« Des raisins trop verts ou les déconvenues des migrants » d’Anne Lauwaert (18)

Anne Lauwaert
Ecrivain belge

Suite

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Chapitre III (8)

Pindi

Deux jours plus tard on est de retour à Pindi en 3/4h d’avion...
Tronçon par tronçon nous avons donc parcouru toute la Karakorum High Way ... Nous avons été on the road depuis Karachi jusqu’au Kunjerab... Quel pays fabuleux et quel potentiel pour le tourisme !
Le peu que j’ai vu du Pakistan m’a enchantée... Les villes historiques qui remontent à la préhistoire comme Mohenjo Daro qui date du III millénaire ACN ou Harappa sont sans doute plus intéressantes que les pyramides d’Egypte...
Mais au lieu de développement du pays par le tourisme, aujourd’hui l’insécurité est telle que maintenant on assassine même les alpinistes dans leurs campements en haute montagne comme au camp de base du Nanga Parbat ! Parallèlement les citoyens pakistanais émigrent en Europe pour y chercher une vie meilleure au lieu de s’atteler à l’amélioration de leur propre pays...
Le jour où le Tiers Monde comprendra que vouloir vivre au XXI° selon des lois datant du VII° est une utopie suicidaire, le tourisme lui suffira pour devenir prospère. En attendant, quelle tristesse...

Nous retrouvons le Dear Shalimar et monsieur Ashraf ... et les soupers sur la terrasse autour de la piscine... La fin de mon séjour qui approche signifie aussi la joie de rentrer chez moi mais en même temps déjà la nostalgie des montagnes...
-« Ne sois pas triste – dit Karim – tu as vu comme notre jardin est grand, quand tu seras vieille nous t’y construirons une petite maison et tu viendras vivre chez nous... »
-« Shukriya... »
-« You are welcome... »

-« Inch’allah l’an prochain vous reviendrez... » me dit monsieur Ashraf...
-« Oui, l’an prochain je reviendrai, mais pas pour rester... l’an prochain je vais aller travailler en Inde pour une organisation caritative qui s’occupe d’enfants handicapés... »
-« N’y allez pas – dit monsieur Ashraf – je suis allé en Inde... je connais ces gens, j’ai vu comment c’est là-bas et je vous connais assez pour savoir que vous n’allez pas être heureuse dans ce pays... Ils sont sales... Si vous voulez faire du social, il y a assez de travail à faire ici... Ici tout le monde vous connaît, on vous aime bien, on vous respecte et tout le monde vous aidera... tandis que là-bas... »
-« Mais j’ai un autre projet... je voudrais vous demander votre avis... En descendant du glacier, je me suis rendue compte que j’avais une espèce de dette morale... Je voudrais aussi remercier la famille de Karim... Si je leur donne de l’argent ce sera vite dépensé et puis ce sera fini... Par contre, si je parviens à faire venir Karim en Suisse pour lui faire suivre des cours qui puissent lui servir dans sa profession... ça ce serait un investissement à long terme...Qu’en pensez-vous ?... »
Monsieur Ashraf me regarde étonné...
-« C’est une excellente idée... Je suis allé en Europe et ce serait bien de montrer à ces chenapans comment on vit en Europe et ce que travailler veut dire... Bonne idée... mais chère... »
-« Je n’ai pas les moyens de lui payer un séjour mais je peux impliquer mes amis, le Club Alpin... Je ne promets rien, mais je vais essayer... »

.....

Chapitre IV (1)

Karim découvre l’Occident

Le retour à la vie normale...
Mais la vie est-elle jamais normale ? Il y a toujours trop de choses qui se bousculent...
Rentrer à la maison, c’est de nouveau atterrir sur une autre planète...
Bien sûr la famille... Ils sont tranquillisés. Pendant mon absence, je n’ai pas eu beaucoup d’occasions pour leur téléphoner... alors maintenant il faut raconter...
Je dois reprendre le travail et, comme chaque fois avec mes patients, raconter...
Cela me permet de me décharger...
Je dois également aller chez Sayed lui raconter comment cela s’est passé dans sa famille...
En plus, il y a ce projet d’aller travailler pendant six mois pour une ONG en Inde. Ce qui signifie reprendre des cours au sujet des handicapés et de la polio, apprendre à faire des attelles etc. ce qui implique de nombreux déplacements à Genève qui n’est pas sur le pas de la porte...
Et puis... le projet de faire venir Karim en Suisse...

Comme d’habitude je commence à en parler avec ma famille, mes amis, mes patients... les compagnons du secours en montagne, le Club Alpin Suisse... et forcément les habitants de la vallée...
Tout le monde trouve que le projet est valable car donner de l’argent...On ne sait jamais si l’argent arrive à destination, par contre donner une formation, ça c’est « de l’investissement à long terme »... ce qui, en Suisse, est bien accueilli...

