« Des raisins trop verts ou les déconvenues des migrants » d’Anne Lauwaert (17)

Anne Lauwaert
Ecrivain belge

Suite

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Chapitre III (7)

Donc, nous nous décidons à aller à la capitainerie...
Premier bureau... olala... ils ne savent pas de quoi je parle... écoutez, allez voir dans ce bureau là-bas... mais devant ce bureau là-bas il y a déjà une file d’attente... nous nous asseyons et attendons notre tour...
-« Ah, chère madame... votre cas est extrêmement compliqué car il faut comprendre que etc, etc... il vous faut l’autorisation du capitaine du port, payer les frais, obtenir le cachet de ceci et de cela... bref... adressez-vous à ce bureau à l’étage au-dessus... »
Ici aussi des gens font la queue... Nous nous asseyons et attendons notre tour...
Mais maintenant c’est midi alors tout le monde s’en va pour aller déjeuner... revenez plus tard...
-« On va aller manger un bout ? » – suggère Karim
-« Non, nous allons attendre ici...d’abord le travail, les plaisirs ensuite... »
Un plateau circule avec des tasses de thé et des morceaux de cake. Est-ce un marchand ambulant ?  Cela va nous suffire pour le moment...
Je porte heureusement un shalwar kamiz léger... dans ma poche je retrouve le rosaire musulman que j’avais acheté en souvenir... je le prends en main et commence à l’égrainer... Karim ferme les yeux et sans doute s’endort-il... On me regarde curieusement... manifestement je n’ai pas l’intention de partir...
Vers 14h les bureaux sont ouverts et les gens circulent... c’est mon tour... Ben ça ne va pas être possible ici non plus...

Finalement ils me font entrer dans le bureaux du capitaine du port... celui-ci m’explique assez énergiquement que non, que je dois payer 5000$ et que avant ça je dois d’abord retourner là et là et là...
Je ressors...
Quand vers 17h les bureaux ferment je les ai visités à peu près tous mais on continue à m’envoyer en rond...

Nous retrouvons l’ami de Karim et allons visiter le mémorial de Mohamed Jinnah, le fondateur du Pakistan. Dans quelques jours ce sera la fête nationale et nous assistons aux répétitions des cérémonies avec des parades de soldats... et on chante des chants patriotiques... Dil, dil Pakistan, Jay, jay Pakistaaaannn... c’est la dernière chanson à la mode, on l’entend partout sur fond de tirs de mitraillettes... que ces gens sont belliqueux, du moins en apparence...

Le lendemain se déroule comme le jour précédent...
Pendant tout le jour on me renvoie d’un bureau à l’autre et pour la énième fois je répète que je ne payerai pas une roupie pour des vêtements usagés, de charité, destinés à des pauvres... et non, pas non plus de petite enveloppe sous le comptoir...
Intérieurement je bouillonne, mais extérieurement je fais mon possible pour paraître plus nonchalante qu’eux...

Le lendemain recommence comme les jours précédents...Mais plus tôt que les autres jours je me retrouve de nouveau dans le bureau du capitaine qui cette fois est fort énervé et se met à crier... alors là moi aussi... puisque je suis aussi déjà énervée, je lui assène toute une litanie dans le genre -« Mais quel genre de musulman êtes vous donc ? D’abord en vous adressant ainsi à moi vous manquez à vos devoirs d’hospitalité, ensuite vous manquez de respect à la femme que je suis et il est écrit dans le livre que le paradis gît au pied de votre mère et que les femmes sont plus précieuses que des vases de porcelaine... cela m’étonnerait que votre mère ne vous l’ait pas enseigné... et ensuite vous contrevenez au commandement de charité envers les pauvres... quel genre de musulman êtes-vous donc ?... »
Il me regarde estomaqué... ça m’a échappé parce que moi aussi j’en ai marre, mais... ça m’a échappé quand même ...
Tout d’un coup, il m’arrache mes papiers et saisit un cachet et se met a tamponner furieusement tous mes papiers... puis il me les jette à la figure en hurlant
-« Foutez-moi l’camp... 250 dollars pour payer les timbres... »

Je sors, très digne... Depuis le corridor on a entendu les éclats de voix... les gens me regardent... Karim est inquiet... je l’attrape par le bras... « viens, viens je t’explique dehors... »

Quand nous racontons nos aventures à monsieur Bashir celui-ci se met à rire :
-« Ah, les femmes elles sont donc toutes pareilles, même en Europe... On dit toujours que dans les pays musulmans les hommes commandent... vous avez bien vu que dans la réalité c’est le contraire... »

Nous devons aller avec lui pour reconnaître mes caisses dans le hangar de la douane... elles ont toutes été ouvertes...
-« Oui –dit-il – ça c’est normal car on a peur du trafic de drogue ou d’armes...D’ailleurs vous voyez comme il aurait été facile d’y mettre un paquet de drogue ou une arme si quelqu’un avait voulu vous faire du tord... vous auriez fini en prison et personne ne peut dire quand on en sort... Vous voyez comme vous avez été imprudente... »
-« Mais alors, la prochaine fois ? comment dois-je m’y prendre ? »
-« Vous ne devez plus faire cela... avec l’argent que tout cela vous a coûté vous pouvez acheter de nouveaux vêtements pour tous les habitants du Baltistan, sur place... »
Les vêtements seront acheminés par camion vers le Baltistan, j’ai encore payé pour leur transport mais je ne saurai jamais la suite de leur histoire...

