Décidément, Lesobservateurs posent problème avec leur article relatif à l’affaire Bartholomé Tecia. Le site d’intérêt homosexuel 360.ch vient de publier la réponse de l’historienne Sonia Vernhes Rappaz. Une réponse et quelques concessions en guise d’aveu.
Si vous avez manqué le début, lesObservateurs mettaient en cause, il y a peu, dans un article, le bien-fondé des raisons historiques justifiant la pose d'une plaque en l'honneur de Bartholomé Tecia, jeune homme qui aurait été noyé, en 1566, en raison de son homosexualité. La chose fit grand bruit dans la république du bout du lac, et la Tribune de Genève rendit brièvement compte de cette vision qui dérangeait pour le moins la version officielle.
Ailleurs, le site 360.ch revenait aussi sur l'affaire. L'on tenta bien de discréditer l'auteur, notamment en raison de son anonymat - précaution particulièrement opportune au vu de la sensibilité du sujet et de la virulence de certaines réactions - mais l'aspect scientifique manquait à l'argumentation. Lacune aujourd'hui réparée, l'historienne Sonia Vernhes Rappaz exposant, sur ce même site, ses objections à l'article des Observateurs.
Le lecteur nous pardonnera de revenir, une fois encore, sur le sujet, mais la question paraît suffisamment importante pour que nous ne contentions pas de voir nos arguments balayés d'un revers de la main par quelque grand nom, sans prendre la peine de s'intéresser d'un peu plus près à ceux qu'il avance.
Voici aujourd'hui notre réponse (cf. l'article de Mme Vernhes Rappaz, indispensable pour comprendre ce qui suit).
En préambule, nous nous permettons de rappeler que les raisons de l'anonymat de "M. X" sont précisées ici. Ces raisons sont fondées et cet anonymat nécessaire, qui plus est au vu de la virulence de certaines réactions provoquées par l'article dont il est question. Il faudra donc se contenter de nous croire quand nous affirmerons que "M. X" est bien historien, qu'il a déjà publié dans le domaine judiciaire, agrémentant ses recherches d'abondantes transcriptions spécifiquement "seiziémistes" et qu'il est au bénéfice, contrairement à ce qu'affirme Mme Vernhes Rappaz, d'une expérience paléographique et philologique romane de plusieurs années.
Ce dernier aspect n'ayant d'ailleurs que relativement peu d'importance, "M. X" s'étant contenté de s'en tenir à des transcriptions déjà effectuées. Le lecteur aura compris que la question relative à l'affaire Tecia ne portait pas sur la qualité des transcriptions.
Ceci étant dit, dans la mesure où Mme Vernhes Rappaz n'a pas été en mesure de fournir de transcription complète des sources, ce qui semble peu courant à ce niveau de recherche, "M. X", qui n'y a consacré que quelques heures, ne se sent nullement diminué en l'occurrence. Nous insistons sur ce point, un reproche qui porterait sur les capacités de "M. X" ne se prête pas ici, en ce qu'il s'est borné à utiliser ce qui existait déjà, à commencer par les travaux de Mme Vernhes Rappaz mis en lien par le site de la ville de Genève.
En préambule encore, nous nous permettons de souligner que le fait que Mme Vernhes Rappaz ait choisi un site, 360.ch, déjà impliqué dans ce début de polémique, ne paraît pas plaider en faveur d'une complète neutralité. Mais c'est là un point de détail.
En outre, le fait voulant que l'on trouve, daté du vendredi 28 juin, de la plume de M. Dominique Rachex, directeur genevois de Network, l'association responsable de la pose de la plaque en mémoire de Bartholomé Tecia, un commentaire reproduisant la phrase suivante : "Il me semble que la recherche, pour être “scientifique”, ne doit pas induire la réponse au questionnement posé", étrangement proche de celle que l'on trouve dans l'article de Mme Vernhes Rappaz sous cette forme: "Je préciserai que l’aspect scientifique de la démarche historique implique le doute et le questionnement", article daté du 1er juillet, paraît vraisemblablement relever d'une certaine accointance, sinon d'une entente préalable. Mais l'on nous accusera encore de polémiquer. Les affections de quiconque n'ont aucune importance ici, seuls les arguments comptent.