Ma famille trouve cela intéressant : on va accueillir un étranger pendant trois mois dans notre famille, dans notre maison... C’est une bonne idée à condition que cela se déroule bien. Comme toujours il y a un risque...
C’est tout de même passionnant et ça vaut la peine d’essayer...

Plus que recueillir de l’argent, il s’agit de demander des réductions... je vais donc aller mendier  ... pour la bonne cause...
Le Club Alpin Suisse organise des stages de formation de guide de randonnée ...
Ils accueilleront Karim gratuitement...Ils prendront à leur charge le stage, l’hébergement... logé, nourri... gratis... C’est une faveur exceptionnelle ! Ils l’inviteront même officiellement et grâce à cette lettre d’invitation, il pourra facilement obtenir un visa touristique de trois mois...
La Pakistan Air Lines et la Crossair nous donnent des tickets d’avion à prix réduit.
La compagnie qui gère les bus postaux dans la vallée nous accorde un abonnement à prix réduit.
La Migros qui organise des cours pour adultes accorde un cours d’Italien à prix réduit.
Un ami guide de montagne qui gère un magasin d’articles de sport fournira tout l’équipement de montagne au prix de revient en donnant du matériel neuf mais de la mode de l’année passée... Il s’agit là d’une somme considérable !

Le médecin de la vallée va examiner et, le cas échéant, soigner Karim gratuitement. Ce médecin a des relations et grâce à lui un directeur d’une banque importante va nous donner une contribution financière consistante...
Je vais à la police des étrangers pour expliquer toute l’histoire... Je ne veux surtout pas de problèmes... Avec Karim et monsieur Ashraf j’avais bien mis les points sur les i : les 3 mois réglementaires... pas un jour de plus et pas d’entourloupe pour tenter l’immigration illégale... Nous sommes bien d’accord et tout le monde a donné solennellement sa parole d’honneur...
J’écris régulièrement à Karim pour le tenir au courant de l’évolution...
Le cours du CAS est prévu pour le mois de mai 1993, nous avons donc du temps pour nous organiser.

Mais avant toute chose, je dois me reprendre... digérer... « élaborer » comme on dit maintenant...
Au camp de base du K2, j’ai passé de nombreuses heures assise à l’écart, à méditer... c.-à-d. à ne pas penser, mais à laisser les pensées venir et défiler devant mon esprit et puis s’en aller...en paix... enfin... le plus en paix possible...
J’ai commencé à examiner les conflits avec mes parents...
J’ai aussi laissé libre cours à mes souffrances congolaises... qu’est ce qui a transformé le souvenir du Congo en une si grande tristesse ?

A l’âge de 5 ans j’ai appris à lire, principalement dans les albums de Tintin...
C’est depuis lors que j’ai voulu « partir »... partir comme Tintin... comme Tintin au Congo... Quand, à l’âge de 10 ans, je suis finalement partie au Congo, pour mes parents c’était la grande aventure, pour moi, par contre, c’était enfin le départ annoncé et attendu depuis si longtemps... Quand nous sommes descendus de l’avion à Léopoldville, je me suis sentie chez moi, enfin... J’ai adoré les odeurs, les couleurs, les paysages, les gens, la façon de vivre, la modernité du pays, sa jeunesse et son élan vers l’avenir... les grands espaces...les feux de brousse violents, sur des kilomètres et pendant des semaines...
En 1959, ma mère, mon père et moi sommes partis avec notre coccinelle VW de Jadotville vers Cape Town où nous avons pris le bateau pour Rotterdam... Nous avons roulé des jours et des jours dans la brousse et même traversé un bras du désert du Kalahari. Nous nous sommes arrêtés dans des villages indigènes pour acheter de la nourriture et, le long de la route, des mandarines ou des ananas...
J’ai aimé ces grands espaces... la liberté...
Il a fallu rentrer en Belgique où tout était petit, mesquin, la famille étriquée, les commérages, les qu’en-dira-t-on... J’ai retrouvé une forme de liberté en étant enfermée dans un pensionnat... c’est tout dire...
Plus tard j’ai cherché la liberté, c'est-à-dire échapper à la famille, en me mariant...
C’était tomber du chaudron dans la braise... et il a fallu tout recommencer...divorcer... recommencer...
Finalement, j’ai cherché la liberté en émigrant en Suisse...

J’ai pris conscience de ce cheminement au K2 parce que j’y ai eu le temps de m’asseoir et de laisser la bride sur le cou de mes pensées... parce que, là aussi, l’espace est infini...
Maintenant, en rentrant du Pakistan... ma pensée file, non plus avec la bride sur le cou, mais à bride abattue... Je suis au centre d’une tornade qui m’emporte, qui me donne le tournis...

