J’ai perdu mes blancs cailloux

Jan Marejko
Philosophe, écrivain, journaliste

Savoir à quoi exactement les mots nous renvoient est une question qui me fait peur. Quand j’y pense, j’ai l’impression d’entrer dans une forêt si profonde que jamais je ne pourrai en sortir. Quant à  laisser une trace avec des cailloux blancs, comme le Petit Poucet, je n’en ai pas la force.

Les mots qui ne veulent rien dire m’égarent. C’est surtout en regardant la télévision que je m’égare. Les médias abondent  en mots qui ne renvoient à rien. Hélas, cette évidence n’est pas perçue par la majorité des journalistes, de sorte qu’ils continuent à employer ces mots sans se rendre compte qu’ils me plongent dans une sombre forêt et ne me donnent même pas des cailloux blancs.  Exemples.

La « communauté internationale ». J’ai une fois entendu un journaliste expliquer, sur la RTS,  que l’action d’un gouvernement avait « choqué la communauté internationale ». J’ai préparé un petit remontant avec l’intention d’aider cette communauté à surmonter son choc, mais je ne l’ai pas trouvée. Pourtant j’ai bien cherché. Je me suis fait du souci. Comment allions-nous la réconforter cette communauté ? Elle est où ?  Je commençais à  m’angoisser. Jusqu’alors j’avais cru qu’au-dessus de nous planait, comme le « cloud » de Microsoft, rien moins qu’une grande et généreuse communauté, attentive au monde, se souciant de lui. Se pouvait-il qu’elle n’existât point ? Affreuse possibilité. Je veux croire, malgré tout, qu’elle existe, mais un doute s’est insinué en moi, comme le serpent dans le jardin d’Eden.

A cause de la communauté internationale, j’ai commencé à me demander s’il n’y aurait pas encore d’autres mots que les journalistes emploieraient et qui ne renverraient à rien. Et là, tenez-vous bien, j’ai découvert que de tels mots abondent. Même que certains jours, j’ai l’impression que la langue médiatique n’est composée que de tels mots. Alors, je  retrouve  la sombre forêt et je tremble parce que je n’ai pas de blancs cailloux.

A côté de la communauté internationale,  on trouve des « populations sous le choc ». De nouveau, j’ai songé à un petit remontant et me suis mis en quête de cette population choquée. Je ne l’ai pas trouvée. Peut-être parce qu’il n’y a plus de « population » repérable à l’heure du multiculturalisme.

Il y a encore une expression qui, elle, me fait vraiment très peur. C’est quand on me souhaite une excellente soirée. Sur toutes les chaînes et à toutes les heures, on me souhaite une très, très bonne soirée. Là, je perds les pédales, parce que si je sais que si ma soirée ne sera peut-être pas un désastre, il y a peu de chance pour qu’elle soit excellente. Serais-je seul à affronter un difficile crépuscule ? Parfois, comme en une hallucination, je vois tous mes voisins se préparer une excellente soirée, tandis que moi, je plonge dans la déréliction au moment où la lumière baisse. N’y a-t-il que moi à ne pas me préparer une excellente soirée ? De nouveau, angoisse  dans la forêt, sans cailloux blancs …

Enfin, encore une expression qui me trouble : la révolution. Il me semble que j’en entends parler partout. Alors je la cherche, comme la communauté internationale ou le peuple choqué. Et de nouveau je ne trouve rien.

Les  mots qui ne renvoient à rien abondent. Je veux dire, « à rien qui soit solidement planté dans le monde ». A ce point, une autre angoisse me saisit. Y a-t-il, au fond, des choses solidement plantées dans le monde ? Y a-t-il même un monde ?

Les journalistes ne sont pas conscients de toutes les angoisses qu’ils provoquent. Ils sont comme le joueur de flute des contes de Grimm. Tous les enfants le suivent puis se perdent et leurs parents ne les revoient jamais. Ils n’avaient pas de blancs cailloux. Nous non plus !

Jan Marejko, 8 juin 2015

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