J’ai finalement recraché mon commissaire politique

Jan Marejko
Philosophe, écrivain, journaliste

Depuis des années, j’entends dire qu’un glissement de l’électorat vers la droite ou, pire, vers l’extrême-droite, serait grave, inquiétant, voire désastreux. Ce genre de commentaire me met toujours mal à l’aise, parce que moi, ça ne m’inquiète pas vraiment, alors que, selon nos plus hautes autorités morales, je devrais être inquiet. Or, je ne le suis pas, et que je ne le sois pas m’inquiète beaucoup. Dans le fond, je suis inquiet de ne pas être inquiet.

Si je ne suis pas inquiet devant le glissement de l'électorat vers la droite, cela ne  tiendrait-il pas au fait que, tout au fond je serais moi-même d'extrême-droite? Mais sans me l'avouer ! Je me mentirais à moi-même ! Je refuserais de plonger mon regard dans les troubles profondeurs de mon être où s'agiterait une bête immonde.

 

Dans le fond, suis-je vraiment un bon citoyen ? J'ai des doutes affreux sur ma santé civique. N'ai-je pas attrapé la peste brune ? N'ai-je pas, dans mes entrailles un proto-nazi qui se réjouit de voir avancer des méchants ? Circule-t-il, dans mes veines de mauvaises graines populistes comme on dit aujourd'hui, afin de ne pas ressembler à la délirante ou dérangée Viviane Reding qui voit partout des fascistes ?

 

Dans le bon vieux temps des démocraties populaires,  il y avait des commissaires politiques qui s'assuraient que les citoyens étaient politiquement corrects. Eux, ces commissaires, savaient où était le bien, où était le mal et quelle direction le peuple devait prendre. Normal qu'ils s'assurassent, en bons bergers soucieux du bien-être de leur troupeau, que tout le monde prît la bonne direction. Aussi interrogeaient-ils tous ceux qui leur paraissaient sortir du droit chemin. Leurs interrogatoires débouchaient souvent sur un séjour dans quelque goulag, sur une séance de torture, parfois sur une pendaison.

 

Ces commissaires ont disparu à la chute du mur de Berlin mais pour mieux s'installer dans l'âme des citoyens et continuer ainsi à les guider vers les beaux sommets de la croissance, de la paix universelle et autres béatitudes. Les citoyens aimaient encore, à la fin du 20e siècle,  avoir des guides ou des bergers. Ils continuaient donc à suivre ceux qui leur montraient où était le mal et où était le bien. Devenir libre n'est pas l'œuvre d'un jour. D'ailleurs, il y en avait encore des méchants et des gentils. Un BHL ou un Carlo Sommaruga nous l'expliquaient soigneusement et, après les avoir écoutés, nous nous rangions tout de suite dans le camp des gentils.

 

Mais puisqu’il y avait encore des méchants, nous devions rester vigilants. Nous devions clamer haut et fort notre infinie tolérance, notre absolu respect des droits de l'homme, notre dévouement à l'humanité. Nous devions aussi rester vigilants envers nous-mêmes. Un faux pas est si vite arrivé ! Nous nous auscultions donc chaque matin pour savoir si nous étions bien dans le droit chemin d'une citoyenneté ouverte, éclairée, tolérante de tout et de tous. Comme la grande affaire était d'être ouvert à l'autre, nous ne pouvions jamais être sûrs de l'être complètement. Tenaillés par la peur d'être des hérétiques aux yeux de la modernité, nous allions répétant, chaque matin, que nous aimions nos semblables, quels qu'ils fussent.

 

Les choses en étaient là lorsque, il y a quelques mois, l'impression s'est répandue que nous avions commencé à recracher nos commissaires politiques. Du coup, nous avons commencé à nous débarrasser du soupçon que nous hébergions une bête immonde. Nous n'essayions plus de les apaiser, ces commissaires, en répétant, du matin au soir, que nous étions bons, ouverts, transparents.

 

Comment est-ce arrivé ? Difficile à dire. Peut-être une votation en Suisse, des élections en Europe,  allez savoir. Un ami m'a fourni une autre explication. La démocratie, m’a-t-il expliqué, se dirige selon la parole du peuple et elle seule. Il n'y a pas, a-t-il souligné tout exprès pour moi, une  autorité supérieure selon laquelle  la direction prise par  le peuple pourrait être jugée, du plus haut des cieux, bonne ou mauvaise. Dès lors, dire que voter comme ceci ou comme cela présente un danger, c'est dire d'avance au peuple ce qu'il doit penser. C'est donc être un ennemi de la démocratie. En recrachant nos commissaires politiques, nous sommes enfin devenus de vrais démocrates, m'a-t-il assuré.

