« Des raisins trop verts ou les déconvenues des migrants » d’Anne Lauwaert (8)

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Chapitre II (1)

Retour à la vie normale - Sayed

Au total j’ai donc passé 41 jours très intenses, complètement en dehors de la « vie normale ». Il va falloir y retourner... Heureusement ma famille m’écoute... je dois raconter et de nouveau raconter et me décharger, me défouler de ce trop d’émotions...

Le matin, je pars tôt pour me rendre au travail, mais avant d’entrer au cabinet où j’exerce ma profession, je vais m’asseoir à la terrasse de la pâtisserie Fontana, sur la Grand-Place de Locarno, pour siroter un café et grignoter un croissant... Ce sont les plus beaux jours de l’année. La chaleur estivale a fait place à plus de douceur. Le matin avant 8h la ville n’est pas encore encombrée. Un petit vent léger, agréablement chaud me rappelle la brise du soir à Skardu... Les bruits ne se sont pas encore réveillés, les cris stridents des martinets remplissent le ciel. L’odeur du Lac Majeur arrive jusqu’ici avant que les puanteurs et fracas des automobiles et des gens ne viennent tout gâcher. C’est l’heure exquise ...pendant laquelle je repars à Skardu... Inexorablement, il faut monter la pente raide de la rue, entrer dans l’immeuble et ensuite dans le cabinet, se changer, mettre tout en place et lire la fiche du premier patient...

Le travail ne me pèse pas, bien au contraire, c’est une belle profession... mais j’ai tellement de peine à redescendre sur terre... c’est tout tellement différent... Mes patients me connaissent suffisamment pour pouvoir instaurer un dialogue, un échange... Bien sûr ils connaissent ma passion pour la montagne. Du lundi au mercredi on parle du week-end passé et du mercredi au vendredi on parle du week-end à venir... Mais là... il savent que je rentre d’une aventure hors du commun... Ils veulent savoir... C’était comment ? Et les gens ? Ils me font raconter...

Pendant que je me décharge de mon trop d’émotions, eux se chargent de l’énergie du rêve, du charme exotique... Nous sommes des vases communicants qui se font du bien mutuellement en s’équilibrant...

Puis la vie de famille reprend et les soucis domestiques... il va falloir préparer l’hiver... et les week-ends en montagne... la chasse aussi...

Je suis allée à la réunion aux Diablerets. J’ai réussi à me faufiler à côté du prince
Sadruddin Aga Khan pendant qu’un copain faisait des photos que j’allais pouvoir
envoyer à Karim et gagner mon pari...

Petit à petit, je mesure combien profondément le Pakistan m’a touchée, changée,
bouleversée... ce pays m’intrigue...
Je vais à la librairie acheter des guides touristiques, des livres écrits par les alpinistes qui y sont allés...
Je recommence à rêver, mais dans une autre direction, non plus de souvenirs, mais de futur...
Les relations décevantes avec mes compagnons italiens me laissent beaucoup
d’amertume. Leur présence a gâché mon plaisir, m’a empêchée de jouir pleinement. Il faut dire aussi que, en partant, je n’étais pas préparée pour pouvoir
recevoir tout ce qui allait venir à ma rencontre...

Je n’étais pas préparée non plus à recevoir d’autres déceptions... Un jour un ami qui connaissait les dessous de certaines cartes me dit :
-« Mountain Wilderness ? mais tu ne sais donc pas qu’il y a des types qui veulent
se lancer en politique et seraient prêts à tout dans l’espoir de rafler les 250 000
voix des membres du club alpin italien... »

Petit à petit une certitude s’installe en moi : je dois retourner au Pakistan mais seule... « Une femme européenne seule au Pakistan... t’es cinglée... ». Les gens
qui me disent cela ont raison... vu comme ça... mais je suis certaine que je peux
le faire... Honnêtement, aujourd’hui je ne le referais plus. Avec l’assassinat de
Daniel Pearl, la confiance s’est brisée.

Il y a un autre problème : j’ai besoin de prouver à moi-même que je suis capable
d’être seule, d’accomplir, seule, le voyage initiatique de la Montagne...
Les alpinistes savent ce que je veux dire...
Evidemment je ne vais pas faire l’Everest en solo comme Messner...
Bon... « en solo » là aussi il y aurait à prendre et à laisser...
« En solo » pris au pied de la lettre, cela signifie partir de Milan tout seul, aller tout seul au pied de l’Everest et monter tout seul au sommet alors qu’il n’y a
personne d’autre dans les parages... ça c’est du vrai solo... Est-ce encore du solo quand la paroi est parcourue par d’autres alpinistes ? quand on peut s’appuyer sur la présence des autres, leurs camps, leurs échelles, leurs cordes fixes, leur secours en cas de pépin... ne fut-ce que leur présence...
Ces ergotements sont des questions essentielles... éthiques... farfelues aux yeux
du commun des mortels, mais vitales aux yeux des tourmentés de la crise
existentielle...
Je ne vais pas accomplir un exploit, je vais faire tout simplement un parcours
facile, simple, à la portée de trekkistes normaux, mais seule, c.-à-d. sans autres
Occidentaux. L’idéal, dans le coin que j’ai découvert, c’est le parcours des
glaciers Biafo et Hispar... On monte le glacier Biafo, on arrive au col Hispar-la à
5150m et on redescend de l’autre côté le long du glacier Hispar, c’est tout et cela
fait 126km.
On part de Skardu dans le Baltistan et on arrive a Karimabad dans la vallée
Hunza... trajet abondamment décrit dans les livres de montagnes... et, maintenant aussi sur Internet
Donc j’écris à monsieur Ashraf, l’organisateur de trekkings pour lui demander si
c’est possible... Bien sûr, il peut m’organiser cela... Je lui demande Karim comme accompagnateur. Cela aussi est arrangé... Il suffit d’attendre l’été suivant ... pour repartir et y aller... Dans ma tête tout est déjà en place... Ma famille ne s’étonne plus...

Fausto De Stefani, m’avait dit :
-« Pour comprendre la montagne, il faut y aller seul »
-« Mais pour comprendre il faut connaître... » avais-je répondu.
-« C’est exactement ce que je veux dire... » avait-il conclu.
Cela m’avait trotté en tête...

A suivre...

Un commentaire

  1. Posté par Chris T le

    Moi à l’époque, c’était le Kashmir (indien), et c’est avec la decapitation de Christian Ostro que la confiance s’est brisée ! Ensuite ce fut le Népal ou j’ai vécu pendant une longue période, mais ça c’est une autre histoire ! Merci pour votre récit Anne, cela me fait replonger dans des souvenirs que je pensais avoir effacé ! Chaque jour ‘attends avec impatience la suite !

Et vous, qu'en pensez vous ?

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