Pied de nez continental de la dernière démocratie en exercice à la superpuissance technocratique européenne. Il n'y a pas un citoyen suisse, fût-il l'opposant le plus acharné de l'initiative, qui ne soit parcouru par cette sorte de frisson que procure le privilège de la liberté là où 500 millions de personnes n'ont plus que le droit de la fermer. Nous sommes libres, encore, un peu, un peu plus. Une nouvelle fois, le vote suisse est appelé à servir de mètre-étalon du sentiment de liberté aux gouvernants des nations européennes.
Mais voilà que les oiseaux de mauvais augures tracent déjà des cercles inquiétants sur le sort de cette initiative: que va bien pouvoir en penser la Commission européenne, va-t-elle l'accepter, va-t-elle tolérer que nous soyons une démocratie ? Une démocratie populaire contre une commission non élue; et ça ne choque personne. La docilité de ces petits baillis domestiques dit tout de ce que serait notre sort si nous étions entrés dans la servitude européenne.
Reste à analyser le vote, et le vote romand en particulier. Les arcs lémaniques et jurassiens, d'obédience radicale-socialiste, frappés au coin du matérialisme protestant, comptaient les industries les plus propres à bénéficier des avantages pécuniaires de la libre circulation: services, immobiliers, industrie horlogère, ce qui joint leur réaction à celles de Zurich, Zoug et Bâle-Ville. A Fribourg et en Valais, les secteurs agricoles et viticoles ont dû se sentir concernés et craindre une entrave à l'embauche saisonnière. Reste que ces phénomènes ne se retrouvent aucunement de l'autre coté de la Sarine. Est-ce à dire que nos cousins germains vivent de façon beaucoup plus conflictuelle leur rapport au grand-frère allemand que nous vivons le nôtre à la France ? Cet élément ne semble pas suffire.
Si l'on compare, et nous croyons qu'il faut le faire, le vote d'hier à celui du 6 décembre 1992, qui affiche le résultat identique de 50,3% de vote contraire à l'option européenne, l'on constate qu'en vingt ans, le glacis pro-européen romand a considérablement fondu: Genève passe de 78,1% de vote pro-UE à 60,9, Vaud de 78,3% à 61,1, Neuchâtel de 80% à 60,7, le Jura de 77,1% à 55,9, Fribourg de 64,9% à 51,5, le Valais de 55,8 à 51,7. Certes, les crises bancaires et politique européenne sont passées par là et la montée de l'UDC dans les cantons romands n'est pas étrangère à cette lente érosion. Curieusement, côté alémanique, Bâle-Ville, Zurich et Zoug ont un résultat sensiblement inverse: Bâle-Ville passe de 55,4% à 61, Zurich de 48,5% à 52,7 et Zoug de 43,8% à 50,1, ce qui en fait, dans ce contexte, et dans ce contexte particulier seulement, un vote de ceux à qui la libre circulation profite contre ceux à qui elle ne profite pas. En fait, Bâle-Campagne excepté, tous les cantons alémaniques ont un vote plus favorable à la thématique européenne en 2014 qu'en 1992, à l'exact inverse de la Suisse romande. Si les votes genevois et vaudois étaient un plébiscite pour la libre circulation, comme veulent nous le faire croire les socialistes, les résultats auraient dû prendre l'ascenseur, or il n'en est rien. Le vote romand est, par conséquent, dans une terre extrêmement favorable à l'UE, à prendre comme un signal très clair d'une population ployant sous le fardeau de la libre circulation. Ainsi, contrairement à ce que pourrait nous faire croire la cartographie du vote d'hier, le vote romand est bien plus défiant envers l'UE que le vote alémanique.
Mais comment expliquer alors cette fixation, sur vingt ans, des tranchées pro et contra, entre une Suisse romande dont l'engouement baisse mais reste majoritaire et une Suisse alémanique dont la défiance faiblit mais continue de l'emporter ? Deux facteurs semblent faire jour:
1. La lente érosion des partis traditionnels, phénomène particulièrement visible à Fribourg et en Valais, où la différence 1992-2014 est la plus faible, qui marque la résistance, mais l'affaiblissement, du rempart PDC (et accessoirement PLR) devant les assauts répétés des formations des "extrêmes". L'on assiste aussi à un léger recalibrage à gauche qui, de guerre lasse, semble intégrer une pointe d'euro-scepticisme sous forme d'anticapitalisme pour ne pas perdre trop de jeunes en chemin (le chemin de l'adhésion, ça va de soi).
2. Et, à notre sens, ce qui permet le mieux de distinguer cette fracture entre Suisse romande et alémanique, l'indéniable parti pris des médias, à commencer des médias publics. L'on se réjouit d'autant plus alors de la baisse de ce sentiment pro-européen en Romandie, qui ne peut que signifier le début d'une défiance envers la voix officielle. Mais l'on ne peut que constater que cette déchirure territoriale n'est que le reflet de cette occupation pléthorique des médias romands par une gauche qui, quoi qu'elle peine à convaincre de plus en plus de monde, continue de le faire avec succès.
La lutte au niveau des partis se mène rondement, le peuple est réceptif, c'est une bonne chose. Mais pour changer réellement le dessin du vote helvétique, elle doit briser le frein médiatique qui l'entrave et trouver le moyen de communiquer sans plus devoir supporter l'intermédiaire de médias qui n'ont pas fait mystère de leur hostilité. Le diagnostic est posé, reste à prendre le remède.
Après les délires autosatisfaits sur la valeur de la démocratie directe, les réactions ne se font pas attendre: discussions sur l’accord énergétique gelées, menaces sérieuses sur les programmes Erasmus… Tout porte à croire que cela ne fait que commencer et que la gravité de la suite dépendra des décisions prises à Berne.
Quant à l’UDC, elle fait penser à ces enfants qui testent et provoquent leur parents, jusqu’à ce que ceux-ci manifestent une réaction. Et maintenant, ça vient. La force de la claque sera intéressante à mesurer.