On parle facilement d'un traumatisme sans toujours mesurer tout ce que cela implique, notamment une incapacité à intégrer aussi bien ce qui s'est passé que ce qui se passe. Pour s’amuser à sautiller dans le fouillis de la terminologie psychanalytique, on dira qu'un traumatisme rend un peu autiste. En tout cas, un traumatisé se coupe du monde pour se fixer obsessionnellement sur un ailleurs, un fantasme dirait Freud, en tout cas un autre monde, soit celui d'avant, soit celui d'après. La réalité a fait tellement mal qu'il n’est plus possible de la regarder en face. Il faut la remplacer par une réalité imaginaire. Il est vrai qu'on ne peut jamais regarder la réalité en face, ne serait-ce que parce qu'à chaque seconde, elle nous échappe. Mais oublions cette objection. Intuitivement nous sentons qu'il y a une énorme différence entre fuir la réalité pour se réfugier dans un monde de fantasmes et l'affronter.
Parler de traumatisme, aujourd'hui, c'est toujours parler d'un individu, jamais d'une ou plusieurs communautés, à une exception près. La Shoah a été traumatisante pour tous les Juifs. Or, c'est toute l'Europe qui a été traumatisée par les guerres et les camps.* Pas seulement avant et pendant le conflit 39-45, mais aussi après. On imagine les gens sautant de joie à l'arrivée des troupes américaines et recevant du chewing-gum comme du pain bénit. C'est plus ou moins vrai pour l'Europe occidentale. Mais à l'Est du Rhin, le cauchemar à encore duré des années : deux millions d'Allemands sont morts sur les routes des déplacements de population, tandis que Polonais et Ukrainiens se massacraient et que les camions de l'armée rouges déversaient soldats et commissaires politiques sur Budapest, Prague et des centaines de villages comme Nemmersdorf. Ces soldats et commissaires ne distribuaient pas du chewing-gum, mais la mort, précédée par la torture et, pour les femmes, le viol.
Mais même en Europe occidentale, le traumatisme d'une guerre qui a tourné au massacre a été si violent, profond, intolérable, qu'on peut le voir à l'œuvre partout encore aujourd'hui sous la forme d'une nouvelle légitimité politique que je propose donc d'appeler post-hitlérienne. Pourquoi ?
D'abord parce que la « réductio ad Hitlerum » est plus présente que jamais, soit par le biais de la « quenelle », soit par le biais d'accusations de fascisme qui renvoient au nazisme. Comme si la menace du nazisme était plus dangereuse que jamais ! Ensuite parce que, pour se reconstruire après le traumatisme d'une guerre totale, l'Europe a mis en place des politiques qui ont été et sont encore aux antipodes de ce que Hitler avait prôné. Au lieu d'une race supérieure, une vision qui met tous les peuples et toutes les civilisations sur le même plan. Au lieu d'une nation, de grandes unions qui, comme l'Union Européenne, coïncident potentiellement avec l'humanité. Au lieu d'hommes et de femmes prêts à se sacrifier pour leur pays ou, tout au moins, à œuvrer pour le bien commun, des individus qui, comme dit Tocqueville, tournent sans cesse autour d'eux-mêmes pour assurer leur sécurité et augmenter leur niveau de vie. Une croissance économique non pas pour la grandeur du pays mais pour que des millions puissent jouir de mieux en mieux, bref, le consumérisme.
A parler sans cesse de croissance, de niveau de vie, de bien-être, l'Europe a été et est encore en déni. Autrement dit, nous apaisons encore aujourd'hui nos angoisses après ce qui s'est passé et nous nous persuadons que nous sommes engagés sur le chemin du "plus jamais ça". Exorcisme original puisqu'il s'effectue grâce aux encensoirs des économistes qui n'ont à la bouche que les mots de croissance, de PIB et qu’ils promettent de nouvelles jouissances. On n'exorcise plus avec encensoirs et prières, mais avec pourcentages et statistiques et parfois une affiche vantant les mérites des préservatifs pour se protéger du sida.
