Jeans troués sur les autoroutes de l’émancipation

Jan Marejko
Philosophe, écrivain, journaliste

 

Ma femme porte des jeans troués et j’adore ! Elle se fiche de ce qu’on pense d’elle. Elle est une femme libérée. Elle vit sa vie. Et moi aussi je vis la mienne. Je méprise toutes les conventions !  Jamais de cravate et mes jeans, s’ils ne sont pas troués, sont vieux et pas trop propres. Je les porte tous les jours sans me soucier de les laver. J’aimerais bien les trouer, comme ceux de ma femme, mais je n’ose pas encore. Curieux comme seules les femmes déchirent leurs pantalons ! Ça les place à l’avant-garde de notre grand combat pour l’émancipation. C’est ça qui m’intéresse ! Se battre pour libérer l’humanité de tout ce qui l’opprime, renverser toutes les barrières, toutes les frontières et jouir partout d’une libre circulation. Quand nous avons voté pour Schengen j’ai laissé éclater ma joie ! Finis les postes de douane. Je pouvais prendre ma voiture et aller où je voulais.

Comme il est beau notre combat pour l’émancipation de tout et de tous ! C’est ce qui donne sens à ma vie. Que deviendrais-je sans ce combat ? Que deviendrais-je sans les jeans troués de ma femme ? Nous laissons derrière nous toutes les poussiéreuses règles morales et surtout religieuses qui entravent l’humanité depuis au moins deux mille ans. Quel bonheur ! Dès 1945, les générations ont avancé en chantant sur le chemin du progrès avec, à l’horizon, un monde nouveau où chacun pourrait pleinement s’épanouir, surtout les femmes opprimées par le christianisme. On leur a parlé de la Vierge et certaines en sont devenues folles. Comment peut-on être vierge et avoir un enfant ? Non mais…

Quand on me demande quel sera le monde vers lequel nous avançons, je réponds qu’il sera un immense champ libéré où chacun pourra être ce qu’il veut, comme David Bowie. Il est vrai qu’il vient de mourir, mais peu importe. Toute la presse le célèbre en parlant de lui comme d’un immense artiste et d’un génie universel. A tel point qu’il est devenu, nous explique-t-on, immortel. Que demander de plus ? Un plein épanouissement de soi, comme celui de Bowie, fait entrer dans la vie éternelle. Plus besoin de croix, de clous plantés dans les mains ou les pieds, de sang dégoulinant partout. Désormais il suffit de se débarrasser de tous les carcans qui ont empoisonné la vie de l’humanité depuis les origines. Rousseau l’avait bien compris qui recommandait le retour à l’état de nature. D’ailleurs lui aussi s’est débarrassé un jour de ses chemises mais hélas il n’est pas allé jusqu’aux pantalons troués.

En arrivant dans la terre promise, les Juifs durent tout de suite se battre contre des ennemis. Pas question d’ennemis pour nous. Notre émancipation va coïncider avec l’avènement d’une paix éternelle et universelle. Toutes les portes vont s’ouvrir. Plus rien ne sera fermé, les frontières auront disparu. Sur les autoroutes de l’émancipation, la voie est libre ! Il faut toutefois reconnaître que, dans l’intervalle qui nous sépare de la terre promise, il y a encore beaucoup d’obstacles à la libre circulation des âmes et des corps.

Parmi ces obstacles, il y a d’affreux réactionnaires. Ils veulent rétablir les frontières, la discipline à l’école, fermer les portes aux réfugiés. Parfois j’ai envie de les étrangler ces réactionnaires, presque de les égorger. Vous croyez que je plaisante ? Pas tout à fait, parce que j’ai lu Sartre, mon grand maître à penser. Lui, il n’y va pas par quatre chemins puisqu’il nous encourage à tuer. « Abattre un Européen, a-t-il écrit, c’est faire d’une pierre deux coups, supprimer en même temps un oppresseur et un opprimé : restent un homme mort et un homme libre ». Pas impossible que les djihadistes aient trouvé là une source d’inspiration, mais passons ! L’essentiel est que nos grands intellectuels occidentaux ont, à la suite de Sartre, repris le flambeau d’une grande marche en jeans troués vers une universelle libération. D’ailleurs en 68 ils étaient tous maoïstes et avaient bien compris que le « grand timonier » montrait le chemin d’une libération universelle en proposant un grand bond en avant. Nous aussi nous allons bondir vers une nouvelle terre et de nouveaux cieux où nous pourrons être pleinement ce que nous sommes. En jeans troués !