 

Il a raison, mais comme ça me fait mal aujourd'hui ! Il y a des années que j'aurais dû comprendre tout cela au lieu de m'ausculter pour savoir s'il y avait de la graine de fasciste en moi. Encore une fois, je dois me rendre à l'évidence, je ne suis vraiment pas très futé. Aurais-je besoin d'être guidé ? Mais par qui ?

Jan Marejko, 1er juin 2014

5 commentaires

  1. Posté par Dominique Bianchi le

    Bonjour Monsieur Marejko,
    Je prend la liberté de vous interpeler sur ce blog car je n’ai pas votre courriel personnel. J’aurai peut-être préféré poser ma question plus confidentiellement. Peu importe.
    Cherchant à mieux vous connaître, je suis tombé sur deux entretiens que vous avez eu à la TSR, il datent de 2003 et ils concernent votre prise de position à l’encontre des nombreuses manifestations pacifiques en Europe et en Suisse contre l’intervention des USA en Irak.
    Certes, beaucoup de bombes et de sang ont roulé sur les bords de l’Euphrate depuis cet interview, nous avons appris que la fiole que brandissait Collin Powell au conseil de sécurité de l’OTAN ne contenait pas les prétendus extraits d’une arme de destruction massive. Nous avons découvert les liens étroits de Rumspheld et Cheney avec le complexe pétrolier et surtout, nous constatons aujourd’hui les funestes conséquences de cette intervention en Irak: Le chaos meurtrier qui à suivi cette intervention se perpétue 11 ans après ayant entraîné bien plus de morts en Irak que la dictature de Saddam n’en aurait jamais provoqué en 50 ans de règne. La démocratie n’a jamais été instaurée, la rancoeur du monde arabe à l’encontre de l’occident et particulièrement des Etats Unis s’est mué en un renouveau islamique qui n’a jamais été aussi virulent dans l’histoire contemporaine. Bref, ces pacifistes que vous fustigiez à travers votre soutien à la politique de l’équipe Bush-Cheney n’avaient pas tort cette fois-ci, loin de là.
    Je ne doute pas que ce tragique constat doit aujourd’hui vous être assez douloureux et ne croyez pas qu’en venant vous le rappeler je chercherais mesquinement à venir vous faire la morale sur une erreur d’appréciation que vous fîtes il y a plus d’une décennie.
    A l’époque, bien que je ne fasse pas partie de ces manifestants anti-Bush, je n’en pensais pas moins et je partageais leur indignation. Je dois avouer que lorsque j’ai vu les images du bombardement de Bagdad, je n’ai pu m’empêcher d’imaginer la stupeur et la douleur des femmes et des enfants qui se trouvaient sous ce tapis de bombes, pensant que la plupart de ces pauvres gens auraient préférés vivre sous la dictature de Saddam plutôt que de mourir sous les bombes que ces “kids” venus d’un lointain Kentucky ou Arkansas ont déversés sur eux pour les “délivrer.” Les survivants de ce massacre technologique et “chirurgical” vivent encore un véritable enfer aujourd’hui dans un pays déchiré par une guerre civile dont on ne voit pas le bout, au nom de la protection des intérêts économiques
    et pétroliers d’une nation qui n’a jamais cessé de démontrer par la force son arrogance et son ingérence militaire dans le monde entier sous le fallacieux prétexte d’instaurer la démocratie, la paix et la prospérité. (Je retiens là un rire sarcastique et désespéré qui me monte à la gorge.)

    11 ans plus tard, après l’intervention de la France en tête des forces de l’OTAN en Lybie et les conséquences pathétiques qu’à eu ce soutien militaire à de prétendus démocrates se soulevant contre un tyran, nous observons que les “combattants de la démocratie” ont à nouveau créé un chaos anarchique et meurtrier dans une Lybie devenue aujourd’hui la base arrière de divers mouvements terroristes islamiques dont la cruauté et la violence égale sans peine celle des milices de Kadhafi. Je doute sérieusement que cette situation catastrophique pour le peuple libyen ne s’améliore dans les années à venir.

