La science aujourd’hui, a fait disparaître le sens commun, condition nécessaire d’une réflexion approfondie sur l’univers, sur la physis. Le sens commun était cher à George Orwell qui l’appelait la « common decency ». Pour lui, le sens commun disparaissait dans les régimes totalitaires. Les victimes de ces régimes l’avaient perdu ou étaient empêchées, par la terreur, les camps, la police, de dire ce que le sens commun, en eux, leur donnait envie de dire.
Lorsque Staline, en 1936, disait que les Soviétiques étaient les plus heureux des hommes, tandis que des millions mouraient en Ukraine et en Sibérie, tandis que la faim faisait gonfler le ventre des enfants, tandis que les sbires du Kremlin s’adonnaient à de sordides partouzes, le sens commun protestait. Mais cette protestation ne pouvait s’exprimer, parce que le NKVD et plus tard le KGB, rôdaient partout.
C’est le sens commun qui nous permet de prendre une distance envers ce qui nous est dit, envers tous les pouvoirs, qu’ils soient ecclésiastiques, militaires ou civils. C’est lui qui nous permet de rester libres. C’est lui qui nous permet d’exprimer un désaccord sans mépris et sans rejet. Le sens commun n’est pas une réaction subjective et hargneuse. Sans lui, la liberté d’expression n’a plus de sens et dégénère en éructations.
John Stuart Mill encore et toujours
Le sens commun n’est pas un processus intellectuel ; il ne consiste pas à démonter une proposition avec des ratiocinations. Mais il ne conduit pas non plus à mépriser cette proposition. Simplement, il permet d’être sceptique, de douter. John Stuart Mill : « Si toute l’humanité moins une personne était d’une seule opinion, l’humanité n’aurait pas davantage le droit de réduire au silence cette personne que celle-ci n’aurait le droit de réduire au silence l’humanité ». Je ne connais pas de meilleure défense de la liberté.
Pourquoi Orwell a-t-il insisté sur le sens commun ? Parce qu’il lui semblait que le propre des régimes totalitaires était de réduire au silence toute dissidence et donc toute prise de distance envers les propositions du pouvoir. Or la science, aujourd’hui, à son corps défendant, a pris, dans l’esprit du public, le relais des « bons vieux » pouvoirs totalitaires du début du vingtième siècle. Il semble que personne, aujourd’hui, n’est autorisé à douter de l’équation d’Einstein ou du boson de Higgs. Y a-t-il vraiment une égalité possible entre la masse et l’énergie comme nous le dit E=mc2 ? Autrement dit, faut-il aller à la vitesse de la lumière mise au carré pour voir une chose, une masse, devenir de l’énergie ? Existe-t-il vraiment une particule élémentaire lorsqu’il faut la gigantesque machinerie du CERN pour en prouver l’existence ? Poser ces questions, ce n’est pas rejeter ou mépriser les propositions d’Einstein ou de Higgs. C’est simplement faire usage du sens commun et, par là-même, se mettre à penser.
Galilée et le cardinal Bellarmine
Le sens commun a joué un rôle essentiel dans le progrès de la science. La terre bouge-t-elle ou non, s’est-on demandé jusqu’au procès de Galilée ? Si elle tourne, les objets que nous lâchons ne devraient-ils pas tomber derrière nous ? Aux 16ème, 17ème siècles, le débat faisait rage. Le cardinal Bellarmine avait un argument plus subtil. Il disait à Galilée qu’il n’y a pas de parallaxe entre la terre et les étoiles. Autrement dit, celles-ci n’apparaissent pas de manière différente selon qu’on les regarde en hiver ou en été. Donc la terre ne bouge pas. Donc elle est au centre de l’univers. Ces objections en provenance du sens commun ont permis à Copernic, à Kepler, à leurs contemporains, d’affiner leurs propositions pour réfuter le géocentrisme du cardinal et de l’Eglise. Progressivement, on s’est rendu compte que, s’il n’y avait pas de parallaxe, c’était parce que les étoiles étaient beaucoup plus éloignées qu’on ne l’avait cru. La science a besoin, pour vraiment progresser, des objections du sens commun. De telles objections lui sont-elles encore adressées aujourd’hui ? Non.
Mais la science, dit-on, est une perpétuelle remise en question. Cet argument ne tient pas, car elle ne se remet plus en question, aujourd’hui, qu’à l’intérieur d’elle-même. Autrement dit, elle ne s’appuie pas sur le sens commun. Après Galilée, cet auto-questionnement est devenu de nature mathématique. Ce n’est pas en se référant au sens commun que cette étonnante particule élémentaire, le boson de Higgs a été imaginé puis, nous dit-on, découvert au CERN tout récemment. C’est à partir d’une réflexion approfondie sur la physique des particules et seulement sur elle. Ce n’est pas en se référant au sens commun qu’Einstein nous a convaincus que les vitesses, lorsqu’elles sont proches de celle de la lumière, cessent de s’additionner ou de se soustraire. Pour le sens commun ma vitesse pour dépasser une « deux chevaux » sur l’autoroute, doit être supérieure à celle-ci. Mais avec la relativité restreinte et oubliant qu’il faudrait que j’aille à la vitesse de la lumière, je pourrais me dire qu’il ne me servira à rien d’accélérer. Je n’ai plus qu’à me taire et à ignorer le bon sens.
