Une place de village sur laquelle tombe une neige molle que regardent trois hommes depuis une table de bistrot.
Le laïc : enfin, notre place principale est débarrassée de son arbre de Noël ! Il m’exaspérait et j’ai demandé au maire de l’enlever. Cet arbre discriminait entre croyants et athées. Or, une discrimination, c’est antidémocratique. Tous les hommes sont égaux, point-barre.
Le révolutionnaire : c’est pas d’enlever un arbre de Noël qui va nous rendre égaux puisque les riches sont de plus en plus riches et les pauvres de plus en plus pauvres.
Une Mercedes passe en dérapant un peu sur la neige
Le croyant : le maire a été d’accord avec toi pour l’enlever cet arbre ?
Le laïc : bien sûr, parce que lui, contrairement à toi, perdu dans ton catéchisme, il l’a lue la Déclaration des droits de l’homme.
Le révolutionnaire : celle de 89 ou l’universelle ?
Le croyant : ne l’écoute pas, il a l’art de poser des questions perfides. Dis-moi plutôt comment tu as pu convaincre le maire qu’en enlevant cet arbre de Noël il éliminait toute discrimination ?
Le laïc : c’est évident non ?
Le croyant : pas du tout puisqu’ainsi il y a maintenant discrimination contre les chrétiens !
Le laïc, faisant mine de s’adresser à un demeuré et martelant ses mots : t’as toujours pas compris. Avec les droits de l’homme il n’y a plus de discrimination, point-barre.
Le révolutionnaire : Décidément, t’aimes bien « point-barre ».
Le laïc : c’est’y qu’ça t’gênerait ?
Le révolutionnaire : ben oui, ça m’gêne.
Le laïc : et pourquoi Môssieu ?
Le révolutionnaire : parce que les droits de l’homme, c’est comme les lois bourgeoises. Elles ne visent qu’à parquer le peuple, à le faire se tenir tranquille, tandis que sous ces lois, on trouve d’énormes inégalités. Itou avec les droits de l’homme aujourd’hui. Les droits ou les lois ne servent qu’à cacher la réalité et à faire supporter ce qu’elle a d’insupportable, l’oppression de la majorité par une toute petite minorité, comme la « jet set » internationale convoquée régulièrement par François Hollande.
Le laïc : bon, d’accord, il subsiste des inégalités, mais nous travaillons à les réduire. Dans l’intervalle, les lois garantissent la paix et la sécurité, surtout après les attentats de Paris.
Le révolutionnaire : oui mais à quel prix ?
Le laïc : j’m’en fiche du prix. L’essentiel est de garantir, je répète, l’ordre, la paix et la sécurité.
Le révolutionnaire : ben voilà, c’est bien ce que je te disais. Tu n’es qu’un petit-bourgeois qui veut ronfler tranquille à l’abri des lois ou, pour mieux dire, des normes.
Le laïc : qu’est-ce qu’elles pourraient bien faire d’autre que nous protéger, les lois ou les normes ?
Le croyant : avez-vous entendu parler de la Halakha ?
Le laïc : ah non ! Tu vas pas recommencer à nous casser les oreilles avec tes mots cabalistiques.
Le croyant : tu ne saurais mieux dire, puisque la Halakha, c’est la loi en Hébreu.
Le révolutionnaire : comme tu nous instruis, c’est admirable ! Merci grand maître, mais si je peux me permettre, quelle différence entre loi et Halakha ?
Le croyant : différence énorme !
Le laïc : bon, vas-y, on t’écoute, ça ne mange pas de pain.
Le révolutionnaire : ne sens-tu pas, toi le laïc, que ce croyant va nous embobichonner avec ses salades ?
Le laïc : même ceux qui embobichonnent ont droit à la liberté d’expression. Vas-y, chère grenouille !
Le croyant : de bénitier tu veux dire…
Le révolutionnaire, tapant du poing sur la table : en voilà assez de vos bavardages ! Venons-en au fait Messieurs !
Le croyant : il ne va pas de soi qu’une loi n’est destinée qu’à garantir une vie lisse, sans heurt, tranquille.
Le laïc : à quoi d’autre pourrait-elle bien servir ?
