J’ai longtemps pensé que Karl Popper nous avait donné la meilleure définition de la science. Était scientifique, pour lui, une théorie qui pouvait être falsifiée un jour par une expérience. Cette théorie n’était ni vraie ni fausse ; elle n’était scientifique que parce qu’elle n’avait pas encore été falsifiée par une expérience. Mais un jour elle le serait. Dès lors la science, selon Popper, ne nous disait pas ce qu’était le réel pour les siècles des siècles. Elle ne faisait que de nous donner un modèle du réel valable seulement pour un certain temps et à partir duquel on pouvait agir sur la nature. Un jour ce modèle se révélerait dépassé, obsolète, comme détruit. On ne pourrait plus l’utiliser pour continuer à devenir maître du réel.
Toute proportion gardée, Popper disait à peu près la même chose que son contemporain Joseph Schumpeter, lorsque celui-ci parlait de destruction créatrice. Selon Popper, la science, pour progresser, devait laisser ouverte la possibilité qu’une théorie validée pour un temps ne le fût plus un jour. Selon Schumpeter, une économie, pour progresser, devait, elle aussi, laisser ouverte la possibilité que des entreprises plus performantes supplantassent les anciennes. Une science saine fait potentiellement place à un modèle qui la rendra obsolète - une économie saine laisse la porte ouverte à une concurrence qui, elle aussi, rendra obsolètes les vieilles entreprises. Voilà qui me paraissait clair, pour ne pas dire transparent. J’étais très fier d’avoir compris ces choses, et puis, paf, j’ai lu Erwin Chargaff et j’ai dû déchanter. Il est l’un des plus grands dissidents de notre temps, mais dissident par rapport à notre civilisation occidentale, par rapport à l’Ouest, pas à l’Est.
Je me suis toujours intéressé aux dissidents, qu’ils viennent de l’Est ou de l’Ouest. Aujourd’hui, il y a peut-être davantage de dissidents au soleil couchant. La différence entre les deux catégories est la suivante : ceux qui, aujourd’hui, arrivent de Paris, Berlin ou New York, n’ont pas risqué le goulag ou la déportation. Nul besoin de camp, à l’Ouest, pour étouffer des voix dissidentes. Le conformisme médiatique et l’abrutissement par les jeux vidéo suffisent amplement.
Rien n’est plus excitant, pour l’intellect, que d’être dépaysé par un dissident, surtout lorsqu’abondent les pédants qui, dans leurs armures aux lourds concepts, nous font rentrer de force dans des prisons théoriques. Ces prisons sont surpeuplées aujourd’hui, non point par des criminels, mais par des bagnards de l’esprit forcés d’avancer dans la cour de ces prisons, en colonnes chancelantes, derrière de tristes spadassins aux étendards fripés. On peut encore lire, sur ces étendards, de pathétiques énoncés comme, «théorie du genre», «déconstruction», «structuralisme», «grammaire transformationnelle» ou encore, «épistémologie génétique». Si l’on ne veut pas finir dans une prison de l’esprit, il faut, d’une part, faire attention à ce qu’on lit et d’autre part, renifler à gauche et à droite pour trouver des ouvrages de dissidents.
Nous vivons, pour reprendre le titre d’un ouvrage de Hannah Arendt, en des temps sombres (dark times). Mais pas d’inquiétude. Quelle que soit la noirceur des temps, il y a toujours eu et il y aura toujours des passages secrets derrière des portes secrètes. Les plus curieux les trouveront toujours. Comme je suis curieux et que j’adore ces passages secrets qui permettent de passer d’un château à l’autre, je peux en témoigner. Aujourd’hui, je rapporte le dernier trésor que j’ai découvert, un livre d’Erwin Chargaff, Das Feuer des Heraklit.[i]
Né en 1905, il se voua à l’étude du vivant à Vienne, Berlin, Paris, puis dut quitter l’Europe nazifiée pour les États Unis. Là, il s’intéressa aux questions d’hérédité et posa les bases de ce qui allait conduire à la découverte de la structure hélicoïdale de L’ADN. En mai 1952 il eut une discussion avec Watson et Crick, deux chercheurs crédités de cette découverte. A l’issue de cette rencontre, Chargaff déclara qu’ils l’avaient « impressionné par leur extrême ignorance »[ii]. A partir de ce moment, il se consacra de plus en plus à une analyse de la nature de la biologie et aux conséquences potentiellement terribles des découvertes faites dans ce domaine. « Ce qui passe pour une étude du vivant, écrit-il, appartient aux annales de la criminalité ».[iii] Curieusement, dans les débats sur les OGM, Chargaff n’est jamais cité, mais c’est normal, puisqu’il est un dissident. Progressivement, c’est toute l’entreprise scientifique occidentale qu’il a remise en question, soulignant qu’avec la fission de l’atome et la découverte de l’ADN, les bases d’une impitoyable colonisation de la matière et du vivant ont été posées. Dans le livre que je viens de citer, il déclare, tout de go : « A mon avis, la science que nous pratiquons ne va pas durer longtemps ».[iv]