La physique, aujourd’hui, c’est plus solide que les tables de la Loi. Moïse avait pu les casser. Nous, nous devons religieusement nous agenouiller devant ce que disent les physiciens. Répétons-le : il ne s’agit pas de rejeter ce qu’ils disent – il s’agit seulement de ne plus s’agenouiller. Aussitôt qu’il y a agenouillement, il n’y a plus dialogue entre la « common decency » et ce qui se passe dans les milieux scientifiques. Ce dialogue a existé dans les salons parisiens grâce à la marquise du Châtelet qui avait traduit Newton et il existait encore un tout petit peu au début du 20ème siècle grâce à Emile Meyerson (qui correspondait avec Einstein). Aujourd’hui, ce dialogue est mort.
Hitler et la science
Il y a pire que la disparition du sens commun. Il y a que la science est maintenant considérée comme ce qui nous donne accès au réel. Dans la conférence qu’il a récemment donnée à Genève, Timothy Snyder rappelait que Hitler pensait, lui aussi, que tel est le cas et citait Galilée comme référence. Les scientifiques sérieux, conscients de ce qu’ils font, se récrieraient : pour eux, la science ne fait que nous donner des modèles qui, comme disait Karl Popper, sont non pas exactement vérifiés, mais sont valides pour un temps parce qu’aucune expérience ne vient les contredire. A terme, ils seront falsifiés. C’est inévitable, car sinon il n’y aurait pas de progrès scientifique. Mais pour l’instant, l’opinion commune est que la science nous dit ce qu’il y a là, hors de nous. Tel n’est pas le cas, contrairement à ce que disait Hitler. Si la science était vraiment un portail d’accès au réel (comme le croient la plupart des gens) alors elle deviendrait irréfutable. Lorsqu’il nous est dit : « Voilà, c’est comme ça ! », que répondre ? Certes, il y a bien quelqu’un qui nous dit « c’est comme ça », et à ce quelqu’un, il devrait être possible de répondre. Mais comme la science est ou se veut un discours universel ne renvoyant à personne, à aucune subjectivité, il est impossible de répondre.
Entre la disparition du sens commun et l’impossibilité de répondre au « discours » scientifique, nous sommes pris entre Charybde et Scylla. En attendant, dans l’esprit du public, la science continue à passer pour ce qui donne accès au réel, dans le temps même où elle s’égare dans la multiplication de modèles mathématiques sans rapport avec le réel.
Jan Marejko, 28 octobre 2013
Je ne vois pas où l’auteur veut en venir.
S’il veut laisser entendre qu’elle est perçue comme religion irréfutable pour ceux à qui manque le sens critique alors ce n’est pas la science qu’il faut critiquer mais ces imbéciles-là. Ils sont hélas très nombreux.
S’il veut mettre en cause la méthode scientifique qui permet d’avancer dans la connaissance et la compréhension du monde physique quel serait la meilleure méthode qu’il aurait à proposer ?
Ou alors oublie-t-il que les femmes et hommes du milieu scientifique sont aussi faillibles que tous les autres, surtout lorsqu’il s’agit de communiquer leurs résultats et leur projets (et de faire des demande de crédit pour leurs recherches).
Si à l’opinion publiée (que l’on connait), ou à l’opinion publique (que l’on ne connait que rarement et très partiellement), ou aux opinions personnelles il manque une capacité de discernement pour comprendre les limites de la science c’est vraisemblablement parce qu’il y a une culture antiscience qui rôde, voire même une culture de l’ignorance qui se répand. Ce n’est pas une affaire de bon sens car celui-ci ne permet pas d’aller au-delà des perceptions individuelles, alors que les théories de la science moderne sont tout sauf intuitives ou évidentes.
Quant aux clercs pseudo-scientifiques qui se posent en expert et guru ils n’ont rien à voir avec la science mais avec la crédulité des manants. Et le substitut à l’ignorance ou à l’obscurantisme est plus fait de connaissances et de raison que de bon sens ou d’intuition.
Ce qui est fascinant dans la science c’est que l’accès au réel est toujours une promesse repoussée plus avant. Et on sait que, malgré d’immenses progrès passés et à venir, l’on n’arrivera jamais au bout de ce chemin.