Éloge des paysans : De nouveau décriés aujourd’hui, ils ont pourtant fait la Suisse

Editorial, Roger Köppel, Die Weltwoche

Non, je ne peux pas me joindre aux stériles lamentations de nos Européens professionnels ni à celles des libéraux dans l'air du temps qui trouvent vraiment terrible que le Conseil national ait mis le holà, avec les voix des paysans et des Verts, la semaine dernière, à l'application unilatérale du principe du «Cassis de Dijon» à la Suisse. Ce principe signifie que les denrées alimentaires produites dans les États membres de l'UE sont automatiquement aussi admises en Suisse. Mais l'inverse ne s'applique pas aussi systématiquement aux producteurs qui fournissent des denrées alimentaires suisses dans l'UE. Ce concept introduit par la conseillère fédérale Doris Leuthard voilà neuf ans favorise les paysans européens au détriment des paysans suisses.

Prenons un exemple: la Suisse a fait le choix de normes élevées pour les producteurs de yogourts suisses qui souhaitent mettre leurs produits sur les rayons des magasins. Or, un concurrent danois peut vendre ses yogourts en vertu du principe du «Cassis de Dijon» plus facilement et moins cher en Suisse, en satisfaisant à des exigences moins strictes. La réglementation de l'UE est à sens unique pour les produits alimentaires bon marché venant d'Europe, sans réciprocité pour les fabricants de produits alimentaires suisses. Bien sûr, l'ouverture unilatérale des marchés peut aussi être «libérale» et utile, mais une unilatéralité irréfléchie est une erreur, précisément dans les rapports avec l'UE. Il est grand temps que les paysans y mettent un frein.

Ceci nous ramène à la question centrale: porter le principe du «Cassis de Dijon» au pinacle n'est pas la seule source d'irritation. Y contribue aussi l’inséparable rhétorique agressive, haineusement crispée à l'égard des paysans – à lire actuellement, par exemple, dans la dernière édition de la Sonntags-NZZ. Les paysans sont devenus, à moindres frais, le plus petit dénominateur commun de la critique politique à l'emporte-pièce. Faute de mieux, on s'en prend aux agriculteurs et à leur «réduit agricole national-conservateur [...]». Dans les milieux libéraux archaïques et pseudocosmopolites, il est maintenant de bon ton de taper sur les paysans, de blâmer l'agriculture pour ses subventions et, plus récemment, pour avoir raisonnablement rejeté la gentillesse unilatérale de l'UE qui désavantage les producteurs de denrées alimentaires suisses.

Contre ces attaques bon marché, force est de constater que les paysans sont, en dépit de toutes les obligations et mises sous tutelle des pouvoirs publics, dont ils sont souvent eux-mêmes le plus victimes, d'abord des entrepreneurs typiquement suisses. Ils dirigent des entreprises dans un pays à hauts salaires. Ils travaillent au moins 80 heures par semaine – la nature ne prend pas de vacances. Difficile dans ces conditions de parler d'une vie tranquille ou d'un revenu exagéré.

Personne n'ignore d'ailleurs que l'État joue un rôle trop important dans l'agriculture. Les agriculteurs le savent aussi. Les libéraux de façade surjouent délibérément la colère: l'agriculture déclinante coûte au total bien moins à la Suisse que le système social et de santé prolifique, qui connaît des taux de croissance spectaculaires. Si les détracteurs étaient objectifs, ils devraient s'attaquer bien plus impitoyablement à ces secteurs.

N'oublions pas non plus que les paysans ont un mandat constitutionnel qui leur assigne, aux termes de la loi, des tâches d'entretien des paysages et d'exploitation des sols. Il émane de la volonté de tous les partis et jouit de leur soutien. On peut, bien sûr, défendre la thèse inverse et exposer les paysans suisses aux forces du marché mondial, sans se soucier de la constitution. La mort de la paysannerie en cours depuis longtemps pourrait rapidement se transformer en son extinction. On aurait, peut-être, du fromage hollandais un peu moins cher, mais aussi de vastes territoires à l'abandon que des personnels en combinaisons orange, entièrement subventionnés par l'État, chargés de l'entretien des paysages devraient alors mettre en ordre au prix fort.

Peut-on, doit-on laisser pleinement l'agriculture entre les mains du marché? Les Néo-Zélandais s’y sont essayés et ont fait bien vite marche arrière. De toute évidence, les gens se préoccupent de la provenance de leur nourriture. Cela ne gêne personne de ne porter que des textiles chinois ou d'abandonner la fabrication de produits électroniques de divertissement à la Corée ou au Japon. Mais il n'en va pas de même de la satisfaction d'un besoin fondamental comme l'alimentation. Dans ce domaine, aucun pays ne veut dépendre totalement de l'étranger. L'homme semble vouloir généralement avoir un contrôle sur la chaîne alimentaire. Les libéraux idéologues misent sur des objectifs peu réalistes.

Il se peut que la Suisse ait réellement, comme le critique la NZZ, un rapport particulier à ses paysans. Toutefois, à juste titre. De nombreux Suisses, l'auteur de cet article inclus, ont des ancêtres paysans. D’autant plus que sans ses paysans, la Suisse n'existerait pas. Ce sont les paysans qui ont conquis de haute lutte, avec de lourdes pertes, la liberté de la Suisse au cours des guerres des 14e et 15e siècles et l'ont défendue contre de puissants adversaires. À l'inverse des monarchies européennes continentales, les paysans suisses n'ont jamais procuré un terrain favorable à un État autoritaire réactionnaire, au contraire. Ils ont fourni avec les villes une avant-garde prête à défendre la liberté. Pas seulement avec des soldats, mais aussi en empêchant par la résistance l'émergence en Suisse d'un centralisme sur le modèle européen.

Évidemment, il faut réduire l'influence de l'État sur l'agriculture. Dans ces pages, nous avons déjà critiqué la politique de «kolkhoze agricole» décrétée en haut lieu. Mais le bashing arrogant des paysans passe à côté de la réalité. Vouloir se débarrasser des paysans par une libéralisation brutale revient à saper l'entrepreneuriat suisse. Au lieu de s'acharner sur eux, on pourrait leur témoigner la reconnaissance qui leur est due.

Source, Roger Koeppel, 17 mai 2015

Un commentaire

  1. Posté par colibri le

    On ne peut qu’être d’accord avec ce qui est écrit dans l’article surtout quant on a vu dernièrement aux infos des exploitations agricoles en Allemagne avec plusieurs centaines de bovins afin de produire le lait le meilleur marché de l’UE ce qui pénalisera aussi les paysans Suisses à n’en pas douter
    Mais de cette manière l’Allemagne encore une fois prouve qu’elle sait toujours tourner les choses en sa faveur et pourtant quel cirque elle aura fait avec le label Bio

Et vous, qu'en pensez vous ?

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