Lorsque j’étais journaliste économique, il m’arrivait de faire l’éloge des économistes pour une raison très simple. Ils sont forcés d’avoir un minimum d’humilité parce que leurs prédictions se révèlent souvent fausses. On pourrait se dire qu’ils devraient cesser d’en faire, des prédictions, mais c’est impossible. Pour acheter, vendre investir, on ne peut se passer de dire quelque chose sur ce qui va se passer ou pourrait se passer. Exercice difficile, surtout si l’on pense à une célèbre phrase de Galbraith pour qui la seule fonction de la prévision économique, était de rendre l'astrologie respectable.
Dimanche 19 juillet, Philippe Meyer dans son émission « L’esprit public » sur France – culture, avait invité Philippe Chalmin, fondateur du Cercle Cyclope qui publie régulièrement un rapport sur les perspectives des marchés mondiaux de matières premières. Cet invité était remarquable. Sens de l’humour, connaissance de l’histoire économique (de Bastiat à Bairoch), connaissance du concret des « commodities ».
Philippe Chalmin a tout de suite signalé la proximité entre l’investissement et cette bête noire des belles âmes, la spéculation, belles âmes qui voient dans les spéculateurs de méchants requins capitalistes. Or, comme l’a rappelé Philippe Chalmin, spéculer, c’est tout simplement investir à terme dans du labourage, du forage, de la distribution ou de la vente de « commodities » qui vont du pétrole saoudien au riz thaïlandais. On dira que l’investissement effectué par des spéculateurs ne va pas dans un appareil de production, dans l’économie réelle comme on dit bizarrement aujourd’hui, mais dans la finance ou, pire, l’univers de la financiarisation. Mais une économie, réelle ou non, ne dépend pas que de son appareil de production. Il y a le marché intérieur et extérieur, la balance commerciale, les habitudes des consommateurs, autant d’ingrédients sans lesquels une économie ne fonctionne pas. La spéculation, depuis des millénaires, est l’un de ces ingrédients. Les spéculateurs sont un pilier du marché sans lequel la production s’arrêterait.
Toutes les « commodities » donnent des occasions d’investissement ou, répétons-le, de spéculation. Mettre de l’argent dans des « futures », des achats et ventes à venir de blé, de pétrole ou de gaz n’est pas très différent de l’achat d’actions d’une société cotée ou non. Un spéculateur est plus dans une durée limitée qu’un investisseur, mais il ne s’agit là que d’une nuance de surface. Dans le long terme, un spéculateur peut perdre autant qu’un investisseur. Tel trader a fait du profit sur un produit dérivé, tel autre a fait une perte. Ensemble, tous les spéculateurs sont engagés dans un jeu à somme nulle. Alors pourquoi de la spéculation, demandera-t-on ?
Parce qu’aussitôt qu’il y a économie de marché, il y a supputations des acteurs sur des revenus à long terme. Du paysan de l’Égypte ancienne au paysan breton d’aujourd’hui, les hommes ont toujours cherché à s’assurer du revenu d’une récolte ou d’un abattage d’animaux en le vendant d’avance à un spéculateur qui agit sur un marché où il a des concurrents. Un spéculateur n’est pas un accapareur qui, lui, stocke dans son coin dans l’espoir de vendre à des prix astronomiques après que l’offre a tari.
A quoi la spéculation sert-elle ? A écrêter les pics d’un marché soit vers le bas, soit vers le haut, répond Philippe Chalmin. Ecrêter ! Souvenons-nous de ce mot. Les spéculateurs esquissent un prix moyen qui donne un précieux signal. Ce n’est pas un signal infaillible, pas plus que les autres signaux envoyés par un marché. Les acteurs doivent y prendre des risques et ne peuvent pas s’y comporter selon un plan ou une programmation.
On peut compter sur Philippe Chalmin pour « dédiaboliser » le vocabulaire économique. Il souligne, on l’aura compris, que la spéculation est parfaitement légitime. D’ailleurs, un fermier, même sans aller sur un marché, spécule, lorsqu’il engrange sa récolte plus tôt ou plus tard qu’au moment idéal. Qu’est-ce que ce moment idéal ? C’est le point où de parfaites conditions seraient réunies pour faucher, récolter et stocker. Or, le fermier sait que son idéal n’est qu’un idéal. En d’autres termes, il sait que de parfaites conditions pour sa récolte ne seront jamais réunies, étant donné la complexité des facteurs en jeu : température, mûrissement, disponibilité du matériel et des hommes, coût du pétrole, niveau du marché. D’où une prise de risque selon des circonstances toujours en partie imprévisibles. Un orage menace. Il faut tout de suite faire les foins.
