monsieur Köppel on vous attend ……

  2. Posté par Jean Ducas le

    Courageux éditorial, courage inexistant au sein de la presse romande, j’inclus dans ces derniers les soit-disants sites de réinformation tremblants devant l’Empire.

  3. Posté par pierre frankenhauser le

    L’ébouissante élection de M. Köppel au Conseil national est déjà un début de victoire. En outre, ses éditoriaux limpides et clairvoyants me motivent à me remettre à l’allemand. Quoique je ne serais pas contre une version francophone de la Weltwoche.

  4. Posté par Nicolas le

    La simple ruse de la Suisse parviendra-t-elle à mettre en échec les positions catastrophiques de la triple buse du CF? On ne peut que l’espérer.

  5. Posté par aline le

    Merci à la personne qui traduit les éditoriaux de M. Köppel qui sont toujours pertinents. Je les lis en allemand et je suis très contente que les lecteurs francophones ont l’occasion d’en profiter.

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