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Hyderabad

Le lendemain nous partons vers Hyderabad où Karim désire saluer de lointains parents et... une « sœur »
-« C’est quoi ça, tu as une sœur ici ? »
-« Non, non, on dit comme ça... c’est une infirmière, elle a séjourné chez nous lors d’une campagne de vaccination des enfants... on s’est bien aimés... mais puisque moi j’étais marié... tu comprends... mais j’aimerais la revoir... »

Le matin nous allons saluer ses cousins. Dès qu’on entre dans la maison on pénètre dans un salon meublé de fauteuils. Toute la famille vient nous saluer puis les hommes s’asseyent et commencent à discuter. Les femmes m’emmènent « derrière ». Elles sont entourées d’enfants et cuisinent. Elles préparent des poissons magnifiques... nous allons être reçus comme des princes...
Mais moi, les enfants et la cuisine... Donc, petit à petit je m’approche de la porte de sortie pour aller m’asseoir à côté de Karim. Les dames ne me comprennent pas et l’une d’elles m’accompagne pour demander à Karim ce qui cloche... Je lui explique que je suis intéressée par les discours des messieurs qui sont en train de parler de politique...et puisque ce sont des commerçants ils parlent aussi de marchés... Karim traduit. Elle me regarde avec stupéfaction : comment une femme peut-elle s’intéresser aux balivernes racontées par les hommes ?
C’est d’ailleurs pour cela que les hommes peuvent s’asseoir au salon, mais ne doivent pas venir déranger les femmes à l’intérieur de la maison, où se passent les choses sérieuses...

L’après-midi nous rencontrons la « sœur » de Karim, elle est accompagnée par un vrai frère... Ils nous emmènent visiter des monuments historiques, des mausolées et des tombes de saints... Cette ville aussi est d’une richesse culturelle extraordinaire.

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Lahore

Le lendemain nous partons en fin d’après-midi pour Lahore avec un des bus des Blue Lines... Nous partons mais après quelques kilomètres, le bus quitte la route et va se parquer sur un vaste terrain à côté d’autres bus... tout le monde descend... à droite il y a des tables et des blancs en bois. Par-dessus des fils électriques sont tendus et quelques faibles ampoules sont allumées. Tout au fond il y a un comptoir où l’on sert des assiettes de riz et dal avec du curry de légumes et de poulet... Tout le monde va s’asseoir...
Karim demande ce qui se passe...
-« Rien... étant donné qu’il y a des bandits entre Hyderabad et Lahore et qu’ils attaquent les bus pour dévaliser les voyageurs et que hier ils ont tué des gens, la police oblige les bus à voyager en convoi avec les camions... Alors on attend l’arrivée d’assez de véhicules pour partir en convoi protégé par un détachement de l’armée... »
Ah, bon, si ce n’est que ça... ça change des horaires de bus en Suisse... mais bon, on a l’temps... y pas l’feu au lac... alors nous aussi on va s’installer et manger un petit bout et boire un petit thé... dommage qu’y pas un p’tit déci d’fendant...
La nuit est tombée et il fait très agréable, il n’y a même pas tellement de moustiques... et si on avait pris l’avion on serait déjà arrivés et on n’aurait pas pu jouir de cette magnifique soirée...

Tard dans la nuit, le convoi se met en route avec un camion de soldats devant et un derrière et des soldats debout dans notre bus... ils ont leur fusil mitrailleur en main et le doigt sur la gâchette... ils dévisagent les passagers et me regardent avec insistance... je fais semblant de rien... ramène le voile dupatta de mon shalwar devant mon visage et détourne mes yeux dont je ne sais pas cacher le bleu... mais bon... depuis le passage d’Alexandre le Grand il y a aussi des
pakistanais blonds aux yeux bleus...

Tout se passe tranquillement et après 24h de bus nous arrivons sains et saufs mais épuisés à Lahore... en descendant du bus Karim va tout droit vers un taxi et lui dit :
-« Dépose-nous au plus bel hôtel de la ville... »

A la réception, il s’explique et cela passe comme une lettre à la poste...Nous nous écroulons sur nos lits et dormons...

Nous voilà à Lahore. Nous avons pris une douche... changé de vêtement, confié les vêtements sales au lavoir... Karim est rivé devant la télévision qui transmet un film d’amour de Bollywood...
-« Pour une fois qu’on est à Lahore... on n’est tout de même pas venus jusqu’ici pour regarder la télé... qu’est ce que tu aimerais faire ? »
-« Visiter le zoo... »
Nous visitons le zoo et ensuite le fort et des monuments historiques et des mosquées... Ville extraordinaire, centre culturel de renommée mondiale... de quoi visiter pendant des semaines...

Le fort est remarquable. Tout d’un coup Karim me regarde et solennel il me dit
-« C’est quand on visite des monuments aussi grandioses que celui-ci, qu’on se sent fier d’être pakistanais... »

Le soir il me demande :

-« T’as pas envie de boire un petit Hunza Water par hasard ? »
-« Oui, évidemment ... tu crois qu’on en trouve ici... ? »
Il sonne le room service et discute avec le garçon...
Une demi-heure plus tard le garçon sonne à la porte, il tend à Karim un journal qui est enroulé autour d’une bouteille...
Je paye et le garçon sort... Karim me tend triomphalement la bouteille...
Whisky provenant d’une distillerie qui se trouve à Murree...
-« Non ! à Murree... ça alors, vous produisez même du whisky... »
-« Qu’est ce que tu crois... que les riches ils boivent de l’eau ? et nos politiciens, tu ne crois tout de même pas qu’au gouvernement ils ne boivent que de l’eau... »
-« Ca alors ! je dois emporter cette bouteille chez moi, c’est trop fort... »
-« Non, non... si jamais ils trouvent cette bouteille dans tes bagages à la douane, tu risques des ennuis... Nous allons nous arranger pour qu’elle soit vide avant que tu ne partes... J’ai trouvé aussi cela... »
Il sort un paquet de cigarettes anglaises...

 

A suivre...

 

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