Un fermier sait qu’entre l’idéal et la réalité, il y a une distance infranchissable. On aimerait que nos politiciens le sachent aussi. Hélas, ils ne le savent pas. Ils prévoient de mettre un programme en place pour faire rentrer leur idéal dans la réalité, les droits de l’homme par exemple. Mais ils ne savent pas, contrairement au fermier, que cet idéal ne peut pas être atteint. Et même s’ils le savaient, ils ne pourraient pas le dire, étant donné que leur poste, leur revenu, leur prestige, dépendent de leurs assurances à la presse et aux médias sur la prochaine entrée de l’idéal dans le réel, un monde parfait avec une parfaite application des droits de l’homme. Jamais ils ne se demandent s’il ne serait pas opportun de surseoir par exemple à la condamnation d’un pays où au contraire, de prononcer une condamnation plus tôt qu’il ne conviendrait. Bref, les politiciens ne spéculent pas et ne prennent donc pas de risques. Leur posture vertueuse ne leur coûte rien. Pour le coup, ils sont vraiment hors sol, contrairement au « fermier spéculateur ».
L’insistance de Philippe Chalmin sur l’importance de la spéculation d’une part, la spécificité des activités liées à l’agriculture d’autre part, m’a frappé. Autrefois, les régimes communistes, obsédés par des plans quinquennaux, par la programmation ou la planification, ont fait mourir des millions d’hommes parce qu’ils voulaient transformer leurs paysans en purs producteurs fonctionnant mécaniquement dans une grande machine à vomir de la nourriture. Pour ces régimes, les paysans qui anticipaient sur leur prochaine récolte en stockant un sac de graines de blé, étaient d’affreux spéculateurs, des vampires capitalistes, des koulaks. En les exterminant, les bolcheviks d’abord, les maoïstes ensuite, ont porté de tels coups à leur agriculture qu’elles ne s’en sont pas encore remises. De cette tragédie avec des millions de morts ou de martyrs, on ferait bien de tirer une simple leçon. Jamais la culture de notre terre nourricière (pour parler comme le chef indien Seattle) ne pourra être complètement inscrite dans une machine à produire notre pain quotidien. Des hommes libres resteront nécessaires pour que ce pain apparaisse sur une table.
Ainsi l’économie est-elle un domaine privilégié où l’on s’aperçoit de plusieurs choses. On y mesure l’infinie complexité du réel. On y mesure la distance infranchissable entre lui et notre esprit. On y mesure enfin que jamais l’idéal ne se trouve dans la réalité et qu’il faut donc spéculer. En économie et surtout, comme on vient de voir, dans l’agriculture. Philippe Chalmin insiste sur la spécificité de cette activité. On ne peut pas investir dans la production de viande ou de céréales comme on investit dans des activités liées à une société industrielle où machines et ordinateurs permettent presque de se passer des hommes. Or des fermiers, on ne peut pas se passer, même s’ils disposent aujourd’hui de tracteurs et même d’ordinateurs. On ne peut pas se passer d’eux parce que leur activité de spéculation, même à très petite échelle, est indispensable pour que nous puissions avoir de la viande, du lait et du pain.
Philippe Chalmin a effectué une dédiabolisation plus radicale encore. Celle du libéralisme dont il s’est déclaré… partisan. J’hésite à employer ce mot car un partisan est porté par une foi au moins en partie irrationnelle. Or, le fondateur du cercle Cyclope se situait sur un plan rationnel dans ses analyses. C’est rare. En fait, la terminologie employée par les journalistes économiques et même, parfois, par des économistes, l’est aujourd’hui par des qualificatifs absurdes. Ainsi entend-on parler d’EFFORTS des peuples pour remplir quelque critère d’austérité. Efforts vraiment ? De tout un peuple ? Il faut avoir perdu l’esprit pour le croire. Parler d’efforts lorsqu’il est question de taxes ou d’impôts plus élevés, c’est de l’enfumage. Taxes et impôts ne sont pas également répartis dans toutes les couches de la population. Certains sont plus imposés que d’autres. Ce n’est donc pas le peuple grec ou espagnol qui fait un effort, mais une partie seulement. Quant à parler d’efforts lors d’une augmentation des prélèvements effectués par l’État sous la pression du FMI ou de quelque autre organisation, il faut avoir perdu l’esprit pour le croire. Souffrance, tout au plus, comme chacun sait après avoir rempli sa feuille d’impôts. Qui a imposé ce mot d’effort ? Probablement quelque agence de communication qui a convaincu des instances médiatiques que le mot d’effort faisait plus citoyen, plus démocratique. Un contribuable ployant sous le faix d’une charge fiscale, c’est davantage un esclave qu’un homme libre, tandis que si nous faisons des efforts, nous sommes, n’est-ce pas, des libres citoyens.
