Gripen : deux visions de l’Homme et de la Société

Uli Windisch
Rédacteur en chef

Les arguments pour et contre l’achat de ces avions de combat présents dans le débat et la campagne politiques ne sont pas les plus déterminants quant au futur vote des électeurs.
Un OUI ou un NON au Gripen engage des dimensions humaines et sociétales beaucoup plus fondamentales que ce que l’on pourrait penser. A bon entendeur…

 

Les arguments pour et contre l’achat de ces avions de combat présents dans le débat et la campagne politiques ne sont pas les plus déterminants quant au futur vote des électeurs.

Une étude faite il y a plusieurs années déjà sur les messages envoyés à de nombreux journaux  par des partisans et des adversaires de l’armée à l’occasion des diverses initiatives  développées par les antimilitaristes a montré que derrière les OUI et les NON il y avait des raisons plus fondamentales que les arguments ponctuels servant à justifier tel ou tel vote. Les Partisans et les Adversaires de l’armée se définissent en réalité par des visions du monde et de l’Homme beaucoup plus fondamentales, et radicalement différentes.

Nous avions entrepris cette étude dans le cadre de l’une des Commissions fédérales de réforme de l’armée dont nous faisions partie et dont le mandat nous avait été confié par le chef de l’armée de l’époque en 1990, R. Binder (à partir de cette étude, interne, a été tiré un article paru dans une revue internationale : L’Année sociologique, U. Windisch, L’argumentation politique : un phénomène social total, PUF, 1995, Vol 45, No 1).

Les résultats ne seraient à coup sûr pas très différents aujourd’hui.

Derrière la votation sur l’avion de combat Gripen (un exemple du « saucissonnage » de l’armée par les antimilitaristes pour mieux la combattre et ensuite la supprimer), c’est toujours l’armée dans son ensemble qui est visée.

Ces deux visions du monde inconciliables se différencient sur la base de quelques dimensions

fondamentales et constitutives, et sous-jacentes aux multiples arguments ponctuels mis en pratique dans les campagnes politiques y relatives. L’activité argumentative des deux camps repose sur les mêmes noyaux argumentatifs mais ces derniers sont interprétés, conçus et vécus de manière diamétralement opposée. Ces « noyaux durs » de la connaissance de l’Homme et de la Société sont au nombre de sept et concrétisés par les discours en surface au moyen des catégories d’arguments suivants :

-des arguments fondés sur la conception de la nature humaine

-des arguments théologiques

-des arguments éthiques

-des arguments historiques (histoire conçue comme répétitive ou linéaire et évolutive des sociétés humaines)

-des arguments basés sur la finalité de l’armée

- des arguments économiques (coût, fonction économique de l’armée)

-le mode de fonctionnement de l’armée

L’activité des campagnes politiques consiste à construire des arguments à partir de ces sept dimensions tout en contestant simultanément et systématiquement les constructions du camp adverse.

Un travail argumentatif considérable est également fait pour donner une image aussi positive que possible de son propre camp et une image aussi négative que possible du camp adverse. Ce travail sur les images réciproques, capital du point de vue de l’efficacité, se fait donc  simultanément au travail d’argumentation effectué à partir des sept dimensions ou noyaux durs.

Quelques exemples. Pour les Partisans de l’armée, la nature humaine est immuable, la violence endémique à l’homme (il y a toujours eu des guerres, il y en aura toujours). Pour les Adversaires de l’armée l’homme est, au contraire, susceptible de s’améliorer, de se développer, au point de pouvoir se passer aujourd’hui de l’armée (par « le passage du primate à l’homme »).

Avec cette dernière affirmation on tient un exemple du « travail » sur l’image  de soi et de l’adversaire, image de l’adversaire qui est ici très polémique puisque l’on sous-entend que les Partisans de l’armée sont plus proches du singe que de l’homme ! Accusation qui nécessitera immédiatement une réaction-dénégation-autre accusation de la part du camp attaqué. Tels sont les mécanismes de l’argumentation polémique sur des sujets chauds, brûlants. Il ne s’agit jamais d’échanges purement raisonnés, logiques, chiffrés et prouvés.

Les contenus théologiques. Ici, les Adversaires vont par exemple opposer les textes bibliques (« purs ») à l’histoire concrète de l’Eglise (« pervertie par certains »). Toujours cette interprétation radicalement opposée à partir d’une même base, d’une même dimension humaine fondamentale.

Les Contenus éthiques. Ils relèvent du Devoir-Etre : Devoir-être moral chez les Adversaires (la nécessité morale de la non-violence, de la résistance passive, la force de l’esprit, la valorisation de l’utopie, la dénonciation du matérialisme, de l’égoïsme, la tolérance, etc) ;  Devoir-Etre juridique chez les Partisans (le droit de défendre le pays - l’armée est purement défensive- et les libertés acquises ; l’obligation même juridique et internationale de maintenir la neutralité).

Les finalités de l’armée. Armée purement défensive pour les partisans ; machine à tuer pour les adversaires.