C’était donc plein d’espoir que j’avançais dans notre quotidien pourri par les réactionnaires. Et un jour, patatras ! J’ai vu ma femme sortir avec d’élégants vêtements. Du Versace ! Je lui demandai ce qui se passait. Elle me répondit qu’elle allait voir son amant. Comme j’étais pour la libération sexuelle, j’étais coincé mais voulus savoir tout de même de quoi il avait l’air son amant. Elle me répondit qu’il était très distingué et portait costume-cravate. C’en était trop et je fondis en larmes, tandis qu’elle me quittait sur ses hauts talons.

Aujourd’hui, je sèche mes larmes sur ses jeans troués et, torturé par la jalousie, j’ai envie de la tuer, elle et son amant. Je suis dans un dilemme cornélien. Vais-je les étrangler ou les égorger ?

Notes : la citation est tirée de la préface que Sartre a écrite pour l’ouvrage de Frantz Fannon,  Les damnés de la terre, 1985, p. 16. Elle m’a été rappelée par le livre d’Alain Finkielkraut, La seule exactitude, Stock 2015.

Jan Marejko, 13 janvier 2015

 

9 commentaires

  1. Posté par François le

    Vous avez raison Marie France Oberson : “au début j’ai eu peu peur … et puis … ouf !” … Encore faut-il lire le texte jusqu’au bout.

  2. Posté par François le

    Merci Pierre Adler de l’avoir si bien exprimé, aujourd’hui le jeans troué est devenu l’uniforme du bobo.

  3. Posté par allez savoir le

    c’est sûr que le port du string, avec élastique visible 15 cm au dessus du haut du pantalon dès que Madame se baisse, considéré comme une avancée culturelle serait encore à réviser à moins que l’on décide d’évoluer à l’envers ce qui s’appelle plutôt la régression

    *

  4. Posté par Pierre Adler le

    Toutes ces “modes” sont lamentables et signes du vide abyssal qui noie nos sociétés.
    Parmi les premiers à porter des jeans déchirés, furent les mecs du groupe de rock The Ramones (chez eux, les déchirures se cantonnaient encore à la hauteur des genoux) . Cela se passait durant les années septante dans le quartier bohème et cradingue de la Lower East Side de Manhattan.
    Et dire que ce tic vestimentaire idiot, transgression de pacotille, non seulement dure encore (comme d’ailleurs le rap, le heavy metal et le punk — ces modes musicales dans lesquelles sont verrouillés depuis des décennies des pans entiers de la musique populaire — qui ont aussi vu le jour à cette époque), mais qu’il s’est déplacé de la périphérie de la société pour s’imposer chez les bobos et les femmes des classes moyennes.
    Il faut méditer sur cet état de choses, comment nous en sommes arrivés là et ce que cela signifie. Il ne faut pas simplement s’en accommoder, comme s’il s’agissait d’une espèce de fatalité que nous ne pourrions qu’accepter et que subir.

    *

  5. Posté par Sancenay le

    Bien pensés ces mots subtils pour panser les maux portés par de futiles futals à quelques jolis fondements nécessairement en état de siège.

  6. Posté par Marie-France Oberson le

    Excellent ! Au début, les 2 premières lignes , j’ai eu peur… Marejko.. non, pas lui…et puis.. ouf !

  7. Posté par lph le

    joli billet ! presque trop difficile à déchiffrer pour qui manque de référence et se contente de souffler au travers des trompettes indifférenciées de la (certes au combien nécessaire!) re-information.

  8. Posté par Margo le

    Quels réactionnaires ? Ceux qui veulent sauvegarder leur pays, leurs enfants, leur culture de l’obscurantisme importé par des mécréants qui haïssent leurs semblables ?

  9. Posté par Jacouille le

    Si ma nana sort aisni…..je la renvoie se changer illico !…..faut pas pousser quand même !

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