C'est surtout la croissance pour le bien-être de chacun et sur toute la planète qui retient l'attention. Les Trente glorieuses ont constitué l'un des piliers de la légitimité post-hitlérienne. Un gouvernement n'était et n'est encore légitime que s'il garantit à chacun une augmentation de son niveau de vie dans l'égalité. Même les Français qui, plus que d'autres, savent encore un tout petit peu ce que le mot de nation veut dire, ne jugent leur gouvernement que sur la base du PIB. S’il le fait croître il est jugé favorablement, s'il le fait diminuer, défavorablement. Le célèbre économiste Patrick Artus vient de publier un ouvrage au titre à la fois pathétique et révélateur, Pourquoi il faut partager les revenus. Pathétique, parce qu'on ne va pas faire ce partage à partir de telles injonctions. Révélateur, parce que les économistes sont devenus nos nouveaux prophètes. Sans partage des revenus, sans croissance, sans diminution du chômage, nous allons revenir aux années trente avec avènement d'un nouvel Hitler. Ce n'est plus le spectre du communisme qui hante l'Europe, mais celui du fascisme.
Par conséquent, il s'agit de promouvoir un vivre-ensemble planétaire qui verra tous les peuples danser une grande sarabande démocratique. Tout se mélangera dans un pur bonheur d'exister, le rap avec Mozart, l'Afrique avec l'Europe, Conchita Wurst avec de vieux machos reconvertis ou pénitents.
En d'autres termes, le projet politique des gouvernants post-hitlériens se fonde sur l'élimination de toute discrimination entre peuples, entre hommes et femmes, entre parents et enfants, voire entre nous et les animaux. C'est compréhensible après les horreurs provoquées par les discriminations hystériques du IIIe Reich. Mais une telle politique n'est pas tenable, parce qu'elle contient en germe l'élimination de toute politique. A quoi bon des gouvernants si nous nous tenons tous par la main dans une grande sarabande planétaire ? Cette politique est d'ailleurs en train de s'effriter, ce qui provoque, comme il se doit, les cris d'orfraie ou des mises en garde. Attention, nous allons retomber dans des horreurs, nous disent les bien-pensants !
La politique de la grande farandole démocratique n'est pas non plus tenable pour une autre raison. Elle relève en effet davantage de l'incantation que du réalisme. Encore habités, sans très bien le savoir, par nos traumatismes, nous nous accrochons désespérément au projet d'une démocratie universelle pour nous convaincre que nous sommes en route pour un nouveau monde où, nourrie par le progrès économique, cette démocratie permettra à tout le monde de sourire à tout le monde. Tel est notre messianisme. Pas étonnant que les économistes soient devenus nos prophètes. C'est d'eux que nous attendons le salut pour entrer au paradis, sauf que la croissance, même démocratique, n'amène nulle part. Elle ne donne pas aux peuples un destin, mais un avenir programmé d'avance.
Vient alors la question rituelle : que proposez-vous ? Certainement pas un retour à une légitimité "fasciste". Il faudrait être fou, pervers ou malade pour souhaiter un retour au racisme, à l'antisémitisme, à l'homophobie. Mais cela ne signifie pas qu'il faille abolir toute discrimination. Si, par exemple, on supprime toute distinction entre l'excellence et la médiocrité, on détruit l'école. De même supprimer toute préférence nationale revient à détruire la nation. Les peuples n'aiment pas ça. Parfois, cela les fait même enrager et c'est alors qu'on peut craindre le pire.
S'acharner à promouvoir systématiquement ce que j'ai appelé une légitimité post-hitlérienne, fait donc courir le risque d'un retour du balancier. Ce seraient alors les plus acharnés ennemis du fascisme qui auraient préparé son retour.
Jan Marejko, 8 octobre 2014
* A ceux qui douteraient de la violence de ce traumatisme, je recommande la lecture de l'ouvrage de Keith Lowe, L’Europe Barbare 1945-1950, Paris : Perrin, 2013. Edition originale, 2012, Savage Continent, Europe in the Aftermath of World War II
Oui, parfois la réalité, insoutenable, fait tellement mal qu’il n’est plus possible de la regarder en face. D’autant plus qu’elle est dépourvue de sens. Et c’est l’entrée dans la névrose. Dans laquelle ce qui gouverne les actes est inaccessible à la conscience. Les justifications rationnelles n’y changent rien.
Et je pense à la croix, point crucial de l’évangile.
