Qu’est-ce que penser ?

Jan Marejko
Philosophe, écrivain, journaliste

 

La belle émission de François Busnel, La Grande Librairie, est rassurante. Elle prouve que le petit écran peut proposer des émissions culturelles. Elles sont inévitablement inégales. Un auteur de renom peut s'avérer décevant,  l'inverse étant aussi possible. Les auteurs invités lors de la dernière émission avaient du renom : Boris Cyrulnik, Élie Barnavi, Pascal Quignard et un écrivain colombier, Juan Gabriel Vasquez. Le coeur du débat portait sur la pensée. Comment pensons-nous, qu'est-ce qui nous fait penser ? Et l'émission s'est avérée un peu décevante.

 

Tous ces auteurs estimaient que la pensée est un processus se produisant dans le cerveau ou entre lui et notre environnement. Que le cerveau soit une condition nécessaire pour penser, il faudrait être fou pour le nier. Mais il faudrait aussi être fou pour affirmer qu'il est une condition suffisante. Certaines conditions physico-chimiques sont nécessaires pour que la vie apparaisse. Sont-elles suffisantes ? Le même genre de question se pose à propos de la pensée. Il faut un cerveau, un monde, pour qu'elle apparaisse. Mais cela suffit-il ?

 

En fait, nous ne pensons pas parce que nous traitons des informations provenant de notre environnement. Les animaux font ça très bien et même mieux que nous. Mais ils ne pensent pas. Les animaux sont des êtres naturels et non culturels. Nous, nous le sommes et c'est pour cela que nous pensons. Et lorsque nous pensons, nous nous livrons à une activité inutile en termes d'avancées technologiques ou d'amélioration de notre environnement. En fait, penser, c'est justement prendre une distance envers le monde, presque s'en détacher. A ne pas comprendre cette différence, nous risquons de basculer dans une nouvelle barbarie.

 

C'est ce que souligne un tout récent article de la revue The American Interest,  « Higher Ed Hollowed Out », par Peter Augustine Lawler. Les études supérieures (Higher Ed) sont en train de se vider (Hollowed) de tout contenu parce que nous voyons dans notre activité intellectuelle un instrument au service d'un progrès seulement matériel ou d'une meilleure insertion dans le monde. D'où le remplacement de la réflexion, de la méditation, de la contemplation,  par l'obsession de la recherche scientifique.

 

Ce n'est pas que cette recherche soit condamnable, mais qu'elle a des effets pervers si elle monopolise tout ce qui touche à la vie de l'esprit. A ce moment, la pensée agonise. Qu'est-elle donc, si elle ne relève pas seulement d'un mécanisme dans le cerveau, ni d'une préoccupation exclusive pour la compréhension du monde ?

 

Une belle réponse nous est donnée dans l'Ancien Testament. La démarche des Prophètes ne consiste pas essentiellement en une interaction entre eux et leur environnement, même s’ils y sont très sensibles. L'essentiel pour eux consiste à s'adresser à un tiers mystérieux pour lui parler de cette interaction. L'Eternel est là comme pour les aider à surplomber leur rapport au monde. Les Prophètes ne visent ni à s'intégrer à leur environnement, ni à le vouer aux gémonies. Ils parlent de leur rapport au monde à « quelqu'un » qui, croient-ils à tort ou à raison, les écoutera.

 

Si l'on entend la leçon des Prophètes, on voit qu'il y a pensée aussitôt que l'esprit s'adresse à un Autre pour lui parler de ce qui arrive ou de ce qui lui arrive. Ce rapport à un Autre, extérieur au monde, est ce qui permet de penser. Les Grecs anciens, si éloignés des Prophètes à bien des égards, avaient eux aussi découvert que ce rapport est ce qui donne accès à la pensée. Au vingtième siècle,  Freud, à sa manière, à lui aussi souligné l'importance d'une altérité éprouvée dans une parole adressée à un autre qui est certes dans le monde, mais pas seulement. En pure théorie psychanalytique, le patient parle à un médecin qui ne lui répond pas, comme s'il n'était pas ici-bas, comme autrefois l'Eternel des Prophètes.

 

Aujourd'hui, rares sont ceux qui ont conscience de l'importance d'une parole échangée avec un Autre qui n'est pas localisable dans le temps et l'espace. Rares et même, parfois, très rares. C'est malheureusement ce que l'on a pu constater dans la dernière émission de François Busnel.

 

Jan Marejko, 30 septembre 2014

Un commentaire

  1. Posté par Pierre-Henri Reymond le

    Je viens de revoir un reportage bouleversant sur les pieuvres. Ces bestioles ont neuf cerveaux indépendants qui fonctionnent en parfaite harmonie. Elle font preuve d’une intelligence remarquable. Des tests démontrent qu’elles sont conscientes d’elles mêmes. Pensent-elles?

    D’autre part j’ai observé longtemps un groupe de fourmis. Elles émergeaient d’un orifice de un millimètre d’une dalle en pierre. Autour de l’orifice, un monticule circulaire, comme un cirque lunaire,constitué de petits cailloux minuscules. Elles faisaient une noria pour évacuer ces grains de l’orifice. Jusque là rien d’extraordinaire. Mais pour les plus gros grains elles s’entraidaient. Pensent-elles? Je n’en sais rien, mais suis ému.

    Mais « penser » me renvoie à l’hébreu. Ce verbe est fondé sur trois lettres qui signifient également « calculer » et « supputer ». J’allais presque dire « spéculer », mais ça ne colle pas. Pourtant, cette recherche, combinée à l’article, me renvoie à une « supputation » concernant le fameux serpent du dialogue de la Genèse. Or voici! Le mot « serpent » signifie aussi, en hébreu, « mage, magicien et conjecture ». C’est de cette conjecture que je revêtais le verbe « spéculer ».
    Je sais que ce constat ne vous mène pas loin. Mais si c’est un point de départ, j’en suis joyeux.

Et vous, qu'en pensez vous ?

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