A mon avis, l’Europe se porterait mieux aujourd’hui si, dans le domaine économique, elle se contentait de former, selon les vues britanniques, une grande zone de libre échange, y compris pour les services (ce qui n’exclut cependant en rien des projets et coopérations dans tel ou tel domaine) ; et si, dans le domaine politique, elle en revenait simplement à l’ancien « concert européen» – tout cela en attendant le jour où…
Dans toute l’histoire de l’humanité, on ne voit pas d’exemple où, dans des circonstances normales, c’est-à-dire en l’absence d’un choc décisif, des États préexistants se soient volontairement et librement associés pour former soit un authentique État fédéral soit un nouvel État unitaire ; et cela quand bien même une telle association était manifestement dans leur intérêt commun.
Dans tous les cas où une fusion de cette sorte s’est produite, cela a été suite à une perturbation importante, une convulsion décisive, un ébranlement fondateur :
- Pour ce qui est de l’unification allemande, ce choc a bien sûr été la déclaration de guerre de la France à la Prusse et le conflit de 1870-1871 qui s’ensuivit. Comme Bismarck l’avait dit en 1862 (notre traduction) : « Ce n’est pas par des discours ou des décisions à la majorité que les grandes questions de notre temps seront tranchées (…), mais par le fer et le sang ». (Non pas que la notion de « fer et sang » soit sympathique en quoi que ce soit !)
- L’unification de l’Italie en 1859-61 a aussi été due à une guerre et, en particulier, à l’intervention française. Ou plutôt à trois guerres : celle de 1848-49, qui a été un échec, celle de 1859-61 et, on l’oublie parfois, celle de 1866 (Vénétie). «L'Italia farà da sè» ? Eh bien non, l’Italie ne se fit pas toute seule.
- Pour les États-Unis, c’est bien entendu la fort longue guerre d’indépendance (1775-1783) qui a fini par conduire à l’Union, étant entendu que c’est l’appui extérieur de la France qui a permis aux colonies anglaises d’Amérique du Nord de vaincre la métropole. Même ainsi, trois États (Rhode Island, Virginie et New York) ont adopté des clauses leur réservant le droit de reprendre, le cas échéant, les pouvoirs qu’ils avaient délégués à l’Union. Et il a fallu une autre guerre ô combien sanglante, celle de Sécession, pour consolider définitivement cette fusion.
- Même dans le cas de la Suisse moderne, sa formation a passé par une guerre, celle du Sonderbund, quelque courte et peu coûteuse qu’elle ait été.
- Une autre tentative de fusion mérite d’être mentionnée dans ce contexte bien qu’elle se soit soldée par un échec. Il s’agit de la proposition faite en juin 1940 par le Royaume-Uni à la France visant à amalgamer entièrement les deux pays (un seul parlement et un seul gouvernement, mêmes lois, même passeport, etc.) Le choc qui a déclenché cette proposition a bien sûr été la stupéfiante déroute, en trois ou quatre semaines, des forces armées françaises face à l’attaque allemande.
En somme, on n’est pas loin de penser qu’en l’occurrence on a affaire à une « loi historique ».
Et c’est pour cela qu’une véritable unification de l’Europe, que je souhaite personnellement de tout cœur, ne se réalisera que s’il se produit un jour ou l’autre une secousse suffisamment importante pour « secouer le cocotier ». Je ne sais bien sûr pas quelle forme un tel choc salutaire pourrait prendre et on ne peut qu’espérer que, contrairement à la liste ci-dessus, ce ne sera pas une guerre (quand même difficilement imaginable aujourd’hui). Mais je suis convaincu que sans une forte secousse d’un type ou d’un autre le grenouillage actuel se poursuivra pendant longtemps encore.
L’Allemagne avait tout intérêt à s’unir – comme aussi l’Italie, les colonies anglaises d’Amérique du Nord et la Suisse. Alors, pourquoi leur unification ne s’est-elle produite que dans la douleur ?
Par-delà les détails et en dernière analyse, c’est évidemment parce que ceux qui détenaient le pouvoir dans les États préexistants, c’est-à-dire leurs classes dirigeantes, ne voulaient pas céder ce pouvoir et, en fait, se refusaient à tout véritable abandon de souveraineté. « Plutôt le premier dans mon village que le deuxième à Rome ». Toute l’Allemagne d’avant 1871 ou presque pouvait aspirer à une unification, tant était évidente l’intérêt qu’elle avait à s’unir, ne serait-ce que pour mieux s’affirmer face aux grandes puissances de l’époque (France, Russie, Angleterre) ; mais ni le Roi de Bavière, ni celui de Saxe, ni la plupart des autres potentats grands ou petits, ni leurs gouvernements, ni leurs administrations, ni les différentes classes politiques ne voulaient renoncer à leur pouvoir au profit d’une structure centrale.
