« Des raisins trop verts ou les déconvenues des migrants » d’Anne Lauwaert (12)

Anne Lauwaert
Ecrivain belge

Suite "Des raisins trop verts"

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Chapitre III (2)

Ils m’offrent du thé et des chappattis... puis la maman commande la voiture...
Osman nous sert de chauffeur...
Avant chaque action la maman récite une oraison jaculatoire, cette fois c’est la prière pour demander la protection avant de partir en voyage. Les jeunes prient
manifestement beaucoup moins...
Les dames s’installent à l’arrière... la maman commande... chez le vendeur de riz... nous allons acheter du riz... au marché, chez le légumier... au grand bazar ... Osman gare la voiture et reste pour faire la garde pendant que les dames vont flâner le long des boutiques où l’on vend des tissus, des soieries, des dentelles... les couleurs sont gaies. Les passants sont joyeux, ils rient et s’interpellent. La maman regarde les étoffes, les touche, discute avec les vendeurs...Les sœurs choisissent un vêtement pour moi... C’est un shalwar kamiz « imprimé » : il suffit de découper le tissus le long de la ligne et puis de coudre le long de l’autre ligne et le vêtement est fait... En plus, il y a le dupatta assorti : ce n’est pas un voile, mais un genre de châle qu’on jette artistiquement sur les épaules... Elles l’ont choisi couleur crème avec des fleurs brodées autour de l’encolure et de petits bouquets parsemées le long des manches courtes et de la tunique... Je suis embarrassée, je veux payer...
-« Non, non, non, penses-tu on te l’offre... »
Puis elles se mettent à rire...
-« Tu sais, nous avons tellement pitié de toi, avec tes horribles vêtements ... d’ailleurs tu dois avoir beaucoup trop chaud là-dedans... et c’est si vilain... »
Mes horribles vêtements... c’est un nouveau pantalon de la marque Mello’s, violet avec garnitures jaunes... y a pas plus mode italienne que ça, mais évidemment... le shalwar crème aux petites fleurs roses c’est tout autre chose...
Nous passons devant un magasin qui vend des bijoux en or... Je n’y résiste pas... nous n’y résistons pas... nous voilà toutes avec le nez collé à la vitrine et... je repère des bracelets comme ceux qui m’avaient tenté l’an passé...
Je le dis à Jasmine...
-« Oh, oui ! ce sont des bangles, ce sont des bracelets typiquement pakistanais...
tu as assez d’argent ? Oui ? alors tu dois te les acheter, nous les femmes pakistanaises, nous les aimons particulièrement ...les femmes doivent porter de l’or, nous aimons l’or qui d’ailleurs fait partie de notre dot... et notre or est beaucoup plus précieux que le vôtre car le nôtre est à 22 carats alors que le vôtre
n’en a que 18... »
Elle s’explique avec ses sœurs et sa mère et on finit par sonner et entrer...
J’essaye un bracelet... il est trop grand... mais plus petit c’est « modèle enfant »... tout le monde rit, mais mes mains sont fines, plus grands ils m’échappent... alors au lieu d’en acheter un grand j’en prends deux petits... elles rient... j’enfile un bracelet à chaque poignet et elles approuvent : finalement je vais ressembler à une femme...
J’ai repéré autre chose...
Pendant l’escale à Dubaï j’avais visité une boutique dans laquelle on vendait tous
les bijoux de la caverne d’Ali Baba...des cascades de colliers d’or, des rivières de
bagues, bracelets et colifichets... de l’or à profusion... et j’y avais vu une grosse
médaille qui portait la calligraphie « Allah ». Là, c’était « style pataca » genre Louis d’or sur grosse monture comme c’était la mode dans les années 60...
J’en vois une semblable mais toute simple... disons pour petit budget, presque style circuit imprimé... donc malgré la folie des bracelets, je peux me la
permettre ... maintenant que j’ai appris à écrire en arabe, je suis ravie... et mes
compagnes sont enchantées...
Nous rentrons à la maison très excitées et satisfaites de nos emplettes... Jasmine et ses sœurs se mettent tout de suite à la machine à coudre.
Il n’y a qu’Osman qui fait la moue...
-« Tu vas porter cette médaille ? »
-« Ben oui, je la porte déjà... elle sera le talisman qui va me porter bonheur en montagne...c’est quand même plus joli que la Madone de Lourdes en fer blanc... »
Il ne connaît évidemment pas la Madone de Lourdes...
-« Mais tu n’es pas musulmane... »
-« Et alors ? Allah ne peut-il pas me protéger si je ne suis pas musulmane... »
-« On ne rit pas avec son nom... »
-« Je n’en ai pas l’intention... »
-« Mais tu ne te rends pas compte que tu es sacrilège... tiens, par exemple, quand tu vas à la toilette, tu devrais enlever ta chaîne et la laisser pendre dehors et ne la remettre qu’après t’être purifiée... »
-« C’est ça...- répond son père en se moquant de lui – bien essayé... et alors il y
a un voleur qui passe et part avec la chaîne et le médaillon... ça c’est inciter les
voleurs à commettre le péché de vol... »
Tout le monde rit, mais Osman reste soucieux...

En peu de temps mon nouveau shalwar est cousu... évidemment c’est autre chose que Mello’s... et léger... et tellement plus adapté... et vraiment super élégant... Toute la famille applaudit... je suis ravie...