Partant, nous nous permettrons d'y répondre point par point :
1. L'ordre chronologique n'est pas en cause et ne l'a d'ailleurs pas été dans l'article "Affaire Tecia: la géométrie des certitudes".
2. Nous en prenons acte et rappelons que notre remarque renvoyait à l'affirmation de la Tribune de Genève, selon laquelle il avait fallu "attendre 2005 pour que le dossier 1359 des Archives soit publié".
3. Nous prenons acte que l'association Network a fait usage de matériel "fictionnel", selon vos propres termes, dans le dossier relatif à la présentation de la cause de la pose d'une plaque en mémoire de Bartholomé Tecia au public.
Nous nous permettons encore de rappeler que ce même document se revendique de votre autorité scientifique et que les "indications puisées dans plusieurs sources écrites et iconographiques sur la noyade judiciaire" dont vous faites état ne font l'objet d'aucune référence.
4. Ce point comprend le seul et unique argument des défenseurs de la cause de la pose d'une plaque en mémoire de Bartholomé Tecia: le doute quant à la véracité de la déposition des plaignants.
Ce doute est le même que celui qui peut entacher n'importe quel témoignage, quelles qu'en soient l'époque ou les circonstances.
Votre interprétation est que "en chargeant Bartholomé Tecia, les déposants sauvent leur vie", au prétexte que "selon la procédure judiciaire de l’époque, Aggripa d’Aubigné et Emery Garnier sont emprisonnés avant que la décision de poursuivre Bartholomé Tecia ne soit prise. Il faut réaliser que non seulement leur liberté mais aussi leurs vies dépendent de leurs dépositions."
Prenons les faits, le 27 mai Aggripa d’Aubigné et Emery Garnier sont vraisemblablement dénoncés par un camarade auquel il s'étaient ouverts de leur mésaventure. Emprisonnés le temps de leur déposition, ils sont relâchés le 28 mai. Leur détention ne semble pas avoir duré plus de 24 heures. Sans traiter ici de la question des crimes sexuels ni même de la peine de mort, à mille lieues de chercher à défendre le système judiciaire genevois du XVIe siècle, en l'état, la procédure ne paraît ni plus sévère ni plus oppressante que celle de la Suisse du XXIe siècle, dont l'article 224 du code de procédure pénale permet de détenir un prévenu pendant 48 heures pour l'interroger. Seule différence, et de taille, en cas de complicité ou de co-action reconnue, les prévenus du XVIe risquent autrement plus gros que ceux du XXIe; on l'a bien vu avec la sentence.
Or, votre argument qui revient à dire que la certitude du mensonge est proportionnelle au risque est parfaitement arbitraire et pourrait tout aussi bien être pris à rebours. L'on pourrait avancer, par exemple, qu'ils ont d'autant plus dit la vérité qu'ils risquaient tout et que, dans la jeunesse de leur âge, ils étaient impressionnés par la procédure de détention administrative, etc. La chose aurait tout autant de valeur.
Vous écrivez encore: "Ceci peut être considéré comme une interprétation mais elle se fonde sur le recoupement des informations obtenues lors de la lecture des dépositions et des interrogatoires des protagonistes et de leur relecture en fonction du contexte politique et religieux de l’époque." Or aucun élément concret documenté ne vient à l'appui de la version selon laquelle les dépositions ne pourraient pas être objectives. Que les interrogatoires de l'accusé en viennent à nier les dépositions des accusateurs, voilà qui paraît l'évidence même et ne peut nullement fonder la preuve de la fabrication d'un faux témoignage. Par conséquent, votre réflexion ne saurait relever en l'occurrence que de l'interprétation, sinon du parti pris. Vous nous pardonnerez de compter parmi les disciples de saint Thomas et de ne pas nous contenter d'affirmations vagues ou de promesses lointaines.
