La modernité, c’est compliqué, mais une chose est claire. Elle veut réduire l’homme au volume qu’il occupe. Nous sommes ce que nous sommes, pardi ! Un corps fonctionnant plus ou moins bien ici-bas.
Rien de plus. Pour l’Occident, les êtres humains se juxtaposent dans le temps et dans l’espace. Et quand nous mourons, notre corps disparaît, comme disparaissent des feuilles mortes. Nos prédécesseurs ne croyaient pas que nous disparaissons. Ils révéraient leurs morts. Pas nous ! Les croque-morts nous disent que des parents, parfois, préfèrent un sac en plastique à un cercueil. C’est moins cher.
Mais ce n’est pas qu’à la morgue que nous voyons cette réduction de l’homme à une chose. Nous la voyons aussi en économie, avec l’homo economicus qui n’est qu’une chose qui produit et consomme. C’est un peu plus subtil, c’est vrai, car cet homo, au fond, n’existe pas et ne passe donc pas par la morgue. Il ne fait qu’apparaître et disparaître. Ainsi ne meurt-il pas. Pratique aussi ! La mort, on n’aime pas. Les démographes repèrent ce fantôme sur leur radar pendant 70, 75, 80 ans. C’est en partant de lui qu’on prétend comprendre ce qui va arriver aux sociétés vieillissantes. Mais que peut-il arriver à des sociétés où l’on ne meurt plus ? Que peut-il arriver à un homo economicus ? Même réduction dans les droits de l’homme. L’homme des droits de l’homme, lui non plus, n’existe pas, car il est sans passé, sans histoire, bref, sans substance. Lui aussi est un fantôme. Dans la modernité, vraiment, on ne meurt plus. Peut-on vivre ?
L’homme n’est pas un fantôme car il n’est pas une chose. Il n’est pas qu’un corps limité par une chair. D’où ses peurs. Que suis-je ? De ne pas exister seulement et simplement dans notre corps, nous angoisse. Soit nous nous convainquons que, tout de même, nous vivons vraiment dans notre corps, soit nous essayons d’être autre chose. Le plus souvent, nous nous identifions à une image, celle d’une belle femme dans un magazine de mode, d’un homme à BMW dans ce même magazine. Si nous étions solidement enfermés dans notre être ou, comme disait Sartre, dans notre essence, nous n’essayerions pas de coller à une image. La publicité souvent abrutissante qui nous harcèle, cesserait d’exister si nous étions parfaitement satisfaits d’être ce que nous sommes. La publicité est signe que nous n’habitons pas solidement à l’intérieur de nous-mêmes. Dès lors, inquiets, nous essayons d’habiter dans quelque solide cliché. Nous essayons d’être heureux comme un coureur bronzé sur quelque plage, comme un conducteur de grosse voiture. Ces images du bonheur abrutissent, mais ça marche quand même.
En croyant que nous sommes limités à notre peau et que nous pouvons même nous y sentir bien, nous prenons l’homme pour un animal, un rhinocéros dirait Ionesco, une vache peut-être. Hélas, nous ne sommes pas des vaches. Si nous parvenions à leur parler, elles ne s’offusqueraient pas de s’entendre dire qu’elles ne sont que des vaches. Allez dire à un homme qu’il n’est qu’un blanc ou un noir ! Dès qu’une parole prétend nous dire qui nous sommes, dès qu’on nous colle une identité, nous poussons un couinement de déplaisir. Romain Gary n’aimait pas qu’on lui dît qu’il était bien dans sa peau. Il avait chez lui un python. Lorsqu’il muait, changeait de peau, cela le réjouissait.
Mais il y a des contrefeux. Lors d’une récente émission de télévision, quelque chercheur aux conclusions évidemment scientifiques, expliquait qu’il pourrait bientôt s’entretenir avec son perroquet. Nous serions en communion avec les animaux et donc pas enfermés dans notre corps. Un film récent nous montre que les arbres communiquent entre eux. Peut-être allons-nous bientôt assister à des débats citoyens entre les saules et les chênes… Le philosophe Bruno Latour, quant à lui, parle de Gaïa (notre planète, le cosmos) pour montrer que nous sommes parties d’un tout, et non pas ces entités bien circonscrites que la publicité mais aussi la science disent que nous sommes.
Ces contrefeux, un peu délirants, nous aideront-ils tout de même à résister au tsunami d’une propagande qui réduit l’homme à une chose ? S’ils y parvenaient, alors, vraiment, nous assisterions à une révolution, une vraie.
Et vous, qu'en pensez vous ?