Le révolutionnaire (avec un mélange de cynisme et d’ironie) : à conduire jusqu’au paradis, par exemple. La loi comme passerelle vers un autre monde. Comme tout le monde espère un autre monde mais que personne ne veut désobéir aux lois, ça serait chouette !
Le laïc : Eh bien, pour moi, c’est le contraire. La loi, loin d’être une passerelle, ne vise qu’à garantir l’ordre des choses et ne pousse donc jamais à avancer vers autre chose que ce qui est.
La serveuse, Babette, arrive pour encaisser et s’exclame : ah vous alors, ce que vous pouvez me casser les oreilles avec votre vocabulaire à la mords-moi le nœud ! Faudrait pas pousser. Et moi qu’est-ce que vous croyez que je fais quand j’amène ma biquette au pâturage ? Je la fais aussi avancer vers autre chôôse que l’ordre des chôôses, en tout cas plus loin que la ferme.
Le révolutionnaire, ne prêtant aucune attention à Babette et s’adressant au laïc : et toi, vers quoi sont-elles une passerelle tes lois laïques ?
Le laïc : mais elles ne sont pas du tout une passerelle. Comme je viens de dire, la loi ou, comme vous dites d’ailleurs avec plus de justesse, la norme, protège les institutions et les citoyens tels qu’ils sont.
Le révolutionnaire : donc pas question d’obéir aux commandements pour monter au ciel. C’est bien ça ?
Le croyant (avec un sourire à la fois bienveillant et cruel) : on peut même en rajouter. Plus tu obéis au commandement de te brosser les dents tous les jours, plus Dieu te regardera avec bienveillance, comme Papa autrefois quand tu étais un brave petit avec ton tube Colgate.
Le laïc : sauf qu’aujourd’hui on ne se brosse plus les dents pour faire plaisir à un Autre, Dieu ou le père, mais pour prendre soin de soi, de sa santé.
Babette, qui s’est assise à la table : alors, pour vous, Dieu est un Autre. Eh bien pour moi, Dieu c’est l`bon Dieu !
Le révolutionnaire mal à l’aise et s’agitant sur sa chaise : arrêtez avec vos sottises ! Dieu ne m’intéresse pas. Point-barre.
Le laïc : ah bon, toi aussi tu aimes le « point-barre » ?
Le révolutionnaire : je me méfie des entourloupes.
Le laïc : tu as bien raison. On n’est jamais trop prudent avec un croyant surtout s’il a étudié chez les Jésuites, comme notre ami. D’ailleurs, il t’a déjà amené sur une pente glissante.
Le révolutionnaire : comment ça ?
Le laïc : en te parlant d’une loi-passerelle, il t’a amené dans son camp.
Le révolutionnaire : mais pas du tout ! Pour moi, une loi qui promet le paradis est une loi bourgeoise. Elle utilise le leurre d’une vie ailleurs pour empêcher les hommes de s’occuper de leur vie ici. Quand on regarde le petit Jésus dans les nuages, on ne voit plus qu’il y a des opprimés et des oppresseurs. C’est pratique pour les oppresseurs.
Le croyant (avec un sourire méphistophélique cette fois-ci et se détournant du révolutionnaire) : dis-moi, cher laïc, tes lois à toi, si j’ose dire et si je t’ai bien compris, ne viseraient donc qu’à permettre aux hommes de s’occuper de leurs affaires.
Le laïc : formulé ainsi, ça ne me plaît pas trop, mais finalement, c’est bien un peu ça.
Le croyant : pourquoi « un peu » ?
Le laïc : parce que… à vrai dire, je suis bien embarrassé.
Le révolutionnaire : bien sûr, tandis que pour nous, à gauche, c’est parfaitement clair. Nos lois veulent faire avancer vers une société sans classes, vers un homme nouveau libéré de l’égoïsme, de la concupiscence et…
Le croyant : du péché quoi...
Le laïc : j’t’avais bien dit qu’il allait t’piéger !
Le révolutionnaire reste muet, bouche ouverte. La serveuse le regarde en pouffant.
Le croyant : quoi que dise notre ami le laïc, nous sommes, toi et moi, dans le même camp relativement à la loi.
Le révolutionnaire (un peu troublé) : p’t être ben qu’oui !