Je me souviens d’une grand mère, avec son petit fils de cinq ou six ans, dans une « supérette » de quartier. L’enfant explore, touche les objets exposés. La grand-mère dit sévèrement: « ce n’est pas bien de voler! » Si tout l’environnement de cet enfant est à l’avenant… point besoin de dessin! La case djihad est possible. On me dira, et à bon droit, que le passé n’excuse rien.
Je retourne à la croix, avec un autre regard. Tous y passent! Pas questions de circonstances atténuantes. La seule plaidoirie que vous puissiez faire? C’est dire oui, c’est moi!
Nul ne va à la croix de son plein gré, pas davantage que nous pouvons choisir le bourreau! Aucun rite ne nous fera l’économie de cette expérience, fût-ce le baptême par immersion ou la confession avec larmes de crocodile. Je crois bon d’ajouter que, même s’il est écrit « confessez vos péchés les uns aux autres », c’est une expérience intime, personnelle. Et que cette expérience a un caractère « permanent », renouvelable. Et que le comble des combles est que la culpabilité empêche de la vivre! Je devrai dire le refoulement, la justification.
Mais il me semble bon de conclure, avec ces mots de Coluche, qui ne pensait pas si bien dire: « j’aimerais mourir de mon vivant »! C’est un super cadeau. Et, comme tous les cadeaux, on peut se les offrir ou les recevoir. Et on « sait » toujours APRES avoir reçu! Bonne nuit.
Les mots de Monsieur Marejko me conduisent à un texte de la Bible.
« Malheur à vous, scribes et pharisiens hypocrites! parce que vous bâtissez les tombeaux des prophètes et ornez les sépulcres des justes, et que vous dites: si nous avions vécu du temps de nos pères, nous ne nous serions pas joints à eux pour répandre le sang des prophètes. Vous témoignez ainsi contre vous-même que vous êtes les fils de ceux qui ont tué les prophètes ». Matt. 23:29-31
La messe est dite! Qu’y ajouter?
@Nicolas
Exactement ! J’ai toujours pensé que tôt ou tard, cela arriverait naturellement pour le grand melting pot et même que l’idée de nations tomberait tôt ou tard tout naturellement aussi car que peut une nation de 10 millions d’habitants face à une nation de 2 milliards d’habitants au niveau économique, militaire, etc. Mais comme vous, je suis contre cette métamorphose forcée par des criminels à grands coups de guerres, sulfateuses, génocides, égorgements, etc., forcément dans le dos et à l’insu des peuples menant inévitablement à une période sombre de l’histoire humaine qui risquera de durer des milliers d’années.
Heureusement, nous sommes loin de cette situation. L’Europe a compris que le chômage est l’enjeu du modèle européen. Les théories de commerce internationale expliquent la nécessité des pays à commercer entre eux. Le problème est que l’on fait hypothèse de plein emploi de part et d’autre.
En Europe, les politiques ont vu les conditions de travail se dégrader sans réagir. Elle se réveille aujourd’hui sous la pression du vote contestataire du mois de juin. Nous pouvons faire le même constat en Suisse. Il est clair que si les gouvernements continuent à être dans le déni, ils vont assister à retour de balancier pour reprendre votre expression.
http://fr.euronews.com/2014/10/07/un-sommet-pour-l-emploi-a-mialn/
Je pense que plus profondément le modèle de croissance est bloqué, car l’on n’arrive plus à créer des biens qui répondent à un besoin. En segmentant le marché au possible et par l’abondance de l’offre, les sociétés cherchent à vendre un même objet une multitude de fois. On peut même dire que plus l’on augmente le nombre d’écran à la maison, moins l’on augment la qualité de vie.
Le grand melting pot est en marche sur une planète rendue exigüe par le développement des transports et des communications intercontinentales. Nul doute que la société humaine sera unicolore dans un plus ou moins lointain avenir. Il n’y a rien à en craindre. Le réel danger vient des faux prophètes désireux d’assister à la métamorphose de leur vivant. Avec l’autosatisfaction de pouvoir dire « j’ai œuvré au progrès de l’humanité » ces nuls ont trouvé leur raison d’exister. Mais à vouloir forcer l’allure ils risquent fort de casser le mécanisme naturel du mélange des races. A vouloir imposer leur rythme ils stimulent le repli identitaire. Leurs dogmes provoquent une aversion profonde et finiront par nous replonger dans une période sombre de l’histoire humaine. Mais allez donc faire comprendre ça à ces oligophrènes de gauche.