    11 ans après la sinistre farce de Collin Powell et sa fiole de poudre à lessive, Washington nous rejoue la même tragi-comédie avec la fable de Assad qui “massacre son peuple” et réprime les “forces démocratique de son pays”. “Le camps du bien” européen toujours prêt à se rallier au dictat du “Grand Frère” d’outre Atlantique reprend donc les élucubrations de l’OSDH et des “scénaristes” du Pentagone pour seul catéchisme médiatique. Hollande, toujours dévoué aux USA, une fois de plus à failli envoyer des troupes à Damas pour punir le “méchant” Assad “qui massacre son peuple”.
    Ce “sympathique” Obama bombardé prix Nobel de la paix à cause de ses origines africaines nous rejoue la même musique que son funeste prédécesseur avec cette fois un nouveau monstre de circonstance désigné et incarné par le président Assad qui n’a cette fois pourtant rien d’un islamiste assoiffé de haine djihadiste, son seul tord étant d’avoir fait torturé des terroristes, comme tout les dictateurs du Moyen Orient et d’Afrique le font chaque jours, et surtout de se trouver sur le chemin qui mène à l’Iran, ses fabuleuses réserves de gaz et de pétrole convoitée par les USA en pleine crise économique et leurs alliés les pétro-monarchistes sunnites du Golf, principaux sponsors du terrorisme islamique.

    Je voulais vous demander, Monsieur Marejko, si durant ces 11 dernières années vous aviez fini par vous rendre compte de la sinistre réalité de la politique internationale de cette Amérique que vous sembliez tant admirer sur ce plateau de TV en 2003 ?
    Je me demande aussi, quel est votre position face à la pression économique et idéologique que les Etats Unis exercent aussi sur l’Europe, pressions qui, le moins qu’on puisse dire, va totalement à l’encontre de nos intérêts en cherchant, par exemple, à nous monter contre la Russie de Poutine qui me semble indubitablement plus propice à être un allié stratégique et économique contre la montée de l’islamisme et l’hégémonie économique de la Chine.
    Beaucoup d’européens, dont je fais partie, ont aujourd’hui la désagréable impression que Washington n’a d’autres ambitions que de nous anéantir économiquement, culturellement et idéologiquement. Suis je devenu, malgré moi, un allié objectif des communistes ? Suis-je un égaré réactionnaire hostile à la “modernité” inéluctable du Nouvel Ordre Mondial ? Les nationalistes et autres défenseurs de la démocratie populaire appliquée en Suisse sont ils voués à disparaître sous le rouleau compresseur d’un l’ultra-libéralisme totalitaire et absolu mené en grande partie par les divers gouvernements US que vous sembliez défendre il y a quelques années ? Ce “commissaire politique que vous avez recraché” portait il aussi sur son uniforme le slogan ” Yes we can” et le “Star and Stripes” des hérauts armés de la démocratie mondiale ?

  2. Posté par Jan Marejko le

    Merci pour ces commentaires qui me font chaud au coeur.

