Je vais souvent emprunter des livres à la bibliothèque universitaire de Genève. Après avoir traversé le beau parc des Bastions, je monte des escaliers dans une aile dont je ne suis jamais parvenu à connaître le nom et qui fait face à une autre aile dont le nom, lui, est, Dieu sait pourquoi, très bien connu, l'aile Jura. Au premier étage, je remplis une fiche pour commander un livre au service du prêt. Il faut ensuite attendre une demi-heure pour que le livre arrive, sorti des profondeurs de quelque immense cave qui m'a toujours fait rêver. Comment s'y déplace-t-on parmi des rayonnages s'étendant à l'infini ? Y utilise-t-on des petits véhicules spéciaux pour aller de A, comme le Genevois Amiel, à Z comme le Zurichois Zorn (Fritz) ?
Quand j'étais étudiant, attendre une demi-heure m'était pénible. Aujourd'hui, j'en profite pour aller dans la salle des périodiques, juste en face. Elle m'enchante, non seulement parce qu'y travaillent de ravissantes bibliothécaires protégées, fort heureusement ou malheureusement, par une vitre, mais aussi parce qu'il y a très peu de lecteurs. Ils semblent s'être égarés là par hasard. Ce n'est pas mon cas. Je me dirige sans hésiter vers le rayon qui contient mes deux revues françaises préférées, Le Débat et Commentaire. J'y trouve assez souvent des articles qui m'éclairent, me font penser, mieux encore, ruminer. Les informations, je peux à la rigueur m'en passer, la rumination, non. J'aime me comparer à une vache philosophique, comme Nietzsche, je crois, mais je n'ai jamais vérifié.
Donc, tout récemment, j'ouvre la revue Le Débat de septembre-octobre, qui porte le numéro 181 et je tombe sur un article qui immédiatement, m'intéresse, «l'information à la chaîne» par Régis Soubrouillard. Je dois relire le nom de l'auteur. Ça ne s'invente pas.
Indubitablement, la majorité des journalistes francophones est de gauche, souvent sans même le savoir. Le socialisme est le paradigme dominant et d'un paradigme, on est presque toujours prisonnier. J'ai essayé de le montrer récemment sur ce site à propos de Jean Ziegler. On peut évidemment me dire que moi qui parle ou écris suis aussi prisonnier d'un paradigme. Et c'est peut-être vrai, à cette différence près que certains ne doutent pas d'énoncer des propositions vraies et universelles, tandis que d'autres en doutent. J'espère faire partie de ceux qui doutent. Mais revenons à Soubrouillard.
Il ne parle pas du paradigme socialiste. Son but est de montrer que l'information est devenue une industrie où règne le taylorisme. C'est à la chaîne que les news nous sont livrées et les usines tournent à plein régime, nuit et jour.
De ce point de vue, que les nouvelles soient de gauche ou de droite n'est pas l'essentiel. Qui est que «la consommation incessante d'informations indéfiniment répétées, donne l’illusion d’être informé, alors qu'elle induit une manière d’état hypnotique ou de sidération par overdose». Alain Besançon parlait déjà, il y a 40 ans, de l'ingestion quotidienne d'informations en la comparant à l'addiction d'un toxicomane. Soubrouillard s'inscrit dans la même veine en soulignant que la presse et les médias, en nous «tenant en haleine, en nous suspendant à ce qui se passe, par le ronron incessant du commentaire», nous font croire que les événements nous sont présentés en direct. En réalité, ce qui est ainsi «rendu visible ne devient pas pour autant véritablement lisible.» En fait, notre capacité de connaître le monde est détruite par nos écrans, nos journaux et nos radios.
Cela tient essentiellement au fait que le rythme de la production d'informations est devenu frénétique. Une information chasse l'autre, et le «prochain flash info est strictement identique au précédent». Le but n'est pas d'apporter au public les moyens de faire la distinction entre la vérité et l'erreur, mais de «clouer tout le monde dans son fauteuil». Ainsi s'est mis en place un nouvel esclavage qui ne passe plus par l'asservissement du corps, mais celui des esprits. Nouveau aussi, cet esclavage, parce qu'il ne provient pas d'une caste de maîtres, mais d'une industrie anonyme, produisant un tsunami médiatique qui «emporte tout sur son passage», qui fait qu'une journée chasse l'autre, et que, «l'événement étant partout, il n'est plus nulle part». Dans ces conditions, il n'y a «plus d'affrontements entre la vérité et l'erreur» et nous sombrons tous dans le «business du rien». A ce point, des notions comme gauche et droite, désinformation ou intox, perdent leur sens. Dans le rien, il n'y a effectivement plus rien au-delà des écrans qui «n'ont jamais autant mérité leur nom». Entre la réalité et nous s'interpose désormais le cristal liquide de nos télévisions et une prose de style rap, parlée ou écrite.