Le croyant (avec un sourire de plus en plus méphistophélique) : en tout cas, nous sommes d’accord qu’une loi ne doit pas figer l’ordre des choses, qu’elle doit contenir un appel à aller de l’avant, qu’elle doit être une Halakha.
Babette : on retrouve ma biquette qui, chaque matin, veut aller de l’avant pour brouter dans son pâturage !
Le révolutionnaire : ça ne te ferait rien, Babette, de laisser tomber ta biquette ?
Babette se renfrogne tandis que le croyant lui caresse la main pour la réconforter.
Le laïc : revenons à nos moutons. Pourquoi parlais-tu de Halakha ?
Le croyant : parce que ce mot contient une racine hébraïque qui veut dire aller, marcher. L’injonction morale ou juridique est indissociable de l’idée qu’il faut aller de l’avant.
Le laïc : comme chez les révolutionnaires lorsqu’ils chantent l’Internationale ?
Le croyant : tout à fait !
Le révolutionnaire s’est mis à grincer des dents, marmonnant qu’il n’a rien à voir avec le croyant. Babette le regarde avec un air de supériorité, consciente qu’on lui a rabattu le caquet.
Le révolutionnaire : l’autre monde que nous visons, nous à gauche, n’a rien à voir avec l’autre monde des chrétiens.
Le croyant : peu importe. Nous allons toi et moi vers un autre monde.
Le laïc : et voilà qu’il te piège une deuxième fois !
Le révolutionnaire, un peu désarçonné : pourquoi donc serais-je piégé ?
Le laïc : t’es vraiment bigleux ! Notre cher croyant va maintenant t’expliquer que pour toi aussi la loi est passerelle vers un autre monde, tout comme avec une loi religieuse.
Le révolutionnaire s’énervant : mais, je le répète, ce n’est pas du tout le même autre monde !
Le laïc : peu importe ! L’essentiel est que pour toi la loi n’est pas une norme et ne vise donc pas seulement à garantir l’ordre des choses, qu’elle pousse à avancer.
Le révolutionnaire : ça me plaît bien, à moi, d’aller vers autre chose que la répétition du même, de quitter le « métro, boulot, dodo ».
Babette (prenant un air docte et approbateur) : c’est comme avec ma biquette. Elle ne veut pas rester toute la journée dans son étable, ou aller chaque fois vers le même pâturage.
Le laïc (ignorant Babette) : peut-être que des lois « bourgeoises » n’encouragent pas à aller de l’avant mais au moins ne conduisent-elles pas à des exterminations ou à des exodes comme les lois votées dans des régimes socialistes ou communistes.
Le croyant : ne commençons pas à faire la comptabilité des victimes de la droite et de la gauche.
Le laïc : et pourquoi pas ?
Le révolutionnaire : parce qu’on ne s’en sortira pas.
Le croyant : très juste ! Aussi vous proposai-je de voir l’essentiel, qui est que nous avons deux types de loi. Celles qui sont une passerelle vers autre chose que ce monde, et celles qui garantissent la conservation du monde tel qu’il est, les normes comme on a dit.
Le révolutionnaire : quel rapport avec la loi ?
Le croyant : le rapport est évident. Une loi doit nous donner le sentiment que, grâce à elle, nous allons quelque part, comme la biquette va au pâturage.
Babette est tout sourire.
Le laïc : tous les deux vous avez une vision dynamique de la loi. Elle ne doit pas figer l’ordre des choses. Alors, faites-moi le plaisir de me dire ce qui vous distingue.
Le révolutionnaire : c’est toi maintenant le jésuite ?
Le croyant : revenons à Biquette.
Babette (tout excitée) : s’il vous plaît !
Le croyant : le révolutionnaire et moi n’allons pas vers le même pâturage. Lui veut brouter dans le temps et dans l’espace, ici-bas. Pas nous !
Le révolutionnaire (triomphant et regardant le laïc) : Je t’avais bien dit ! Il ne veut pas changer le monde ! Finalement, il est de ton côté. Tous les deux, vous n’êtes que des petits bourgeois qui veulent conserver le monde tel qu’il est avec des normes rigides.
Babette : eh bien moi j’vais vous dire. Ma biquette, elle aimerait pas les normes et préférerais la Hala… comment dites-vous ?
Jan Marejko, 8 février 2016
Et vous, qu'en pensez vous ?