Mario Vargas Llosa : "L'Occident est vulnérable"

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Prix Nobel de littérature 2010, l'écrivain péruvien publie ce printemps un roman ainsi qu'un essai contre notre civilisation du divertissement, qui s'interroge sur la fragilité les démocraties laïques face à la montée de l'insignifiance intellectuelle.

>>> Entretien paru dans Marianne daté du 26 juin 

En 2010, il fut récompensé pour « sa cartographie des structures du pouvoir et ses images aiguisées de la résistance de l'individu, de sa révolte et de son échec ». Des termes qui conviennent aux textes rassemblés dans cet essai, La Civilisation du spectacle, où Mario Vargas Llosa soutient que la culture « au sens traditionnel de ce mot » est sur le point de disparaître, et que le monde est engagé dans un irréversible processus de décadence intellectuelle et spirituelle. Qu'il y traite de l'érotisme, de la culture à l'ère numérique, de la laïcité ou des rapports entre culture et pouvoir, Vargas Llosa s'y montre critique et polémique. Avec lui, nous avons mis en relation des propos et le monde de 2015.

Marianne : Dans le chapitre « L'opium du peuple », de votre essai la Civilisation du spectacle, vous évoquez le danger des fanatismes religieux. Quelle devrait être, selon vous, la réaction des sociétés laïques et démocratiques ?
Mario Vargas Llosa : La seule réaction possible est d'accepter ce défi et de les combattre. Avec fermeté, en respectant le droit et la loi, mais sans faire aucune concession sur les valeurs fondatrices que sont la liberté, la tolérance, la diversité, l'égalité homme-femme, le respect des croyances. Ce sont ici des valeurs qui ont coûté beaucoup de sacrifices et trop de morts pour qu'on y renonce maintenant. L'Occident doit en être fier et les utiliser dans sa réponse au défi. L'utopie religieuse est ce qui remplace l'utopie communiste, de nos jours. Mais l'islamisme sanguinaire, extrême, n'aura jamais la force qu'avait le communisme : celui-ci avait un esprit idéaliste de changement, une dimension de rêve. L'utopie fanatique des islamistes est marginale, mais elle est soutenue par une technologie de la terreur qui n'existait pas dans le passé, et qui, surtout, est accessible. Comme toutes les sociétés ouvertes et libres, l'Occident est vulnérable, mais je ne pense pas qu'il va être détruit.

Quel est le défi pour un écrivain réaliste et engagé comme vous ?
La fonction de la littérature reste la même : utiliser l'expérience de la réalité pour créer une vérité différente, grâce à laquelle nous comprendrons mieux le monde où nous vivons. Créer une dualité qui enrichit nos rêves et nos désirs. La littérature doit aussi demeurer pédagogique, pour que cet espace entre monde réel et monde littéraire devienne celui de la distance critique. La critique, voilà ce qui a toujours été le moteur des transformations de nos sociétés. C'est une réussite de la civilisation occidentale et des sociétés démocratiques. Et la littérature est la meilleure expression de cet esprit, non ?

Vous êtes très méfiant envers les apports de la technologie, qui favorise une culture du divertissement...
Je n'ai rien contre le divertissement ! Mais je pointe le fait que la culture du divertissement abolit la distance critique et participe non à la disparition, mais au dépérissement de la culture du livre. A son remplacement par une culture de l'image qui est superficielle et passagère. L'esprit critique allait de pair avec la culture des idées, de la parole, et il est aboli. Il y a un danger auquel nous devons faire face. L'intelligence mais aussi les gens de « l'intelligentsia » sont reclus dans des milieux universitaires qui sont eux-mêmes coupés de l'opinion publique générale. Ce qui a des conséquences partout : la vie politique est devenue très pauvre parce que les idées n'y jouent plus aucun rôle d'importance. Même chez vous, en France. Seules comptent la frivolité, l'image, les gestes et l'apparence.

N'est-ce pas, aussi, du fait qu'intellectuels et écrivains sont moins engagés dans la vie politique ?
Tout à fait, c'est une des explications. Ils ont tourné le dos à la politique en se disant que c'était un milieu sale. Mais ils ont oublié que, si seuls les médiocres font de la politique, alors la politique sera chose médiocre. Oui, c'est une abdication des écrivains, et aussi des intellectuels.

Quand certains versent dans les théories du complot, ou alimentent celles de la guerre des civilisations, que pensez-vous ?
(Rires) Que c'est aussi une tradition de l'Occident : la rage, la haine. Nous produisons aussi nos pires critiques contre nos propres valeurs. Ça vient de cette vieille tradition d'écrivains qui veulent épater le bourgeois... Mais, aujourd'hui, ce sont les bourgeois qui nous épatent ! Mais, à la limite, pourquoi pas ? Si ces intellectuels veulent devenir des clowns, ils ont le droit ; après tout, le monde a besoin de clowns. Sauf que la situation est celle-là : on tue des gens. Il y a des guerres religieuses. Chercher à jouer le pervers et faire le beau ténébreux devient alors ridicule. Souvent, ce sont des gens qui vivent à Londres, à Paris, qui sont loin des vrais théâtres d'opérations. Leur problème, c'est que les intellectuels ont aujourd'hui perdu leur prestige ; plus personne ne s'intéresse à leur avis. Et ils ne contribuent pas à relever l'utilité et le rôle des idées dans la vie publique. Ça conduit soit à la barbarie, soit au contrôle technologique de la société... Ces gens devraient être sérieux.

La technologie, justement. Vous êtes très méfiant envers ses apports dans le monde de la culture...
Surtout de la façon dont elle est utilisée, en fait. C'est probablement le monstre de plus hostile et le plus sinueux. Une technologie sans idées, sans valeurs, sans morale. Une arme puissante qui détruit ce que nous appelions « culture » pour la remplacer par du mainstream, du divertissement. Nous ne sommes vraiment pas assez vigilants là-dessus, car ces technologies sont aux mains du monde politique et de celui de l'économie.

Vous êtes cependant un libéral revendiqué ?
Oui, et je n'ai aucune honte à le dire. Je suis néanmoins très critique envers ceux qui pensent que le marché est la seule réponse à tous les problèmes, car c'est une caricature du libéralisme. Ni Friedrich Hayek, ni Joseph Schumpeter, ni Raymond Aron ne le pensaient, et c'est de ce libéralisme que je me revendique. La liberté économique ne doit pas être séparée des libertés individuelles et culturelles. Oui, je suis un libéral opposé à toute forme de totalitarisme.

La Civilisation du spectacle, de Mario Vargas Llosa, Gallimard, 240 p., 20 €.
Le héros discret, de Mario Vargas Llosa, Gallimard, 481 p., 23,90 €

 

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