Difficile semaine. Je passe devant un kiosque à journaux et, inconscient des risques que cela fait courir, je regarde les titres. Tout de suite, je vois annoncé sur la couverture d'un hebdomadaire, L’Hebdo, qu'il faut prendre sa vie en mains. A ce point, je ne prends pas seulement un risque, mais me jette dans la gueule du loup. En effet, je me demande ce que cela veut dire. Comment est-ce qu'on prend sa vie en mains ? Est-ce que je peux sortir de chez moi, entrer dans ma vie comme dans ma voiture puis m'installer au volant pour tout avoir sous contrôle ? L'automobile aurait-elle tant de succès parce qu'elle nous donne l'illusion que nous pouvons prendre notre vie en mains ?
Sauf erreur, c'était Ruth Dreifuss qui nous recommandait de prendre notre vie en mains. Je la comprends, elle s'occupe des drogués qui, eux, n'ont plus rien du tout sous contrôle. Et puis cette formule n'est pas aussi exaspérante que celle qui nous invitait à nous épanouir, formule qui, heureusement, semble avoir disparu.
Deux jours plus tard, je tombe sur le magazine Psychologie. Je lis des articles sur le même thème et je ne comprends toujours rien. Enfin, un vendredi, je regarde l'émission "Ce soir ou jamais" où je vois Jacques Attali nous dire qu'il faut devenir soi. Il y a eu des individus qui ont eu la sensation de devenir eux-mêmes dans l'assassinat, comme Landru ou la torture des femmes comme le marquis de Sade. Faudrait-il s'en inspirer pour enfin sentir qu'enfin nous sommes nous-mêmes ?
C'en est trop. Je n'arrive ni à me mettre au volant de ma vie, ni à devenir moi-même. Serais-je taré ? Je déprime mais suis un peu rassuré dans la salle d'attente de mon médecin où une affiche me dit que la dépression nous guette tous. Mon cas n'est donc pas exceptionnel, et puis, si la dépression est une maladie, on peut en guérir.
Bien que cette réflexion me rassurât, je me mis tout de même à ruminer. Moi, en tout cas, je n'ai jamais pu prendre ma vie en mains. Quant à devenir soi, c'est encore pire. Ne suis-je pas déjà ce que je suis ? Pourquoi donc devrais-je le devenir ? Tout s'embrouille dans ma pauvre tête. Que vais-je devenir ?
C'est la question que j'ai posée à un ami qui passait par là. Il s'est exclamé que c'était très bien ce qui m'arrivait. Si je me demandais ce que j'allais devenir, c'est que j'allais devenir ce que je suis. Je l'ai regardé bouche bée. J'étais encore plus perdu qu'avant.
Je ne sais plus du tout de quoi nous parlons lorsqu'il s'agit d'être soi, de prendre sa vie en mains voire de changer de vie. Je suis si perdu que je me demande même si je vis encore. A force de lire des journaux et leurs affichettes, à force de regarder la télévision, ne suis-je pas devenu un ectoplasme ? La presse et les médias nous empêchent-ils d'être, d’exister, alors même qu'ils nous encouragent à devenir soi ?
Le lendemain, je me suis interdit de penser devant les titres de la presse écrite. En fait, je me suis même interdit de les regarder. Heureusement pour la presse, je crois que mon cas est rare, à moins que je ne sois contagieux. Mais pas de souci, on me mettra en quarantaine.
Jan Marejko, 14 octobre 2014
Grad A. D., dans son livre « Moïse l’Hébreu », affirme que l’hébreu est la science de l’être. Jugez-en donc par ce petit exemple. En hébreu le verbe être n’existe pas au présent, il est implicite.Je = je suis. Je (suis) s’écrit avec trois lettres: A N I. Si on permute le I avec le N on obtient A I N. Qui signifie « il n’y a pas », « néant ». Conséquence JE est RIEN. Bousculer un minuscule iota (yod) et c’est le néant.
Le « rien », le vide, est angoissant! Mais, le jour de la consommation tienne de l’arbre tu SERAS… ouf! Mais ce futur être est lu dans son résultat: comme Dieu, connaissant… ici il faut distinguer « bien et mal » des notions morales. Car fallait-t-il désobéir pour voir le bien dans le fait d’aider une grand-mère pauvre et aveugle à traverser la route, et le mal dans le fait de l’agresser pour des clopinettes.
Donc l’homme consomme, non l’arbre mais son fruit (son résultat), et se retrouve nu d’une pitoyable nudité. Ils ont honte d’eux. Il voile son néant sous des oripeaux. Mais Dieu le vêt.
Les marchands d’oripeaux, sorte « d’ »être » prêt à porter font florès. Etre mince, musclé, beau, riche, heureux… être dans des états de conscience modifiée, pourvu de pouvoirs… la liste est aussi longue, et coûteuse, que les démarches pour approcher un tant soi peu de l’état promis. Un de ses auditeurs demanda à Krishnamurti: « comment saurai-je que j’ai atteint le nirvana? »
Ils ont honte d’eux, voici qui ouvre la porte à la multitude des gourous!
J’en ai connu, des gens qui vont comme au marché choisir une identité convenable. Un brin d’herbe, un zeste de soufisme ou une seille de yoga.
Mais qui dit qu’il y a un désert à traverser? Personne! J’ai beaucoup à en dire…
Le doute (naturel) à l’échelle de l’individu est le ciment des certitudes collectives.
Le but est de mettre une bonne partie de la population au rebut.