Je vais voir Sayed, il y a tant de choses à raconter... Il a la nostalgie de son pays, mais son business fonctionne bien. Il a aussi une bonne nouvelle : une de ses patientes est une parente proche d’un des politiciens les plus importants du pays.
Celui-ci va lui procurer les autorisations nécessaires pour pouvoir exercer la médecine légalement... Je n’ai pas le courage de le décevoir... Ces autorisations n’arriveront jamais. Nous ne sommes pas au Pakistan et quel politicien risquerait sa carrière pour accorder illégalement des autorisations à un demandeur d’asile ? Autorisations qui ne sont d’ailleurs pas de sa compétence puisqu’il s’agit de légalisation de diplômes... d’ordre des médecins... Sayed y croit...

Une de mes patientes me raconte sa curieuse histoire. Elle a entendu depuis la cabine voisine que je parlais du Pakistan. Quand c’est à son tour, elle commence à raconter...
-« Moi aussi je connais des Pakistanais... »
Pas étonnant, d’habitude ils sont fort beaux et attirent les jeunes Occidentales...
-« Mon frère travaille dans la restauration et a des collègues pakistanais. Un jour il les a invités à la maison et comme cela je les ai rencontrés... Après quelque temps l’un d’eux est venu demander si je voulais l’épouser...Je n’étais pas mariée... avec mon handicap... D’ailleurs je ne puis avoir d’enfants... Il est venu régulièrement et m’a fait la cour et à la fin j’ai dit oui... Nous avons vécu ensemble, mais quand ses amis venaient à la maison, il me demandait de ne pas me montrer... Il a fini par m’avouer qu’il avait honte de me montrer à ses amis, parce que je ne suis pas belle et que je boite... Il est resté ici quelques mois puis il m’a dit qu’il allait chercher du travail à Genève où il avait des connaissances qui pouvaient l’aider... Qu’est-ce que je pouvais dire... Il est parti... Nous sommes toujours mariés et de temps en temps il me téléphone... Maintenant il a aussi la nationalité suisse...
Il est gentil quand il téléphone, mais il fait sa vie à Genève et moi je suis quand même seule ici, aussi seule qu’avant... Ma famille me dit qu’il s’est marié avec moi pour pouvoir demander la nationalité suisse... »
Une jeune fille avec un tel handicap... elle a eu une polio sévère, elle est difforme et boite vraiment fort, souvent elle se déplace avec deux béquilles...
Elle n’aurait jamais eu l’occasion de se marier normalement car, comme dit un de mes amis : « les hommes regardent d’abord les belles filles... et comme il y a un tas de belles filles... pourquoi prendre les laides... »

Mais nous avions déjà vécu le même genre d’expérience : la fille d’une collègue avait été très jolie, mais à la suite d’un chagrin d’amour elle était devenue horriblement obèse... Aucun garçon ne s’intéressait plus à elle, jusqu’au jour où elle nous annonça qu’elle se mariait avec un noir africain, musulman. Nous sommes allés au mariage. Ce garçon était en effet charmant. Il s’inséra dans notre compagnie, participa à nos fêtes, sa religion ne fut jamais un obstacle. Le mariage dura plusieurs années jusqu’au jour où, tout à fait à l’improviste, la police vint l’arrêter pour trafic de drogue... Il n’avait pas encore obtenu la nationalité suisse.
Après des récidives il fut interdit de séjour en Suisse... Ce n’est qu’après une infinité de problèmes que notre copine se résigna... « ben oui... le mariage, ça n’est déjà pas facile avec des semblables, mais avec des gens de cultures si différentes... » Elle se retrouvait avec les frais d’avocats et surtout la déception et le chagrin et elle retomba dans son cycle de dépressions nerveuses...

En vue de l’arrivée de Karim j’essaye d’établir des contacts. Trois mois loin de sa famille et de son pays, cela pourrait lui sembler long, donc s’il pouvait contacter d’autres musulmans...

A suivre...

 

 

Un commentaire

  1. Posté par Michel le

    “Le jour où le Tiers Monde comprendra que vouloir vivre au XXI° selon des lois datant du VII° est une utopie suicidaire…”
    Je pense que tout est dans cette phrase : L’explication de la “divergence culturelle” – et religieuse est bien exprimée dans ces quelques mots.
    Le général de Gaulle disait , concernant la France : “Ceux qui prônent l’intégration ont une cervelle de colibri, même s’ils sont très savants. Essayez d’intégrer de l’huile et du vinaigre. Agitez la bouteille. Au bout d’un moment, ils se sépareront de nouveau. Les Arabes sont des Arabes, les Français sont des Français”.La rencontre de l’utopie tiers-mondialiste et de l’utopie des biens-pensants occidentaux ne peut que se réaliser dans le fracas d’une guerre du genre guerre de libanisation.

Et vous, qu'en pensez vous ?

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