Quel plaisir sadique lorsqu’on déclare, dans un débat : « les faits, Monsieur, vous donnent tort ». L’adversaire est instantanément écrasé. Les faits, ça cloue le bec. Certains, avant un débat, se bourrent la tête de faits pour clouer le bec à tout le monde et paraître supérieurs. Paradoxalement, ils se présentent comme des esprits d’une très grande humilité, ayant renoncé à leurs propres idées ou convictions pour mieux s’effacer derrière la réalité. Cet effacement dissimule une volonté de toute-puissance mais, généralement, personne ne s’en rend compte. Toute-puissance étrange d’ailleurs, puisque celui qui écrase ainsi son interlocuteur, ne paraît plus être là, devant un adversaire ou un public, caché qu’il est derrière des faits. Toute-puissance typiquement moderne puisqu’elle ne se fonde pas sur une volonté de dominer un autre, comme cela se produit dans une dictature, mais sur son élimination, comme cela se produit dans un système totalitaire. Toute-puissance fascinante aussi, puisqu’elle n’est pas exercée par un chef despotique, mais par quelqu’un qu’on ne peut localiser, quelqu’un d’absent, puisque, effacé, répétons-le, derrière des faits. Big Brother, le « tyran « totalitaire de 1984, n’existe pas dans le temps et l’espace. Raison pour laquelle les dénonciations d’Edgar Snowden ou de Julian Assange n’ont pas d’impact : elles renvoient à un fantôme, alors même qu’en surface, elles font croire à un grand coupable quelque part près de Washington.
On parle beaucoup de dialogue ou de débat démocratique aujourd’hui. Est-ce le symptôme d’un désespoir devant un déluge de faits et une absence d’interlocuteur qui empêchent tout débat ou tout dialogue ? Ce n’est pas impossible.
Quand il n’y a plus que des faits, elles sont où les idées ? Le célèbre dissident, Vladimir Boukovski avait coutume de dire, en parlant de la révolution russe : « je veux bien qu’on casse des œufs pour faire une omelette, mais elle est où, l’omelette (la révolution) ? » De même, lorsqu’on fait cuire des faits dans la poêle de soi-disant vérités, elles sont où, les idées ? Elles ont disparu dans cette poêle, tout comme la révolution a disparu dans la poêle des exterminations qui ont jalonné l’histoire des mouvements totalitaires.
Faudrait-il éliminer les faits comme Jean-Jacques Rousseau au début de son Discours sur les fondements et l’origine de l’inégalité parmi les hommes ? Son mérite est d’avoir compris qu’il est impossible de dire quoi que ce soit en partant seulement des faits. Déjà à son époque, la vague des faits sur l’origine des langues, de la société, du pouvoir politique, enfle. On le sent exaspéré par cette vague. « Toujours les livres, quelle manie ! s’exclame-t-il dans l’Emile. » On comprend pourquoi il veut écarter tous les faits. Le penseur genevois est, par-là, une parfaite incarnation de l’esprit révolutionnaire dans ce qu’il a de plus noble et de plus terrible. De plus noble, parce qu’il ne s’agenouille pas servilement devant le monde tel qu’il est, comme le font aujourd’hui la plupart des économistes - de plus terrible parce qu’à vouloir faire table rase du monde et de son passé, on s’engage dans une logique d’extermination des hommes et des choses.
Le tragique décor de la modernité est ainsi planté. D’un côté, des faits qui rendent impossibles le discours et l’argumentation. De l’autre, un discours si radical, si détaché des faits, qu’il est de la dynamite. D’un côté, un Occident qui s’aplatit tellement devant les faits qu’il n’a plus rien à dire - de l’autre et un peu partout, des discours révolutionnaires qui, comme ceux de Rousseau, écartent tellement tous les faits que, lorsqu’ils sont suivis, ils conduisent, sinon à des exterminations, du moins à un désastre économique. Dans les termes de Max Weber, le discours révolutionnaire procède aujourd’hui d’une enfiévrée éthique de la conviction qui ignore le réel, tandis que leurs adversaires, en s’accrochant à des faits présentés comme scientifiques, s’interdisent d’emblée de pouvoir répondre aux tribuns des lendemains qui chantent. A côté de l’orgueilleuse et révolutionnaire éthique de la conviction, Max Weber plaçait une éthique de la responsabilité qui, tout en prenant les faits en considération, prenait aussi en compte l’idéal, mais aujourd’hui, il n’y a plus ni faits, ni idéal. N’étant plus liés entre eux, ils se dissolvent dans cette obscure indistinction propre aux périodes de décadence. Disparue, l’éthique de la conviction !
