Si elle a été épargnée par les combats de la Première Guerre mondiale, la Suisse a néanmoins connu des années marquées par la mobilisation de ses soldats aux frontières, les privations et le rationnement imposés aux populations civiles, mais surtout de fortes tensions internes. Les historiens n'hésitent pas à parler d'un
"fossé"
entre Romands et Alémaniques pendant les cinq ans de la Grande Guerre. Comment cette situation a-t-elle été vécue à la frontière linguistique? Eléments de réponse à travers les cas des villes bilingues de Bienne et de Fribourg.Appel à la solidarité
A Bienne, dès la publication de l'ordre de mobilisation générale, le 1er
août 1914, l'heure est à l'union nationale, comme l'explique l'historien David Gaffino dans le chapitre de l'"Histoire de Bienne" consacré à la Première Guerre mondiale et à la Grève générale. Le 3
août, réuni en session extraordinaire, le Conseil de ville soutient unanimement le Conseil municipal dans sa volonté d'assurer l'approvisionnement de la population, par le biais d'achat de réserves de denrées alimentaires.
"L'heure n'est plus aux querelles partisanes",
souligne l'historien, citant un élu radical - et alémanique - de l'époque, appelant à
"travailler main dans la main dans l'intérêt de la commune"
. Soucieuses du maintien de l'ordre, mais aussi des bonnes moeurs, les autorités municipales et cantonales ordonnent également la fermeture des
"maisons de tolérance"
, comme on les appelait à l'époque. Elles interdisent par ailleurs au cirque Knie de monter son chapiteau sur la place publique de Bienne où il faisait halte chaque année!Mais les premières tensions ne tardent pas à apparaître. Tensions sociales d'abord, liées au fort renchérissement des prix des produits de première nécessité, pain, sucre ou pommes de terre. En mai
1915, puis en juillet
1916, des manifestations réunissant plusieurs milliers de personnes dénoncent le renchérissement et les
"manoeuvres des spéculateurs".
Ces mouvements en appellent à un contrôle accru des prix par le Conseil fédéral. Mais les autorités communales ne restent pas inactives non plus: tenue à l'initiative de la Ville de Bienne, une conférence intercantonale formée de délégués de plusieurs villes (Bienne, Neuchâtel, Fribourg, Genève, Berne ou encore Soleure) demande à l'Union des villes suisses d'intervenir à son tour auprès du Conseil fédéral pour qu'il instaure un plafond des prix des principales denrées alimentaires. Des décisions dont on mesure les effets à partir de 1916.La presse au milieu de la tourmente
Les tensions qu'on qualifiera de "linguistiques" apparaissent surtout au moment de certaines
"affaires"
, en 1915-1916. Mais de manière relativement atténuée par rapport au reste du pays. C'est que de manière gé
nérale, le "Bieler Tagblatt" se montre moins germanophile que le reste de la presse alémanique. En 1914, par exemple, il est un des rares journaux de langue allemande à publier la protestation officielle du gouvernement belge, après l'invasion de son territoire par les troupes allemandes.A l'instar de "L'Express", bilingue, il juge qu'il faut respecter les consignes de neutralité du Conseil fédéral, rapporte David Gaffino.
"On ne peut pas, sous prétexte de neutralité, obliger tous les Suisses à assister à la tempête internationale avec indifférence",
considère pour sa part le "Journal du Jura", qui ne cache pas, parfois, ses sympathies dans cette lutte entre
"la France démocratique, athénienne, humanitaire et l'Allemagne militariste, pangermaniste".
Même s'il les exprime de manière plus modérée que ses confrères de Suisse romande.Lorsque, au printemps 1915, la conférence d'un certain Alfred Flügister, témoin de massacres commis par les Allemands en Belgique, est interdite par les autorités fédérales et cantonales, le "Journal du Jura" est de ceux qui contestent les pleins pouvoirs accordés au Conseil fédéral. Il parle de
"dictature"
et de
"décision parfaitement arbitraire"
.
Une fois l'interdiction levée sur le plan fédéral, mais pas par le canton de Berne, il constate que
"la liberté supprimée dans le canton de Berne ira se réfugier dans celui de Neuchâtel".
La presse
alémanique biennoise tend, elle,
à approuver la retenue des auto
rités vis-à-vis du voisin allemand.
Un Biennois alémanique écrit même au conseiller d'Etat Hans Tschumi pour l'encourager à punir d'une amende un rédacteur du "Journal du Jura", accusé d'
"antigermanisme public".
L'affaire des colonels
En définitive, les tensions les plus fortes sont liées à ce qu'on a appelé l'affaire des colonels. Fin 1915, les colonels Egli et de Wattenwyl sont accusés d'avoir trans
mis des documents confidentiels à un attaché militaire allemand. La Suisse romande est en pleine crise de confiance, notamment après l'acquittement des deux officiers en février
1916. Contrairement à la presse alémanique, qui estime qu'il faut continuer de faire confiance à la justice et aux institutions, les titres francophones s'indignent. Y compris le "Journal du Jura", critique mais en même temps relativement modéré:
"La thèse officielle à Zurich (la fin justifie les moyens) nous paraît infiniment grave. Nous veil
lons"
, prévient le rédacteur en chef Paul-Henri Cattin, qui ne cache pas ses sympathies francophiles. Le "Bieler Tagblatt"
juge simplement l'affaire comme c
lose. Sans autre commentaire. Ce qui permet à l'historien David Gaffino de conclure:
"La série d'affaires et les tensions linguistiques qui ont caractérisé la Première Guerre mondiale n'auront pas eu raison de la relative bonne entente entre Alémaniques et Francophones à Bienne, où l'opinion publique et la presse sont restées assez modérées."STEPHANE DEVAUX
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