Tout d’un coup tout tremble, je suis surprise, eux pas ... ils vont s’asseoir au milieu du patio, la maman récite des prières et quand elle voit mon air perplexe elle dit tout simplement
-« La terre bouge... »

En fin d’après-midi, les sœurs m’emmènent à la maison de la prière. Les hommes
vont à la mosquée, mais les femmes se réunissent chez l’une d’elles. Nous y rencontrons d’autres femmes, elles m’accueillent cordialement, nous nous asseyons en cercle et, bien qu’elles soient sunnites, l’une d’elles commence à lire
l’histoire de l’imam Hussain cher aux shiites... Cela doit être fort triste car elles
pleurent... Quand nous partons toutes me disent qu’elles prieront pour moi et pour que je revienne et pour que je devienne une bonne musulmane... Khuda hafiz... que dieu te protège...

Osman n’a pas oublié que ce soir j’ai rendez-vous avec Asfraf et Karim... il m’y
conduit. Bonne nouvelle : demain matin l’avion pour Skardu vole... donc Karim
et moi, nous partons...

Quand la fraîcheur du soir tombe, les sœurs me font monter sur le toit plat de la maison. C’est une vaste terrasse, il y a des cages avec des lapins et des poules...
A nouveau le ciel prend ses couleurs incroyables ... cette fois j’observe longuement comment il passe du jaune à l’abricot, puis... rose... violet et enfin un bleu intense... puis soudain il vire encore au gris et étonnamment il devient rouge vif avant de sombrer dans la nuit... mais surtout... je suis fascinée par le ballet d’une infinité de cerfs-volants... A nouveau les odeurs de cuisine...
Sur les toits voisins d’autres familles sont réunies et bavardent, un verre de thé à la main... tandis que les enfants font voler des cerfs-volants...
Jasmine se confie... elle est mariée et normalement elle n’habite pas ici... elle a des enfants, ils jouent avec les autres enfants autour de nous...
Elle est revenue quelque temps dans la maison de ses parents... sans doute pendant les vacances...

Quand nous descendons pour le souper le papa nous dit que Sayed a téléphoné pour demander comment cela se passe...
Pendant le repas Osman m’explique qu’il vient de réussir ses examens et veut venir étudier à Genève... Je crains que le portrait idyllique mais fallacieux que
Sayed leur brosse de la Suisse ne soit en train de provoquer un tas d’illusions...
Prudemment j’essaye de lui expliquer que d’abord il doit obtenir des permis de
séjour, ensuite, avant d’entrer à l’université il doit présenter des diplômes d’études secondaires, que rien ne correspond jamais à rien... et surtout qu’à Genève il doit connaître le Français, à Zurich l’Allemand et dans le Tessin...l’Italien... et que s’il veut aller étudier en Europe, le mieux serait la Grande-Bretagne...
Ils me regardent étonnés... mais Sayed alors ? lui il a tout de suite pu s’installer.. il n’a pas eu tous ces problèmes... d’ailleurs il envoie même de l’argent pour construire la nouvelle maison...
Ah bon ?... Je suis perplexe... mais ne dis plus rien...

.

Skardu

Vers 3h30 un réveil sonne. A 4h le père vient me réveiller. A 4h15 il vient me saluer car il part à la mosquée, je lui demande sa bénédiction comme le font les
enfants respectueux... Khuda hafiz... A 4h20 Osman vient dans ma chambre prendre mes bagages et nous descendons. La mère est assise dans un coin et récite les prières... Nous nous saluons... je n’en finis pas de la remercier... elle me serre dans ses bras...
Osman me conduit à l’aéroport tandis que les couleurs de l’aube s’intensifient...
Karim m’attend déjà... Très sérieux Osman me confie à Karim... je comprends qu’il lui fait un tas de recommandations... Karim fait oui, oui bien sûr de la tête... Dernières salutations...

Le vol est magnifique... le ciel est extraordinairement pur après ces jours de pluies et d’orages... Le pilote fait même le guide touristique, il nous montre le Hindu Kush, Tirish Mir, K2 et il vole lentement et assez bas au-dessus des glaciers Hispar et Biafo... Karim et moi, nous avons le nez collé au hublot... c’est là... ben oui... c’est là...
Le vol n’a pas duré une heure...

Nous revoilà au motel K2... Nous prenons deux chambres voisines.
Puis nous allons « en ville » pour l’achat de nos provisions et recruter des porteurs.
Le soir nous nous asseyons dans le jardin.
Un groupe de Punjabi chante des chants religieux...

Le lendemain il fait frais, après le petit déjeuner et profitant encore de la température agréable, nous montons au vieux fort. Quand nous descendons nous allons au bazar continuer nos emplettes. Nous y rencontrons Shafi, un cousin de Karim il sera notre cuisinier et Aidar qui sera notre guide car il a déjà parcouru le trajet.

En rentrant au motel nous rencontrons l’une des personnes qui l’an dernier assistait à l’installation de la machine pour compacter les boîtes de conserves. Il
vient nous saluer, nous bavardons et je lui demande si la machine fonctionne toujours... il me regarde d’un air désolé...
-« Vous voulez la voir... »
Il nous conduit vers le bâtiment d’en face, il ouvre la porte d’un réduit et elle est là, intacte, couverte de poussière...
-« Vous la voulez ? Nous on ne sait pas quoi en faire... Elle ne sert à rien et nous encombre... Elle consomme même de l’électricité... Nous ce qu’il nous faudrait c’est des pompes pour irriguer nos champs et nos prés pour que nos vaches donnent plus de lait pour nourrir nos enfants... Des stations d’épuration des eaux pour produire de l’eau potable ... »
Ben oui, le Pakistan comme l’Inde a assez d’argent pour maintenir des garnisons
militaires à 5000m d’altitude et construire des bombes atomiques, mais pas pour
construire des égouts, des aqueducs, des stations d’épuration et fournir de l’eau
potable à ses citoyens et ainsi améliorer la santé publique...

A suivre...

 

 

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