Il a longtemps manqué aux intellectuels une tribune comparable au Parlement pour concurrencer les politiques. Aujourd'hui c'est chose faite. Cette tribune s'appelle la télévision. Donc, la question de savoir si les intellectuels médiatiques roulent ou non pour le Front national est à côté de la plaque : les intellectuels ne roulent pas pour le FN, ils roulent pour eux-mêmes !
« Comment, vers le milieu du XVIIIe siècle, les hommes de lettres devinrent les principaux hommes politiques du pays, et des effets qui en résultèrent ». Tel est le titre d’un des plus célèbres chapitres de l’Ancien Régime et la Révolution (1856) de Tocqueville. Certes, l’auteur ne dit pas « intellectuel », un mot qui a été créé par Saint-Simon en 1819, mais qui n’est devenu d’usage courant qu’à la fin du siècle, avec l’affaire Dreyfus. A défaut du mot, la chose est bien là : voilà plus de deux siècles et demi que les écrivains, les artistes, les penseurs ont en France tendance à faire concurrence aux hommes politiques et à occuper, sinon les principaux postes gouvernementaux, du moins celui qui est à lui seul capable de contrebalancer tous les autres : le ministère de l’opinion publique. Les intellectuels et le peuple souffrent en effet, explique Tocqueville, de la même exclusion du pouvoir politique ; c’est cet éloignement commun qui livre aux premiers « l’oreille et le cœur de la foule », et donne à la politique française ce caractère à la fois « littéraire » et « abstrait » qui n’a cessé depuis lors de susciter l’étonnement, parfois l’admiration, d’autre fois l’agacement de la plupart des observateurs étrangers.
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Il n’y a donc rien de réellement nouveau dans l’épiphanie des intellectuels médiatiques qui fait depuis quelques jours la une de la presse à partir du cas Michel Onfray, comme hier à partir de celui d’Alain Finkielkraut, Michel Houellebecq ou même Eric Zemmour. Ni même que ce dernier ait pu être pressenti comme éventuel candidat à l’élection présidentielle, tandis que d’autres s’écrient « Piketty président ! ». Prenons le cas de la gauche : quel est l’homme qui la représente de la façon la plus universelle ? Ce n’est ni Robespierre ni Danton ; ni Gambetta ni Ferry ; ni Clemenceau ni Jaurès ; ni Mendès France ni Mitterrand : le symbole universel de la gauche, celui dans lequel toutes ses fractions et ses sous-fractions se reconnaissent, c’est Victor Hugo ! N’est-ce pas Romain Gary qui, dans ses magnifiques Promesses de l’aube, rapporte que sa mère lui recommandait de toujours aimer la France, parce qu’elle a fait de Victor Hugo un président de la République ? La proposition est factuellement fausse, mais symboliquement vraie. Laissons là ces comparaisons écrasantes pour les protagonistes actuels et retenons le fait. Ajoutons qu’il a longtemps manqué aux intellectuels une tribune comparable au Parlement pour concurrencer les politiques. Cette tribune, désormais, ils l’ont, elle s’appelle la télévision. On a cru longtemps que le principal concurrent de la démocratie parlementaire, c’était la démocratie directe, incarnée par la foule. Erreur. La foule moderne, comme l’avait deviné avant tout le monde le sociologue Gabriel Tarde au début du XXe siècle, ce ne sont pas les immenses rassemblements style Stuttgart sous le nazisme, c’est Internet ! Conclusion : la question de savoir si les intellectuels médiatiques roulent ou non pour le Front national est à côté de la plaque : les intellectuels ne roulent pas pour le FN, ils roulent pour eux-mêmes !
Oui, mais ils roulent à droite ! Sans doute parce que c’est la gauche qui détient en France, à travers la classe politique, les médias et l’ensemble des institutions républicaines, le monopole de la parole légitime. Et que, cela, le peuple ne le supporte plus parce qu’il estime que cette parole et l’action qui en découle l’ignorent systématiquement.
Quand Michel Onfray a-t-il provoqué l’inexpiable colère des détenteurs de cette parole ? Non pas quand il a traité Manuel Valls de crétin, mais quand il a osé dire dans une interview au Figaro (11 septembre 2015) que le peuple était oublié et même méprisé au profit de « micropeuples de substitution » (Palestiniens, schizophrènes, homosexuels, hermaphrodites, fous, prisonniers, métis, étrangers, sans-papiers). Tout se passe aujourd’hui comme si à l’opposition canonique entre la gauche et la droite, au fond d’accord sur l’essentiel, se substituait progressivement une opposition entre défenseurs du peuple central et promoteurs des peuples des marges.
C’est en somme ce que traduit à sa manière le plus grand sociologue français vivant, Alain Touraine, quand, brûlant ce qu’il avait jadis adoré, il décrit dans un livre important (1) la fin du « social » et peut-être de la société elle-même. Le vocabulaire qui décrit le social traditionnel (classes, lutte des classes, syndicats) est en train de devenir obsolète, alors que s’affirme la présence de « sujets » porteurs de droits fondamentaux, au-delà de toute distinction sociale.
C’est peut-être l’avenir, mais c’est aller un peu vite en besogne. Car le peuple bouge encore. Il se sent oublié, méprisé, néantisé. C’est ce sentiment de déréliction culturelle qui explique qu’il se tourne vers le Front national comme vers le seul parti qui à ses yeux lui reconnaisse le droit à l’existence. C’est cela, plus que l’immigration, l’insécurité ou l’euro, qui explique son attitude actuelle : abstention ou vote FN.
Alors, arrêtez de nous bassiner avec la psychanalyse de Marine Le Pen ou les dérives de Michel Onfray. Occupez-vous donc un peu, pour une fois, de ce peuple qui se demande avec angoisse s’il a encore le droit d’exister ; essayez et vous verrez que le reste vous sera donné par surcroît.
(1) Nous, sujets humains, Le Seuil.
Extrait de: Source et auteur
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