Dans la lutte politique, polémique, voire démagogique, l’appel à un langage imagé, figuré, affectif, émotif constitue même une caractéristique structurelle, afin de toucher et de marquer les esprits.

Les arguments économiques. Toujours très présents et encore davantage en période de difficultés économiques : autant d’argent pour rien et qui pourrait être si utilement investi ailleurs, d’un côté et, de l’autre : certes le coût est élevé mais un envahisseur coûterait encore plus cher ; l’armée n’empêche pas une bonne sécurité sociale. Gaspillage pour les uns, l’armée devient un élément de développement technologique et économique très important pour les autres.

Nous sommes bien en présence d’un vrai système d’incommunication dans les campagnes politiques sur des sujets chauds et brûlants ; elles reposent sur de l’incompréhension voulue visant à donner une image aussi positive que possible de soi et négative des adversaires. Il s’agit de l’une des règles de base d’une telle communication conflictuelle et c’est cette incompréhension réciproque qui devient le moteur des débats, chaque camp étant excédé par l’autre et se sentant défiguré, voire insulté par l’autre camp. C’est ce qui fait que les campagnes peuvent devenir parfois si dures et virulentes. Ne pas en tenir compte c’est partir perdant dans les campagnes précédant des votations populaires. Mais en même temps, ces campagnes sont l’occasion de faire ressortir la profondeur des enjeux et obligent les camps en présence à faire un énorme travail d’argumentation au milieu duquel les citoyens auront largement de quoi choisir en vue de leur décision finale en sachant « faire la part des choses ».

En rester à un niveau superficiel sans tenir compte des éléments constitutifs de ces visions du monde totalement opposées qui se cachent derrière des arguments ponctuels, épars et peu travaillés, peut expliquer le peu d’efficacité de certains discours politiques. Cela existe bel et bien ! Toucher en revanche aux couches profondes et déterminantes qui mettent en mouvement et déterminent in fine les choix des votants peut assurer une plus grande efficacité en fondant plus solidement une argumentation, toujours confrontée  à d’autres argumentations.

A long terme, une argumentation solidement fondée ancrée, et contestant l’argumentation adverse de la même façon, peut l’emporter sur des arguments démagogiques, car face à des offres argumentatives, de nature et de qualité très variable, le citoyen aura de quoi se faire une idée sur des bases plus solides, fiables et convaincantes. En démocratie directe, qui suppose que tout peut et est discuté par tous, le citoyen n’est pas idiot ni facilement manipulable.

Ensuite il ne faut pas oublier  que malgré le brouhaha général qui fait partie d’une campagne de discussion publique générale, même véhémente et polémique, un tel débat fait déjà avancer les problèmes et ouvre souvent sur des éléments de solution.

On pourrait conclure en rappelant que plus les acteurs en conflits réussissent à toucher à ces niveaux plus profonds, donc à l’essentiel, plus ils ont de chance d’être entendus, voire suivis.

Un OUI ou un NON au Gripen engage des dimensions humaines et sociétales beaucoup plus fondamentales que ce que l’on pourrait penser. A bon entendeur salut !

 

Uli Windisch, 25 avril 2014

 

2 commentaires

  1. Posté par pierre frankenhauser le

    Pour ne pas que la Suisse risque de se retrouver sans avion de chasse d’ici une petite dizaine d’années, je voterai OUI à l’achat des 22 Gripen. En outre, au niveau industriel, cela pourrait peut-être profiter entre autres en partie à l’Aéropole de Payerne, qui sait.

    Avis favorable d’un pilote militaire chevronné qui sait de quoi il parle :
    «J’ai piloté le Gripen»
    http://www.lausannecites.ch/lactualite/eclairage/jai-pilote-le-gripen

    Avis favorable d’Olivier Français :
    http://www.tdg.ch/video/?video_id=185251

  2. Posté par jessica le

    Cela me fait penser aux “politiques d’apaisement” pratiquées aussi bien par la France que la GB entre autre pour – éviter la guerre. En croyant “aveuglément” aux promesses faites par les béligérants, en acceptant la reprise des sudètes par l’Allemagne ainsi que de certaines régions des pays de l’Est (Tchécoslvaquie…etc) régions “réparties et distribuées ” entre les vainqueurs de la 1ère guerre mondiale, sans consulter les populations d’ethnies très différentes, contraintes à vivre ensemble, et en contractant des alliances “contre nature”, c’est-à-dire faussées et à l’opposé des politiques suivies par des pays pseudos alliés…. dont plusieurs ont d’ailleurs très vite reniés ces accords.. On a vu ce que cela a donné. Plus les jours passent, plus les conflits s’aggravent…. Si nous voulons éviter un nouvel embrasement nous devons réfléchir et ne pas reproduire les mêmes erreurs Après tout cela est facile à comprendre. C’est le principe de précaution. Tout le monde a une assurance ménage, une assurance accident, voiture etc qui nous coûtent cher….. quand tout va bien, mais INDISPENSABLES et que nous sommes heureux d’avoir lors d’un sinistre surtout grave.

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