A cet égard, la France a été, reste aujourd’hui et sera longtemps encore, je crois, le principal obstacle à une unification européenne et on a vraiment de la peine à imaginer que la classe politico-médiatique française, toutes tendances confondues, puisse jamais accepter de se soumettre spontanément à une authentique structure fédérale européenne. A l’extrême rigueur, il n’est pas exclu que l’Allemagne et l’Italie se résolvent quand même à faire le grand saut un jour ou l’autre, mais pas la France.
En rétrospective : peut-être que la Deuxième Guerre mondiale et son issue auraient pu être le choc salutaire conduisant à l’unification de l’Europe. Sans doute pas tout de suite après la fin du conflit, car la haine de l’Allemagne était encore trop forte, mais vers le début des années 1950. Je me souviens en tout cas que quand la France a torpillé en 1954 le projet de la CED (Communauté Européenne de Défense), je me suis dit : « Eh bien, l’unification de l’Europe, c’est fichu, hélas, et pour longtemps… »
Bien entendu, il y a une première fois pour toute chose et les lois historiques connaissent des exceptions. Théoriquement, il n’est donc pas exclu que l’intérêt évident que l’Europe a à s’unir finisse quand même par l’emporter sur les intérêts égoïstes des classes dirigeantes nationales ; cela par miracle en quelque sorte et sans qu’on doive passer par une convulsion d’un type ou d’un autre. Mais je ne vois pas que les choses en prennent le chemin, ce serait plutôt le contraire. On peut appeler cela du pessimisme, mais je pense qu’il s’agit plutôt de réalisme.
J’ajoute encore que l’Europe d’aujourd’hui me paraît particulièrement douée quand il s’agit de se tirer des balles dans le pied. Ainsi, l’adoption de la monnaie unique a été un projet avant tout politique, mais – pour le dire tout net – une absurdité économique et une erreur colossale dont certains pays membres paient le prix aujourd’hui, un prix très lourd, et continueront de le payer pendant assez longtemps encore. S’imaginer qu’une unification monétaire puisse fonctionner durablement en l’absence d’un pouvoir politique commensurable – il fallait vraiment le faire. Merci à Jacques Delors et compagnie. Il y a quelques mois, un journaliste britannique rappela à M. Delors, lors d’une interview, que la grande majorité des économistes qui s’étaient exprimés sur le projet de monnaie unique au moment de sa création avaient mis en relief les très graves risques et dangers du projet. Sa réaction : « Eh bien, ils n’avaient pas tort ! » (They had a point). On serait tenté de s’exclamer avec Grock : « Sans blaaaague ! »
Quand la crise de l’euro a éclaté en 2009, la solution intelligente aurait été de reprendre tout le problème à la base et accepter la notion qu’une union monétaire entre des économies aussi différentes que l’Allemagne et la Grèce, par exemple, était simplement contre nature. Et donc abolir l’euro ou, au mieux, restreindre la zone euro à un noyau d’économies compatibles, tout en organisant la sortie des autres pays de manière intelligente, efficace et humaine. Mais cela aurait été un aveu que Bruxelles et les gouvernements nationaux concernés s’étaient trompés, ce qui était beaucoup trop demander : « Nous, nous tromper ? Mais vous n’y songez pas, nous sommes infaillibles, voyons donc, tout comme le Pape ».
A mon avis, le plus probable est que l’UE en général et la zone euro en particulier continueront d’aller de cotes mal taillées en compromis boiteux, de « solutions » ni chair ni poisson en replâtrages pour parer au plus pressé, de grenouillages en grandes déclarations solennelles non suivies d’effet, de demi-mesures en faux-semblants. Quel gâchis !
En fait et si l’on regarde les choses froidement, la situation politique en Europe n’est aujourd’hui pas tellement différente de ce qu’elle était à l’époque du « concert européen » (ou du moins avant que ce dernier ne se bloque au début du XXe siècle) : les États forment des alliances changeantes, collaborent sur certains points, s’opposent sur d’autres, etc. La différence est que s’y superpose aujourd’hui tout un fatras d’institutions bureaucratiques européennes aussi coûteuses (cf. la politique agricole commune) que généralement inefficaces, pour ne pas dire superflues. Et qui vont peut-être même à fin contraire, car il devient chaque jour plus clair, me semble-t-il, que « Bruxelles » alimente des ressentiments dans les populations européennes qui vont croissant et qui sapent les bases mêmes de l’UE et de la zone euro.
A mon avis, l’Europe se porterait mieux aujourd’hui si, dans le domaine économique, elle se contentait de former, selon les vues britanniques, une grande zone de libre échange, y compris pour les services (ce qui n’exclut cependant en rien des projets et coopérations dans tel ou tel domaine) ; et si, dans le domaine politique, elle en revenait simplement à l’ancien « concert européen » – tout cela en attendant le jour où...
Jean-Christian Lambelet
Professeur honoraire d’économie politique, UNIL.
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