La neutralité : une réalité à géométrie variable

Olivier Meuwly
Olivier Meuwly
Historien, écrivain

M. Burkhalter ne fait qu’user de la marge de manœuvre que lui offre un concept de neutralité bien compris : un concept qui n’est jamais figé mais qui, comme la vie politique suisse elle-même, permet une adaptation constante à une réalité interne ou mondiale forcément mouvante. L’exercice n’est pas aisé, et il ne l’a jamais été. Mais c’est aussi ce qui fait la force de la Suisse. M. Burkhalter l’a compris.

 

La question ukrainienne semble réveiller l’histoire. Annonce-t-elle une nouvelle forme de guerre froide ?  Que dit-elle du « sentiment national » à un moment où on le pensait définitivement évanoui dans le brouillard d’un avenir voué à l’irénisme le plus pur ? L’Ukraine et et la Russie renvoient les pays occidentaux à leurs questionnements les plus intimes. Et la Suisse n’échappe à cette règle.

Pour la Suisse, toute phase conflictuelle dans laquelle ses voisins sont impliqués à un titre ou à un autre signifie pour elle un nouveau cortège d’interrogations quant au sens et à la portée de sa neutralité. Comment la Suisse doit-elle se comporter avec celui des acteurs qui sera condamné par la « communauté internationale » ?

Surgit un chapelet de questions presque rituelles... Le chef du Département des affaires étrangères en fait-il trop ? Va-t-il au-delà des bons offices que la Suisse se fait fort d’offrir à toute occasion aux parties concernées ? Abuserait-il, en l’occurrence, de la présidence de l’OSCE qui incombe à la Suisse pour se glisser dans un costume politique par nature interdit aux Helvètes ?

Je ne le crois pas. La neutralité suisse n’est pas un dogme surgi un jour dans notre Constitution porté par une sorte de Moïse habillé en armailli. La neutralité est une construction historique que se sont approprié les Suisses d’abord comme une nécessité interne. Depuis la Renaissance, les Suisses ont compris que leur participation à un conflit étranger risquait de détruire la fragile unité dont ils s’accommodaient  au gré de leurs intérêts.

Hissée au rang de principe de droit international au Congrès de Vienne en 1814, la neutralité arrangeait bien des Confédérés en proie à de violentes divisions. Mais elle arrangeait aussi les grandes puissances, en définitive assez heureuses de « neutraliser » une zone sensible d’un point de vue stratégique, mais si turbulente...

Mais le Congrès de Vienne, qui soldait l’épopée napoléonienne, n’a pas écrit une définition close de la neutralité. La Suisse, qui s’affirme au cours du XIXe siècle, doit apprendre à composer avec les autres pays, dans un balancement subtil entre souveraineté et dépendance. La Suisse, jalouse de sa souveraienté, dut toujours l’adapter aux contraintes de la politique internationale : ainsi en 1848, où elle se trouva sous la pression des puissances à cause de sa généreuse politique d’asile ; ainsi en 1856, où son courage militaire n’en imposa à la Prusse qu’avec l’appui de la France et de la Grande-Bretagne ; ainsi en 1912 où, par la Convention du Gothard, elle dut concéder à l’Allemagne des avantages considérables en matière économique.

Nous célébrons cette année le centenaire du début de la Première Guerre mondiale. On se souvient que ce conflit mit à nu comme jamais les antagonismes entre Romands et Alémaniques. Mais se souvient-on que, durant les années qui précédèrent 1914, le monde politique se posait ouvertement la question de savoir si la Suisse, en cas  de conflit entre ses deux puissants voisins, pourrait réellement préserver sa neutralité et si elle ne devait pas se préparer à choisir le camp qu’elle entendrait rallier le moment venu ? Redoutable exercie pour le Conseil fédéral qui, somme toute, se tira bien d’affaire...

La neutralité n’est donc pas un concept fixe. Il doit au contraire continuellement être adapté à la réalité du terrain. Le sens du pragmatisme qui caractérise notre pays l’oblige constamment à s’interroger sur ses institutions, selon les circonstances. La démocratie directe pousse ce principe à son paroxysme, en confrontant des demandes parfois abruptes à une réalité que seul le dialogue permettra de modeler, de dessiner, de développer.