Tout investisseur a le rêve de mettre son argent dans une entreprise solide, qui croîtra régulièrement et apportera des profits. Mais c’est un rêve, rien de plus. Dans la réalité, il y a tant de facteurs qui influencent le travail et le capital qu’un investissement parfaitement sûr, « honnête », est inconcevable. Alors que le champ politique est envahi par des technocrates bardés de programmes formulés pour notre plus grand bien, et n’exigeant pas de prise de risque, l’économie, elle, offre encore un champ où l’action d’un individu compte. D’où l’attention, d’ailleurs excessive, portée à l’économie. Notre liberté devrait pouvoir s’exercer dans d’autres domaines que celui de la production et de la consommation, mais c’est ainsi.
L’essentiel est de détruire le mythe d’un système de production où le jugement individuel ne serait plus nécessaire. C’est un mythe pervers et tueur. On le comprend en méditant sur la spéculation.
Jan Marejko, 26 juillet 2015
La spéculation, tantôt une perte, tantôt une prise de bénéfice sans rien faire, mais sur le dos de tous. Si des spéculateurs comme Soros existent, c’est qu’ils font croire qu’ils exercent un métier respectable. Mais la respectabilité de leurs métier est totalement sous la dépendance le l’arrosage du monde des bonnes conscience médiatisées, avec les miettes de ses rapines. Une sorte d’impôt privé, qui fait la fortune de ceux qui exploitent des informations confidentielles, donc qui pratiquent le délit d’initié, sans se faire attraper, parce qu’ils sont si généreux… Aujourd’hui les banques cherchent des perdants pour justifier leurs gains. Attention aux sirènes du profit, qui veulent vous proposer de de venir trader en quelques minutes. Même des pros comme la Société générale et Jérôme Kerviel se sont plantés. Les tuyaux d’initiés étaient, vues les fuites, “gravement” percés. Comme je l’ai dit à un notaire multimilionnaire, que j’ai sauvé d’une grosse gonfle, vous êtes un homme averti et maintenant c’est à votre tour cher lecteur. Finalement Soros, c’est comme la loteries romande: le communiste de service continue d’arroser, alors on lui fout la paix.
Devenir entropique est un pléonasme. Plus subtiles sont les rapports des entropies et néguentropies suivant les niveaux de réalité. Au delà de tout ça, l’avenir c’est l’imprévisible, le miracle, lorsqu’on fait ce qu’il y a à faire uniquement par amour de la vérité. Imaginez la stupéfaction de Dante devant les nains du 21e siècle affairés à spéculer sur la température de l’enfer afin de ne surtout pas en sortir. A vrai dire je n’ai pas compris ce que vous avez voulu dire avec votre article Jan.
Renaud, votre formule “devenir entropique ” me plaît et a toute ma sympathie. Cela dit, ce n’est pas dans le champ de l’économie qu’on peut sentir le souffle de vents venant de mers inconnues
La spéculation c’est appauvrir l’avenir, c’est en faire un devenir entropique, un devenir le même, un destin. C’est ce dont meure notre civilisation qui ne fait plus rien que par intérêt. “I’ve seen the future, brother : It is murder” – Leonard Cohen.
Ça tombe bien puisque vous avez des connaissances en économies, ce qui n’est pas mon cas. Je me posais effectivement la question de savoir au fond à qui profite la hauteur du franc ? Apparemment pas au tourisme, malgré un superbe été. Ni aux industries donc à qui ? Ma réponse d’ignorant est: probablement uniquement aux banquiers. Parce qu’enfin je n’arrive pas à comprendre ce qui empêcherait de tout simplement interdire les achats de CHF à l’exception justement d’un montant limité pour le tourisme ou le voyage d’affaire.
Qui d’autres que les spéculateurs en seraient perdants ? Les banquiers ? Et encore, pourquoi ?
Donc si vous pouviez me donner une explication à ce sujet, elle serait la bienvenue, merci.