On hésite à suivre Soubrouillard jusqu'au bout. Qu'une industrie médiatique qui abrutit les esprits se soit mise en place, on peut l'accorder. Mais est-elle tombée du ciel ? N'y a-t-il pas un réseau plus ou moins international qui profite de cet aboutissement ? Que ce réseau oligarchique ne soit pas responsable de l'universelle «lobotomisation» des cerveaux par le taylorisme médiatique, c'est vrai, mais n'en profite-t-il pas ?
Grâce à Soubrouillard, nous pouvons, me semble-t-il, poser quelques questions pertinentes qui nous font entrevoir quelque chose de nouveau. Le taylorisme médiatique n'est pas le fruit d'un complot, certes, mais il n'en reste pas moins qu'en provoquant un «état hypnotique ou de sidération par overdose», il déblaie peut-être le terrain pour de nouveaux marchands d'esclaves. Il semble impossible qu'un asservissement général se produise sans qu'une minorité ne l'utilise. Hypothèse peut-être trop hardie, mais qui mérite quelque considération. Il n'est pas possible que quelqu'un ou quelques-uns ne profitent pas de la sidération médiatique du public par injection d’overdoses.
Et puis, dernière objection à Soubrouillard. Si la situation était exactement telle qu'il la décrit, les rangs de ceux qui arrêteraient d'écouter ou de regarder les médias ne grossiraient, sauf à supposer que l'être humain aime l'esclavage, supposition qui, bien entendu, ne peut être la nôtre. D’ailleurs, je continue moi-même à m’informer. Vais-je m’abrutir ?
Jan Marejko, 10 novembre 2014
Conclusion : pour lire notre presse française : allumer les anti-brouillards, c’est plus sûr.
Bien vu. En la matière je ne parlerai pas “d’information”, car pour moi informer (mettre en forme) c’est produire de la Gestalt, mais plutôt de “nouvelles” (au mieux) ou de “propagande” (au pire). Peu importe : je souscris à cette idée que “Le taylorisme médiatique n’est pas le fruit d’un complot, certes, mais il n’en reste pas moins qu’en provoquant un «état hypnotique ou de sidération par overdose», il déblaie peut-être le terrain pour de nouveaux marchands d’esclaves. ”
On pourrait aller plus loin et signaler que dans d’autres domaines que celui de l’instillation des “nouvelles” dans l’oreille du public, c’est la même chose. Par exemple en matière de recherche, dans mon domaine la psychiatrie : nous sommes bombardés d’articles répétitifs qui ne font qu’essayer de nous persuader que la méthode empirico-statistique est drôlement féconde et que les CBT (cognitive behaviorial therapies) c’est le nec plus ultra en matière de thérapie de la psychose. Il y en a tellement que finalement le chercheur imprudent passe son temps à lire en oubliant de réfléchir, de prendre du recul… et de faire de la recherche. On se réfère toujours aux paroles de l’autre, sans esprit critique. Nihil novi sub solis !
Article très intéressant car il pose les bonnes questions. Pour ma part, je me demande depuis pas mal de temps si cet abrutissement médiatique, forcément systémique (car impliquant de nombreux acteurs) n’obéit à aucune stratégie précise. POur moi, j’ai l’impression qu’il se répand de lui-même, bêtement, tout simplement parce qu’il satisfait à court terme quelques intérêts involontairement liés : celui des journalistes (pour eux, c’est à la fois la facilité, et cela les valorise), et des populations “primaires” (pour elles, cela les aident à assumer leur propension à la facilité intellectuelle). Le grand gagnant est le relativisme, la chute de l’esprit critique, mais tout cela me semble bien involontaire. A l’inverse des dictatures communistes, dans des démocraties européennes, l’abêtissement n’est peut-être qu’une simple conjonction d’inclinations, celles des journalistes (profession déclinante et peuplée de médiocres) et des masses incultes qui n’aspirent qu’à le devenir de plus en plus…