Nain politique et géant économique, la Suisse est continuellement appelée à « gérer » cette contradiction, en louvoyant parfois, à la recherche de compromis et d’équilibres qui répondront aussi à ses besoins, parfois loin des idéaux qu’elle souhaite épouser. Et ce qui est vrai pour la conduite interne du pays l’est aujourd’hui encore pour son action en politique extérieure. Mme Calmy-Rey, lorsqu’elle s’empressa de reconnaître le Kosovo, n’obéissait pas seulement à un quelconque sentiment internationaliste. Elle prenait en compte la réalité d’une Suisse qui abrite une très forte communauté albanaise.

Il est vrai que M. Burkhalter se trouve dans une situation inédite. Il est rare que la Suisse soit en charge de la présidence d’une organisation internationale, qui plus est susceptible de devoir agir dans le concret... et en temps de crise. Or l’OSCE a un rôle d’intermédiaire à jouer dans le cadre de la crise russo-ukrainienne ; c’est d’ailleurs son mandat. M. Burkhalter outrepasse-t-il dès lors sa mission ? Trahit-il la neutralité suisse en s’impliquant dans la recherche d’une éventuelle solution ou, symétriquement, en se mêlant aux sanctions internationales ?

M. Burkhalter ne fait qu’user de la marge de manœuvre que lui offre un concept de neutralité bien compris : un concept qui n’est jamais figé mais qui, comme la vie politique suisse elle-même, permet une adaptation constante à une réalité interne ou mondiale forcément mouvante. L’exercice n’est pas aisé, et il ne l’a jamais été. Mais c’est aussi ce qui fait la force de la Suisse. M. Burkhalter l’a compris.

Olivier Meuwly, 30 mars 2014

2 commentaires

  1. Posté par Antonio Giovanni le

    Pendant que la Turquie censure et réprime, Bruxelles lui offre 4 (quatre) milliards d’euros pour faciliter son entrée ! Et ces euros là ne sont utilisés par Erdogan que pour appâter et acheter la complicité des républiques turcophones d’Asie afin de créer un grande Turquie, qui pourrait se mesurer à l’Europe et à Poutine ! Le rêve musulman de Nasser réalisé en Asie ! Voilà où vont vos impôts chers petits Européens : ils servent à faciliter les relations personnelles des gars de la Commission partout dans le monde ; ils ne servent nullement les intérêts des nations européennes..

  2. Posté par Michel de Rougemont le

    Dès que l’on expose une préférence partisane dans un conflit on abandonne le terrain de la neutralité et on s’empêche de pouvoir jouer un rôle de médiation,. Il reste possible de participer à des négociations mais cela exige une position de force qu’un pays comme la Suisse n’a pas.

    Il ne peut y avoir de neutralité “à géométrie variable” car ce sont les parties (Ukrainiens, Russie, UE, USA) qui jugent de la neutralité d’un tiers (Suisse) et non celui qui prétend l’exercer; et pour eux elle est ou elle n’est pas, et une fois qu’elle ne l’a pas été elle ne l’est plus jamais.
    C’est pourquoi la prise de position du Conseil fédéral de la semaine passée reste ambigüe et regrettable: on ne sanctionne pas mais on pourrait le faire, sous la contrainte ou en toute liberté cela n’est pas dit.

    Si la Suisse remet à plus tard la célébration des 200 ans d’amitié helvético-russe et si elle interrompt les négociations d’un traité de libre échange avec la Russie pourra-t-on prétendre agir en toute neutralité ? Et si elle le fait quand-même ? C’est un vrai dilemme.
    La seule possibilité qu’a la Suisse de se dépasser et d’avoir un rôle à jouer dans le monde est de rester crédible pour héberger des institutions comme la Croix-Rouge ou de présider et participer activement aux travaux de l’OSCE.
    S’il s’avérait que sa géométrie diplomatique est par trop variable elle perdra cette distinction stratégique et se reléguera dans l’insignifiance.

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