L’image de Don Quichotte et Sancho Panza nous aide à comprendre ce qui nous arrive. L’écuyer de l’attachant hidalgo est terre à terre, prosaïque, attaché aux faits justement, contre son maître qui, lui, délire au quart de tour en attaquant des moulins à vent comme s’ils étaient des ennemis. Notre première réaction devant ces deux compagnons est de prendre le parti de Sancho pour ne pas être emporté dans les délires du maître. Mais à prendre le parti du « pansu », on n’avancerait plus. Si l’on veut avancer, il faut donc suivre Don Quichotte. Mais en le suivant, on poursuit du vent. Situation impossible, situation de double contrainte, comme disent les psychanalystes.
Cette situation est la nôtre aujourd’hui. D’un côté des révolutionnaires qui poursuivent du vent - de l’autre des pragmatiques bloqués dans leurs faits. A suivre les premiers, on s’élance vers nulle part. A écouter les seconds, on reste immobile sur son baudet, comme Sancho. Alors que faire ?
Eh bien, rien ! L’hystérique recherche de solutions ne fait que nous coincer entre Sancho Panza et Don Quichotte. Mieux vaut méditer sur nos difficultés, comme un général qui fait une pause avant de lancer ses troupes. S’il le faisait sans réfléchir ou sur la base d’une recette, c’est pour le coup qu’il ferait de ses hommes de la chair à canon. Mais à méditer pour mieux apprécier la situation, une idée lui viendra peut-être à l’esprit parce qu’il aura su attendre. Faisons de même.
Jan Marejko, 17 mai 2014
J’apprécie aussi le « jugement » de Jan Marejko sur Rousseau. Rousseau qui débloque un tantinet mais dis des choses pertinentes. Dans son Emile, par exemple, il affirme que c’est sot de bourrer le crâne d’enfants de notions dont ils n’ont rien à faire. Ce qui est le propre de l’école que les enfants dont je suis père ont subie.
Jubilatoire, cet article. Ardu pour moi, mais tout de même jubilatoire. Il me rappelle de lire un livre de Dominique Aubier sur Don Quichotte. Qui serait un roman initiatique. Mais il faut d’abord l’avoir, ce livre. Visite à Amazon, le titre est « Don Quichotte Prophète d’Israël »… un click et c’est tout.
« La toute-puissance étrange… ne paraît plus être là… » elle ne peut être localisée (c’est ce qui génère peut-être les théories complotistes) renvoie à l’interprétation que fait André Neher du texte de Babel. Dont le sommet devait atteindre le ciel, en français. En hébreu, c’est la « tête » ( en français ils disent sommet) qui devait être « dans » les cieux. Le temps et le talent, me manquent pour justifier cette affirmation, selon laquelle ce texte est une répétition de l’épisode de la consommation du fruit de l’arbre « pour être comme Dieu ». Je le signale car tous les texte de Jan Marejko évoquent ces fondations. Ces fondations du monde. Ce « monde », auquel la double contrainte est intolérable, doit forcément en éliminer un des termes. Au détriment de la vie, du vivant. Mais la vie se rebiffe. Ses rebuffades se manifestent en symptômes. Symptômes sans rapports apparents avec leurs causes. Ce qui fait que les « remèdes » ne font qu’aggraver les problèmes.
Il est en effet urgent de s’asseoir!
« il n’y a rien que j’aie que je n’aie reçu ».