En fait, Chargaff ne réfute pas directement Popper puisque, lui aussi, voit que la science fait de la réalité un modèle. La différence est que là où Popper se satisfaisait d’une constatation, Chargaff prend position devant cette industrie à produire des modèles que la science moderne est devenue. Selon lui, cette énorme et délirante industrie a eu pour effet de nous faire prendre un ou plusieurs modèles pour la réalité. Ainsi rares sont nos contemporains qui se posent la question de savoir si le modèle du Big Bang correspond à la réalité, tout simplement parce que le réel a disparu derrière ce modèle.[v] Même chose en biologie où le modèle de L’ADN est devenu si puissant que, pour le coup, il a étouffé la vie qu’il prétend représenter. « La plupart des chercheurs, écrit Chargaff, ne s’intéressent pas à la nature, mais à la vérification de modèles ».[vi]
Il faut lire Chargaff parce qu’il nous rappelle ce que nous n’aurions jamais dû oublier. Aucune image, théorie ou carte du réel ne sera adéquate à ce qu’elle prétend représenter. Il y aura toujours, derrière nos plus beaux modèles, une zone d’ombre, de mystère. Jamais la science ne nous donnera accès au réel en toute transparence. Peut-être l’échange automatique d’information pour les banques fera-t-il advenir la transparence en matière fiscale, mais, en matière de connaissance ou d’épistémologie, cette transparence est hors de portée. « La vie, écrit Chargaff, est une irruption incessante de l’inexplicable ».[vii]
Les philosophes du moyen âge avaient une belle formule pour définir la vérité. S’appuyant sur la notion d’adéquation, ils disaient que la vérité est « adequatio rei et intellectus ». Disant cela, ils savaient que l’adéquation entre notre intellect et le réel n’est jamais complète. Nous, nous ne le savons plus. Devant la beauté d’une plante, d’un cheval ou d’une étoile, nous ne savons plus révérer le grand mystère qu’ils manifestent. Sans cette révérence, ce que nous disons de la nature, devient un verbiage insignifiant et aussi, selon Chargaff, létal pour les âmes.
Jan Marejko, 13 mai 2014
[i]Erwin Chargaff, Das Feuer des Heraklit, Klett-Costa, Stuttgart, 1980. Cet ouvrage a d’abord été publié en anglais sous le titre: Heraclitean Fire: Sketches from a Life Before Nature. Rockefeller University Press. Il existe une traduction française : Le feu d’Héraclite ; scènes d’une vie devant la nature, Viviane Hamy, 2006.
Jan Marejko, 13 mai 2014
[ii]The Guardian, July 2, 2002. “Obituary”.
[iii] Erwin Chargaff, op.cit. p. 104
[iv] Erwin Chargaff, op.cit. p. 278.
[v] Les débats contemporains sur la cosmologie ne portent pas sur la nature du cosmos, mais sur des modèles en concurrence, celui du Big Bang étant pour l'instant le vainqueur, surtout au niveau des subventions de recherche.
[vi] Erwin Chargaff, op.cit. p. 150
[vii] Erwin Chargaff, op.cit. p. 38.
Jolie prise de position au milieu de la standardisation de la pensée ambiante.
“les pédants qui, dans leurs armures aux lourds concepts, nous font rentrer de force dans des prisons théoriques. ” Superbe image qui décrit à merveille ce malaise ressenti dans cette civilisation que la science a colonisée, emprisonnée, jusque dans la technocratie mondialiste qui tend à régir tous les détails de notre vie quotidienne. Où quand les prisons théoriques agissent dans la pratique.
Je sens que je vais acheter ce livre de Chargaff.
Merci pour ce billet
Whaaaouh! Une fois de plus les propos de Jan Marejko me remuent les tripes! Je vibre en harmonie et en sympathie. Pour preuve je viens de commander le livre d’Erwin Chargaff! En un click! Vos propos, Jan, me réconfortent. Ils me rencontrent. Car j’ai trouvé cela tout seul, même si je n’ai pas les mots pour le dire, ni le talent. Vous l’avez! Je vous remercie de le mettre en oeuvre. Je me surprend à espérer vos billets, à les attendre.
L’adéquation est un mot qui me convient. Voudriez-vous traduire « adequatio rei et intellectus »?