Pendant des années, j'ai demandé comment les pigeons peuvent avoir une vue si perçante qu'ils n’échappent qu'au tout dernier moment aux voitures qui se précipitent sur eux, alors que leur tête ne cesse d'osciller très rapidement d'avant en arrière et d'arrière en avant. Tous ceux que j'interrogeais partaient comme des fusées dans d'impressionnantes explications avec considérations savantes sur quelque effet stéréoscopique ou pupilles dilatées. Certains voulaient me montrer physiquement comment ça marche. Tandis qu'ils se mettaient à furieusement osciller du chef d'avant en arrière, leur petite amie déboulait à l'improviste. Ils ne voyaient rien venir et tombaient tous les deux lourdement. Les explications reprenaient de plus belle. Les lourdes chutes aussi. Mais on n'en démordait pas. Explication, il devait y avoir. Et tout le monde de s'agiter furieusement pour la trouver, cette explication. Jamais personne ne l'a trouvée autour de moi, mais la foi en une toute puissante explication de tout ce qui arrive ou pourrait arriver n'était pas ébranlée, qu'il s'agît des pigeons ou des extraterrestres. Même si l'on n'avait pas encore trouvé une explication aujourd'hui, on en trouverait une demain. C'était sûr ! Il suffisait de faire des recherches.
Comme j'étais exaspéré par cette foi aveugle en des explications de tout et pour tout, J'invitai mes amis à une balade dans l'un de nos beaux trams en priant qu'il y eût quelques mouches à l'intérieur. J'aurais préféré des papillons comme ceux observés par Galilée dans un bateau naviguant de Venise à Alep, mais à défaut de grives, on mange des merles. Des mouches, me dis-je, feront l'affaire. Et des mouches, par chance, il y en avait quelques-unes. Après avoir laissé mes invités admirer notre belle ville, j'attirai leur attention sur les mouches qui voletaient de-ci de-là. Comment, leur demandai-je, ces insectes peuvent-ils se comporter comme s'ils étaient étroitement rattachés au tram ? Il avançait, ils avançaient. Aucun fil ne rattachait leurs petites pattes au véhicule ! Ne devraient-ils pas évoluer indépendamment du mouvement du tram puisque rien ne les y lie ? Rester par exemple en arrière lorsque le tram démarre ?
Dès que j'eus posé ces questions, même chose qu'avec les pigeons : un feu d'artifice d'explications, suggérant au passage que mes remarques étaient idiotes. Nos braves mouches avaient conscience du mouvement du tram et en tenaient compte, même sans fil à la patte.
J'allais protester, mais me tins coi sachant que nous arrivions à un arrêt tout en douceur. Je fis alors observer que nos chères petites mouches continuaient à voleter exactement comme elles l'avaient fait lorsque le tram avançait et pour une fois, j’usai d'un argument d'autorité. Galilée, Newton et Einstein s'étaient tous appuyés sur ce phénomène extraordinaire qui fait qu'on ne peut pas savoir, en regardant des mouches dans un tram ou des papillons dans la cabine d'un vaisseau, si ce tram ou ce vaisseau sont immobiles ou en mouvement. C'est ce qu'ils ont appelé le principe d'invariance, comme Einstein dans son célèbre article de 1905 sur la relativité restreinte. Ce principe ne s'explique pas plus que nous ne pouvons expliquer pourquoi un cosmonaute qui sort de sa cabine pour réparer son vaisseau spatial suit ce vaisseau au millimètre près, alors qu'il en est détaché.
Il y eut un moment de silence, Einstein faisant toujours de l'effet. Mais de courte durée. Les protestations fusaient à nouveau. Il devait bien y avoir une explication. Épuisé, je jetai l'éponge. J'avais trop compté sur les mouches ou sur Einstein.
Elle est bien étrange cette foi en une explication finale de tout ce qui arrive, est arrivé ou arrivera. Elle a remplacé l'ancienne foi du charbonnier. Nos contemporains ne doutent pas qu'un jour, tout sera éclairci, grâce à quelque prestigieux institut de recherche. Or, rien n'est moins sûr. Les croyances d'antan sont considérées comme signes d'obscurantisme. Mais que dire alors de cette croyance en une explication ultime ? Elle aussi est signe d'obscurantisme. Croire la raison capable d'éclairer un jour toute la réalité, c'est lui assigner le rôle autrefois assigné à l'esprit divin, créateur du ciel et de la terre. La raison humaine est-elle capable de s'élever à d'aussi cosmiques hauteurs ? On peut en douter.
Que des esprits dérangés n'en doutent pas, pourquoi pas ? Grand bien leur fasse ! Le problème est ailleurs. Il est dans l'éducation des nouvelles générations et les lumières nécessaires aux citoyens d'une démocratie. Si l'on s'approche des uns et des autres auréolé d'un feu d'artifices d'explications pour tout ce qui se passe ici-bas, on les abrutit, car toute compréhension d'un phénomène passe d'abord par l'étonnement, l'aveu qu'on ne le comprend pas et un peu de silence avant de proposer des explications. C'est seulement alors qu'on a quelque chance d'en comprendre une partie. Platon l'a montré il y a presque trois millénaires, et ce serait peut être une bonne chose de commencer tous les cours destinés aux futurs éducateurs avec lui.
Jan Marejko, 16 juin 2014
Bien sûr que le principe d’inertie joue ici un rôle fondamental. Comme tout principe il peut être approché sous divers angles. C’est l’un de ces angles qu’on appelle le principe d’invariance. R
Pigeon vole !
Il n’y a pas de principe d’invariance mis en jeu ici, mais il s’agit du principe d’inertie.
Si l’on ne connaît pas les théories d’Einstein, on s’abstient.
Sinon on joue le rôle de la mouche du coche…
Oulala… ça déconne ferme par-là !
Cher Jan! Dès la première phrase je vous ai vu venir! Alors dans un premier temps je me demande si ce sont les ailés, ou les zélés que vous interrogiez. Mais je sais bien de qui vous parlez! Je les connais pour en souffrir. Ils réduisent toutes merveilles aux limites de leur connu.
Me vient soudain à la pensée que la religion que nous connaissons procède du même « esprit ».
Oui, … on les abrutit d’explications! On en fait des singes savants, enfin, ils essaient! Est-ce pourquoi il ne sera point donné de miracle à cette génération incrédule, perverse et adultère? Car elle serai fichue de le réduire à une explication.
Un bel après-midi d’été, je lisais sous le cerisier de France, près de sa maison. A l’orée de la forêt. Lorsque je constatait que trois moustiques s’incrustaient dans le pelage de Joyce chien. Je pris mon porte-mine et les extrait délicatement de leur position. Puis je leur demandais, à tous car il y en avait d’autres, de ne plus importuner le chien. Ils ont obtempéré! Je n’ai pas encore tenté de déplacer une montagne! Car, je l’avoue, je ne sais pas de quelle montagne il est question dans l’évangile. Et puis c’est une lourde responsabilité! Jésus a dit que la foi comme peut demander à une montagne de se jeter dans la mer. Il n’a pas dit que c’était souhaitable. Lénine avait-il la foi?
Je ne sais pas.
En fin de compte vos propos invitent à une incursion dans la Genèse! Anick de Souzenelle a proposé une interprétation de «bien et mal » convaincante: accompli et inaccompli! Elle ouvre des portes. Tenez! Manger l’arbre, tous les arbres donnés, beaux à voir et bons à manger, c’est recevoir! Manger le fruit c’est prendre! C’est réduire l’arbre à son résultat. C’est l’objectaliser! C’est les briques de Babel. C’est aujourd’hui!