Si l’on en croit la critique de Mark Hunyadi (Le Temps du 14 septembre) Alain Touraine, dans on dernier ouvrage (La Fin des sociétés) ramène la vie qui attend les sociétés européennes ces prochaines décennies à un conflit « opposant des systèmes gérés pour le profit et la puissance et des sujets qui luttent pour la défense de leurs droits et de ceux des autres. » Pourquoi ? Parce que selon Touraine l’individu se retrouverait face à lui-même dans un monde qui lui est de plus en plus étranger. Menacerait alors l’impuissance d’un sujet que notre système a certes bardé de droits individuels mais qui ne pourrait plus agir ou qui ne se sentirait plus en capacité d’agir. Pour Touraine l’origine de cette situation se situerait dans « une économie mondialisée aujourd’hui dépolitisée, désocialisée ». Cette économie ne pourra, selon le sociologue français, prétendre surmonter le chaos et la violence qui si s’affirment de nouveaux acteurs, si sont fixés des objectifs d’action prioritaires, si mûrit à nouveau dans la vie sociale une certaine confiance dans la possibilité et la capacité d’agir.
Même si certains lui ont beaucoup reproché les thèses qui ont fait sa célébrité au sein des milieux de la gauche française, on ne saurait nier l’intérêt de ses travaux. Malheureusement, dans son dernier livre Touraine met en scène un monde fictif.
Il est inexact de prétendre, comme le fait l’auteur, que l’économie serait devenue plus étrangère que jamais à la compréhension de l’individu. Certes, le tissu économique s’est amplifié géographiquement et en volume. Mais, n’en déplaisent aux ennemis du capitalisme et du libéralisme, depuis les années 1930 le fonctionnement du système, même s’il a perdu en grande partie son essence philosophique et morale, s’est largement humanisé. Quant aux relations de chaque employé et de chaque ouvrier avec le cadre social de l’entreprise au sein de laquelle il collabore et qui le salarie, elles ne se sont aucunement trouvé amputées, bien au contraire. En réalité, chacun peut constater que les firmes, multinationales ou PME, n’ont jamais autant contribué au renforcement des liens entre les acteurs économiques. Ne citons que deux exemples pour illustrer cette affirmation : les politiques de formations et d’information des personnels et les caisses de retraites.
Affirmer par ailleurs, comme le fait le sociologue, que le système économique serait à l’origine de l’impuissance des individus laisse songeur. Il n’est en effet pas vrai que les citoyens de nos pays ont été de facto privés de leur capacité d’agir. Bien sûr, dans un monde profondément changé par les technologies de l’information et par le développement du libre-échangisme mondialisé, les instruments aux mains jusqu’à hier des acteurs de la lutte politique et sociale ont vieilli comme les formes que peut prendre celle-ci. Mais en vérité, la liberté des individus de s’exprimer et d’agir est plus vaste que jamais et les moyens à disposition pour le faire d’une puissance inconnue dans le passé. Encore faudrait-il que les sujets dont parle Touraine aient l’ambition, la volonté et le courage d’utiliser cette liberté et ces moyens. Or, et c’est bien là le véritable problème, ces vertus font cruellement défaut.
Le mal profond qui gangrène les sociétés européennes n’est pas extérieur à celles-ci mais bien interne. Il réside dans le matérialisme, le consumérisme, la déresponsabilisation et l'individualisme dans lesquels elles se vautrent depuis les années 1970. Des pathologies qui trouvent leur origine d'une part dans la richesse inouïe qu'ont amenée les "trente glorieuses" à l'Occident, d'autre part dans le développement de l'Etat providence. Celui-ci a ajouté à la consommation débridée des bien matériels dont se repaissent les individus dans l’économie privée celle des services et des prestations publiques que le monde politique s'est ingénié, à l’instigation notamment d’intellectuels comme Alain Touraine, à multiplier. La classe politique, rejetant les règles de la saine gestion des deniers publics, confondant fort opportunément humanisme et humanitarisme, prétendant substituer aux solidarités traditionnelles celle organisée par l'Etat, plus digne et plus égalitaire paraît-il, et reprenant la technique largement éprouvée par les Romains (du pain et des jeux), y a trouvé largement son compte sous forme de dividendes électoraux.
Touraine affirme que les sujets, en tant que porteurs des droits universels, doivent devenir les acteurs dont le monde a besoin. Il est essentiel, selon lui, qu’ils affirment leur droit à la liberté et à l’égalité, qu’ils redeviennent créateurs et résistent à toutes les dominations. Voilà un beau programme, vieux comme le monde et avec lequel on ne saurait être en désaccord. Mais le sociologue français se trompe de cible lorsque, pour le mettre en œuvre, il appelle les individus à abattre l’économie mondialisée. Il se trompe aussi lorsqu’il prône un renforcement des droits individuels car c’est bien le culte des acquis individuels qui est à l’origine de l’affadissement de nos sociétés. Il se trompe enfin lorsqu’il prétend que le sujet, dans la société « post-sociale » qu’il croit discerner est nu. Celui-ci est tout simplement mou et repus.
Pierre Kunz
Article publié similtanément par le quotidien « Le Temps » lundi 30 septembre
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