  3. Posté par Judex le

    Merci pour cette très saine réflexion, je m’y suis miré comme dans une psyché et j’ai retrouvé le jeune homme révolté que j’étais, celui que j’avais cru un jour avoir laissé mourir lorsque des amis m’ont dit un jour, avec ce ton teinté de regrets et de feinte compassion, que j’étais devenu un vieux con réactionnaire à tendance fascisante. Je leur avait avoué mon euroscepticisme et mes sympathies pour le FN, j’avais ajouté que j’avais voté contre l’immigration de masse et contre l’érection des minarets en Suisse. Ils étaient restés cloués sur place, comme si je leur avait raconté par le détail que j’avais massacré une demi douzaine de bambins avec une tronçonneuse aprés avoir violé leurs mères et leurs pères.
    Ce jour là, comme vous peut être, j’ai vacillé sur mes certitudes, j’ai cru un instant avoir vendu mon âme à de ténébreuses forces du mal. J’ai senti des croix gammées siffler au dessus de ma tête, je me suis vu marchant au pas, casqué et sanglé en un uniforme puant la naphtaline dans un vieux documentaire en noir et blanc.
    Autour de moi je sentais mes proches s’écarter comme si j’avais une marque d’infamie sur le front, on m’évitait avec prudence, parfois avec sévérité. J’étais devenu quelqu’un de pas très recommandable qui s’était égaré dans les sous-sol nauséabonds d’une idéologie visqueuse et peu ragoûtante. Des petits enfants d’immigrés s’enfuyaient à mon approche, les gentils demandeurs d’asile me suppliaient de les épargner, de pauvres Roms en guenilles me regardaient en implorant ma pitié et d’innocentes musulmanes en burka s’agenouillait à mes bottes pour que je ne les jette pas dans un wagon plombé.
    J’étais devenu un monstre assoiffé de haine et je puais le ziklon B.
    J’en ai souffert, je ne vous le cache pas. Le commissaire politique n’est pas seulement dans votre tête, il est aussi dans celle de vos proches et connaissances, il écrit dans le journal qui traîne à côté de votre café le matin, il assène sa doxa sur votre écran au coeur de votre salon, il fanfaronne sa critique vertueuse dans la bouche des humoristes, des chanteurs à la mode, des spécialistes de la pensée politique. Le commissaire politique vient même pointer son doigt accusateur sur les scènes de théâtre, il brandit son indignation drapé dans sa dignité d’artiste.
    Et le problème, c’est que je travaille aussi sur ces scènes de théâtre.
    Un matin, en sueur, vous vous réveillez métamorphosé en cafard dans un monde peuplé d’inspecteurs de la pensée prêts à vous asperger d’insecticide au moindre mouvement suspect de vos antennes de SS.
    Mais bon, un jour, j’ai cessé d’être un cafard, je suis redevenu le jeune homme révolté et épris de liberté que j’étais à 18 ans. J’ai bien regardé le commissaire politique qui trônait dans ma tête, il avait une sale gueule de Jimini Cricket, il était déjà vieux et tout ridé, ses mandibules étaient dégoulinantes de petits mensonges rosâtres et acides comme de la guimauve de sorcière. En fait le cafard c’était lui et je l’ai écrabouillé d’un coup sec.
    Voilà pourquoi désormais – tout comme vous- je ne trouve pas grave du tout que le peuple en fasse autant, je me réjouis même pour lui de découvrir, comme moi cette saveur sauvage et salvatrice du bon sens retrouvé et du frisson d’exaltation qu’il va ressentir en défiant les légions de petits commissaires du peuple qui s’agitent nerveusement en sentant venir la fin de leur règne de cafards.
    Face à une réalité objective toujours plus difficile à occulter, de jours en jours, les commissaires politique sont obligés d’échafauder des mensonges encore plus énormes que la veille. Hier, pour eux déjà, la démocratie était devenue une forme de populisme aux relents douteux, aujourd’hui elle leur paraît franchement nauséabonde, demain ils clameront qu’elle est dangereuse et qu’elle met en péril les droits de l’homme et la liberté.
    Un jour, acculés aux limites de leurs mensonges, ils viendront nous couper la langue en nous expliquant que cet organe est inutile et qu’on risque de se faire mal a force de l’agiter en vaines paroles.
    L’autre jour, j’ai vu un titre d’éditorial qui clamait en grosse lettres grasses et péremptoires: ” L’EUROPE C’EST LA PAIX ! ”
    Je me suis demandé une seconde si l’ahuri subjugué qui avait pondu cette trouvaille avait lu “1984”. Je me suis aussi demandé ce que ce petit commissaire éditorialiste choisirait comme titre lorsqu’il pourra enfin commenter son rêve le plus pieux: La fin du suffrage populaire et donc de la démocratie “populiste”. On peut se risquer à croire qu’il écrira:
    LA DEMOCRATIE C’EST L’ESCLAVAGE !

  4. Posté par Alticor le

    Ne soyez pas trop dure avec vous-même Monsieur Marejko, vu le formatage que votre génération a subie, ça tiens presque du miracle quand certains arrivent à briser leurs carcan aussi tardivement, quand je discutai avec mon père avant les dernières votations, je devais serrer les dents en l’entendant dire qu’il nous faut absolument les gripens, par ce que les américains vont finir par en avoir marre de venir à notre aide….sisi ^^,quant à savoir qui dois nous guider lors des événements à venir, pourquoi ne pas essayer de regagner un semblant d’autonomie ? Par ce que ça rejoins ce que vous disiez plus haut, il suffit d’un rien pour passer pour passer pour un facho de nos jours.

  5. Posté par Staubli Lucie le

    Les fascistes de demain s’appelleront eux-memes antifasciste.
    Winston Churchill.
    Et quand on sait que l’UE a ete planifiee a Strasbourg par les anciens nazis le 10 aout 1944, je pense que faire de la prijection est une tactique de defense et pour faire avancer une mondialisation totalitaire et inhumaine. Carpe diem

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