Une autre question fait jour: puisque selon votre interprétation, le travail des enquêteurs et l'appréciation des juges, "émanant d’une autorité politique", comptent pour rien, et que l'accès à la vérité semble si aléatoire, pourquoi Bartholomé Tecia n'a-t-il agi de même en chargeant ses accusateurs de semblables crimes ? Que n'a-t-il tenté, lui aussi, de sauver sa vie ? L'a-t-il fait ? Nous l'ignorons. Reste les évidences de l'acte d'accusation, deux témoins l'accusent, aucun ne le défend. Les dépositions concordent, il faut se souvenir qu'il est plus que vraisemblable qu'elles été prises séparément et qu'aucun élément ne permet d'avérer la collusion.
La croyance selon laquelle les plaignants n'ont pu produire que des dépositions mensongères semble reposer sur deux postulats biaisés: - 1. L'appellation de sodomie concerne essentiellement la dénonciation de l'homosexualité, dans son acception générale. Vous ne l'avez jamais dit, mais l'association Network a fait plus que le sous-entendre dans son dossier de presse.
- 2. Partant, le système judiciaire genevois du XVIe siècle est explicitement homophobe, au sens où on l'entend aujourd'hui, et ne peut produire d'actes qui ne soient entachés d'une atteinte à la bonne foi. Ainsi, tout le monde mentirait sauf la victime, protégée par la portée subjective que l'on a, au XXIe siècle, de l'accusation dont elle a été l'objet au XVIe.
Nous ne disons pas que la chose n'est pas possible, mais qu'elle n'est avérée ni par les faits ni par les sources et ne relève, par conséquent, guère plus que de l'impression fantasmée que notre époque, dans certaines circonstances précises, porte sur une époque passée.
5. Nous prenons acte du fait que vous n'écartez l'interprétation selon laquelle la mention de la torture figurant dans le dossier P.C. 1e série 1359 ne suffit pas à entériner la certitude d'un passage à l'acte. La mention du Petit Conseil dans le "Livre des Criminelle", que vous évoquez sous cote AEG. Jur. Pen. A4, est certainement intéressante, il faudrait pouvoir juger sur pièce. Mais n'est-ce pas prendre le risque d'ignorer un phénomène pourtant récurrent de prorogation d'informations erronées dans ce qui apparaît, de toute évidence, au vu du titre et sous réserve de sa consultation, comme un catalogue récapitulatif des affaires précédentes ? Suffit-il vraiment de se contenter de cette simple mention - qui apparaît fort être une simple copie - pour fonder une certitude scientifique de la soumission de Bartholomé Tecia à la torture ? Les occurrences où divers actes se limitent à prendre copie des pièces du dossier pénal sont loin d'être des raretés, du moins en Suisse romande à notre connaissance.
Comprenez-nous bien, nous l'avons écrit dans notre premier article, "rien ne nous permet en l’état de douter de l’exécution de la sentence" - laquelle exécution est d'ailleurs sans incidence sur les motifs réels de l'inculpation ni sur l'objectivité de la très forte présomption de culpabilité - et, contrairement à ce que vous semblez penser, nous ne nourrissons pas de sourde homophobie qui nous ferait chercher à nuire à la mémoire de Bartholomé Tecia. Mais de simples mentions éparses ne suffisent pas en l'occurrence et pour une raison bien précise: il y a eu une plaque.
Nous avons donné une piste, la comptabilité de la ville, s'il y a eu torture, exécution, il doit y avoir une trace.
note 6: La mention de l'Hôtel de Ville n'est pas de nous mais d'Eugénie Droz, il est vrai que la référence, qui figure une ligne plus haut, eût pu figurer là aussi.
