L’un des traits dominants de notre époque est l’individualisme. L’éclatement de la famille, le renversement du rapport entre les devoirs envers la collectivité et les droits proclamés de l’individu, la remise en cause des appartenances héritées ou subies au profit des adhésions choisies ou revendiquées vont dans le même sens. Mais cette évolution qui paraît inéluctable se décline de manière multiple et parfois contradictoire. Ses « figures » sont loin d’avoir le même profil ou la même valeur. La liberté même lorsqu’elle conduit à l’adhésion et à la fidélité à celle-ci repose toujours sur la faculté de dire non, de refuser.
De Gaulle est un exemple éclatant de ce principe. En 1940, il refuse la défaite, il n’accepte pas l’abaissement de la France, et s’oppose au régime « légal »du pays. Il le fait sur le plan moral et affectif, l’honneur, mais aussi intellectuellement et rationnellement, le bon sens. Ce refus, c’est celui d’un individu, qui se sent personnellement touché et engagé par la défaite nationale, et qui va ensuite toujours réagir d’une manière personnelle aux situations politiques auxquelles la France et lui-même seront confrontés. De Gaulle, comme tous ceux de sa génération, a lu Barrès : il sera toujours à se construire sous l’oeil des barbares, c’est-à-dire en l’occurrence face à des hommes pour qui il nourrissait un certain mépris, mais cet « individu », comme Barrès, va s’identifier à la Nation, à cette énergie nationale par laquelle, une personnalité singulière insuffle à un pays, à une collectivité sa propre détermination. Les barbares pour de Gaulle, ce sont les « veaux », tous ces Français qui, comme le dit le Roi Ferrante, chez Montherlant ne respirent pas à la hauteur où lui-même respirait. C’est un paradoxe qu’il faille pour donner de la force aux sociétés des personnes dénuées de conformisme, comme si les dissidents devaient être les plus capables non seulement de donner un nouvel élan mais une véritable unité à la collectivité.Mais le dissident peut l’être d’une manière plus complète. Singulier destin que celui d’Hélie Denoix de Saint-Marc. Premier refus, à 19 ans, il est résistant, se fait arrêter et déporter à Buchenwald. Il est l’un des 30 survivants d’un convoi de 1000 déportés. Après Saint-Cyr, c’est l’Indochine et le refus demeuré impuissant d’abandonner aux mains du viet-minh les villageois qui ont aidé les Français. Lorsque le Général de Gaulle dévoile ses véritables intentions sur l’Algérie, cet officier pense aux harkis, à la promesse qui leur a été faite, et c’est un nouveau refus. Il participe au putsch d’Alger en 1961. Deux fois dissident, d’un patriotisme animé par le sens de l’honneur, cet homme est lui aussi un « individu » qui s’identifie à la Nation dont il est le soldat, mais il le fait en moraliste, non en politique : son opposition au pays légal procède d’une sorte d’adhésion maximale au pays réel ou peut-être idéal au service duquel sa personnalité s’est forgée et dont il refuse les faiblesses. On ne peut qu’approuver le geste de Sarkozy en faveur de cet homme, putschiste, par exigence morale, au nom de l’idée qu’il se faisait de son pays.Lorsqu’on évoque la dissidence, on pense immédiatement à Soljénitsyne, à son refus du totalitarisme communiste, à son internement dans l’archipel du goulag, à son exil. Voilà cette fois un homme qui a été traité comme un renégat par le système soviétique, mais qui était passionnément russe et qui souffrait, en fait, de voir un régime défigurer le visage de sa Nation, lui arracher son âme. Patriote, croyant et même réactionnaire, Soljénitsyne a beaucoup déçu nos gauchistes de salon, mais il appartient lui aussi à cette catégorie de caractères dont la singularité confère à l’engagement patriotique une dimension exceptionnelle.
Très différents sont ceux qui mériteraient davantage le nom de renégats, ceux dont la différence va jusqu’à l’opposition, et l’opposition jusqu’à la trahison. L’espèce de fascination qu’exercent ces hommes dont le refus vire au nihilisme est le signe du règne de l’individualisme dans nos sociétés. Ce que certains admirent chez eux, c’est l’anticonformisme lorsqu’il tend à la provocation systématique, l’attirance pour l’autre au point de le choisir contre les siens. Jacques Vergès a eu droit, lors de son décès à plus d’éloges qu’Hélie Denoix de Saint-Marc. Ils avaient été résistants tous deux. L’un avait été en prison pour cause d’Algérie Française, l’autre n’avait pas choisi son pays, mais l’autre camp dont il avait pris aussi la nationalité. Défendre corps et âme les poseurs de bombes qui tuent des Français, avoir en bien des occasions des attitudes troubles, notamment dans ses relations avec le régime inhumain des Khmers rouges, et son chef Pol Pot, prendre plaisir à devenir l’avocat du diable provocateur, font supposer chez un tel personnage que le refus de l’adhésion à la collectivité dont il est membre est devenu un principe, une sorte d’individualisme royal et cynique. L’histoire de Bradley Manning est un cas-limite. Voilà un soldat qui n’hésite pas à divulguer des informations qui peuvent nuire à l’armée à laquelle il appartient et au pays qui est le sien. Il n’est pas journaliste, mais militaire, et ne détient ces informations que dans le cadre d’un service qui lui impose des devoirs. Or, il place les exigences de sa conscience à un niveau tel qu’il estime avoir le droit, non de quitter un service qu’il réprouve, mais de le trahir. Dans ce cas précis, l’inversion entre l’individu et la collectivité est totale. Il ne s’agit plus de vivre sa singularité dans un engagement collectif qui, à la fois, en bénéficie et lui offre un terrain d’action plus vaste. Il s’agit d’attribuer à l’individu le droit de nuire à la collectivité parce que tel est son bon plaisir ou sa conviction profonde. Aux dernières nouvelles, Manning aurait exprimé la volonté de changer de sexe. Une telle démarche est révélatrice. Il y a des individualismes fondés sur des personnalités riches qui irriguent les communautés de leur créativité. Nietzsche disait que les Peuples étaient des détours pour arriver à quelques grands hommes et les oublier ensuite. Il y a aujourd’hui le risque d’un individualisme capricieux de personnes incertaines d’elles-mêmes, mais prêtes à tout sacrifier à ce qu’elles estiment leurs droits. |
Oui, toute vraie résistance se fait au nom d’une communauté à venir, non de soi.
Un documentaire récent sur les fondements de notre civilisation la dit judéo-grecque plutôt que judéo chrétienne. Un autre déclare que c’est le christianisme qui a donné sa valeur à l’individu. Votre article, Monsieur Vanneste, est brillant. Vous y mentionnez un paradoxe, une contradiction! Or il me semble qu’un des problèmes majeurs est l’élimination du paradoxe, de la contradiction. Et, par là, de Je, de l’individu tel qu’il est, qu’il est en devenir. Permettez-moi, je vous prie, de laisser jaillir mes propos sans les articuler.
Jésus dit, en français, “Je suis la vérité”. Nous en concluons qu’il est la vérité! Or l’hébreu ne dit pas cela! Le verbe être au présent étant implicite j’entends “Je EST vérité”. Ce qui est donc l’affirmation d’une individualité irréfragable. Par ailleurs le même dit: “laissez venir à moi les petits enfants”, qu’il faut entendre “laissez venir à Je”, laisser advenir! Mais je ne conserve de l’école du dimanche qu’une enrégimentation de caractère quasi socialiste soviétique. Un endoctrinement tellement coulé dans le BIEN qu’il est impossible de s’y dérober, ailleurs que dans la marge! Ou alors dans l’adhésion. Mais une adhésion dont Je sera absent.
C’était peut-être le cas d’Abram, dont le nom traduit un investissement narcissique pronnoncé! Dieu lui dit… essayez de voir ici autre chose qu’un coup de téléphone ou un entretient en particulier, “quitte ton pays, la terre de ton père, la terre de ton engendrement”. Va vers un ailleurs que je te montrerais. Ce qui est tout le contraire de faire de la politique, de miner la société ou de devenir asocial! Le parcours d’Abram est décrit par Marie Balmary dans un de ses livres.
Je veux mettre en évidence le fait que l’individu librement formé n’est pas un danger.
Notez qu’une descendance était promise à Abraham. Elle tardait, sa femme étant stérile!
Ici j’invite à une autre lecture que celle, sexuelle, qui nous est familière! Le fricotage avec la servante, et le petit jeu de dinette auquel invite Sarah pour faire “comme si” c’était elle qui accouchait devrait mettre la puce à l’oreille!
Parlons de David, le vainqueur de Goliath. Quand Samuel se présent chez son père pour y chercher l’oint, le père lui présent fièrement six fils. Tous plus grands et forts les uns que les autres. N’importe quel plouc comme moi aurait désigné le plus grand, le premier de classe, le bien “élevé”! Mais Samuel demande s’il n’y en a pas d’autre. Ah, David? Il garde les brebis dans la montagne! Vous connaissez la suite!
Que vous dire pour conclure? Sinon que Je a ses racines dans un profond mystère, caché au delà du voile, dans le lieu très saint. L’extérieur évolue (Je serai celui que je serai) mais le noyau est immuable (Dieu est le même hier, aujourd’hui et éternellement). Puisse-t-on le comprendre.
Pour la rédaction: ces mots sont peut-être hors de propos, dans ces colonnes. Je n’en prendrai pas ombrage. Sans l’espace offert ils n’auraient pas jaillis. Et leur jaillissement perfectionne, un peu, mon langage. Merci de m’avoir lu. Bonne nuit.