6. Dans le même ordre d'idée, le fait d'assimiler une simple mention de cote d'archive, dans une main étrangère à ce qui précède, à la certitude de l'exécution d'une sentence ne paraît pas éteindre tout à fait ce doute substantiel que nous nous étions permis d'exprimer. Où est-elle cette source perpendiculaire qui viendra enfin étayer la certitude si nécessaire ? Nous ne doutons pas qu'elle existe. Mais admettez qu'en l'occurrence, il serait tout de même navrant de retrouver trace de Bartholomé Tecia, quelques années plus tard, au Piémont ou ailleurs, pasteur ventripotent entretenant femme et enfants.
Nous le répétons, en l'état des connaissancse, l'exécution de la sentence est de l'ordre du vraisemblable par effet de logique. Quand quelqu'un est condamné, il arrive qu'il soit exécuté, mais en l'absence de preuves suffisantes, cette certitude ne saurait être ferme et catégorique.
Pourquoi ce besoin d'une preuve supplémentaire ? Car un témoignage unique n'est pas suffisant - et le rappel dans une liste des procès criminels, qui n'a sans doute fait que reproduire ce qu'il avait sous les yeux - n'est pas cette preuve manquante; même Bartholomé a connu un traitement plus juste, qui a été désigné par deux témoins.
Pour aller jusqu'à l'application d'une plaque disant:
"BARTHOLOMÉ TECIA. Étudiant piémontais âgé de 15 ans, dénoncé, torturé et condamné le 10 juin 1566 à être noyé en ce lieu, pour crime d’homosexualité",
le dossier concernant la torture, la condamnation et la qualification du motif eût dû être blindé. Or il n'apparaît pas que cela fût jamais le cas. Non pas que vos recherches aient failli, mais que les sources suffisantes n'ont pas été exhumées.
Nous le répétons, la question de la réalisation de la sentence paraît accessoire au vu des accusations dont Bartholomé Tecia fait l'objet et dont rien, et certainement pas l'homophobie présumée de ses accusateurs, ou de l'air du temps, ou la "relecture en fonction du contexte politique et religieux de l’époque" que vous invoquez, ne semble pouvoir objectivement le disculper. Si tout est histoire d'interprétation et que l'interprétation favorable au message de la plaque doit se contenter d'éléments si ténus, comment peut-on si légèrement écarter la gravité des faits qui lui sont reprochés et qui relèvent certainement plus de l'agression que de la stricte homosexualité.
Chère Madame, vous écrivez "que l’aspect scientifique de la démarche historique implique le doute et le questionnement". Or nous ne voyons ni doute ni questionnement mais une plaque, une manifestation publique de mémoire, enfilant les affirmations sur le ton exclusif de la vérité, nous voyons un dossier de presse mêlant tout à la fois matériel "fictionnel" et référence scientifique vous concernant. Nous voyons encore une avalanche de réactions opposées, dont certaines hostiles sinon insultantes - et dont nous savons qu'elles n'ont aucun rapport avec vous - envers la première personne faisant état d'un doute et posant un questionnement. La polémique est-elle du fait de celui qui pose la question ou de celui qui pose l'affirmation sans tolérer de questions ? Une affirmation qui fonde une légende, une légende qui en devient officielle sur la foi d'une conviction mal fondée et mal soutenue intellectuellement, une légende qui se change si vite en vérité qu'il est apparemment déjà défendu d'oser la mettre en doute. Il nous apparaît que la cause de la lutte contre l'homophobie mérite mieux que cela.
PS. Ici, l'auteur de l'article nous assure avoir pris contact avec vous par téléphone, en ses noms et qualités propres, et que vous lui avez d'ailleurs répondu fort aimablement. Mais peut-être ment-il, serait-ce qu'il cherche à sauver sa vie lui aussi ?
Voir encore à ce propos:
Il est assez coquasse de voir que Mme Rappaz argumente comme on le faisait au XVIème siècle sur le mode de “c’est écrit dans les livres, c’est moi qui dit alors taisez-vous!”